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Théâtre et musiques dans l'espace public

Il ne s'agit pas ici de brosser un tableau de la vie théâtrale à Grenoble, mais seulement, pour le théâtre et les autres spectacles, de vérifier s'ils intégraient une dimension musicale et de chercher qui en assurait l'exécution.

Il n'est pas toujours aisé d'attribuer une organisation de spectacle à l'homme privé ou à l'homme public. Dans l'exemple suivant, est-ce le Premier Président du Parlement ès qualités, ou la personne privée qui appelle à Grenoble une troupe de théâtre ?

En juin 1702 le lieutenant de police interdit la représentation d'une comédie à la nommée Le Gay, épouse du directeur de l'Opéra de Lyon, en même temps qu'une course de bagues à la nommée Paillette. Madame Le Gay répond par écrit 243 :

qu'elle n'étoit venue à Grenoble que sur les ordres du sieur de Bérulle, premier président du Parlement et commandant de la Province, lequel en cette qualité lui avoit permis de représenter la comédie.

Amusant conflit de juridiction : le président du Parlement prend sur lui d'inviter une troupe sans en référer au lieutenant de police. La police l'emporte : les troupes devront désormais lui demander autorisation 244.

Privée le soir, publique le lendemain : la distinction entre représentation privée et publique n'est pas toujours possible pour une même pièce donnée à Grenoble. Nous le voyons à cet exemple de 1729 où une grande journée de réjouissances publiques se conclut par un spectacle – une comédie jouée par une troupe itinérante de comédiens – donnée le soir dans la sphère privée des membres du pouvoir local, au domicile de l'intendant, et cette même comédie est jouée le lendemain, publique- ment et gratuitement 245 :

À ce souper succéda la Comédie qui fut représentée par le Sr Francisque, sur un Théâtre très orné que M. de Fontanieu avoit fait dresser dans la grande salle de son appartement. Il y avoit invité Mrs les Consuls et tout le Corps de Ville. 31

31. Relation des réjouissances, BMG, V 644, p.14. Francisque, de son vrai nom François Moylin, a dirigé une troupe qui jouait à la Foire Saint-Laurent en 1721, à la Foire Saint-Germain en 1722. Cette troupe peu nombreuse joue ici dans la maison de l'intendant Gaspard de Fontanieu. La représentation gratuite du lendemain fut sans doute donnée au jeu de paume.

Un théâtre qui intègre musiques et danses

Le théâtre du XVIIe siècle est multiforme et, comme la musique, en pleine évolution. Différents

genres le constituent et certains sont d'emblée conçus et écrits avec des intermèdes musicaux, chantés, dansés ou joués sur instruments : les pastorales, les ballets, les comédies-ballets. Il arrive que d'autres genres – tragédie, comédie, tragi-comédie – comportent aussi des moments musicaux, ou que leur auteur n'en n'ait pas prévu, mais que les troupes qui les représentent en ajoutent pour plaire aux goûts du public. Cette place prévue pour la musique se vérifie dans l'organisation des espaces pour le théâtre, quand le détail en est connu. La description d'un aménagement de théâtre

242 Jean-Joseph-Antoine Pilot de Thorey, Usages fêtes & coutumes existant ou ayant existé en Dauphiné, Grenoble, Xavier Drevet,

1885, p. 174-175.

243 Pierre Monnier & Jean Sgard, Les Plaisirs de La Tronche…, op. cit. 244 AMG, ISAP, FF 40, FF 43.

245 Pierre Monnier et Jean Sgard, Les Plaisirs de La Tronche…, op. cit., p. 21.

Musiques et musiciens provisoire à Grenoble en 1704 montre qu'une place – l'orchestre – est prévue pour les musiciens, quand Nicolas Rang, associé avec le comédien Pierre Auba, fait construire un théâtre dans le jeu de paume appartenant à Françoise de Morogues, rue de l'Arsenal 246 :

2. « ... ont donné a prix fait a Joachim Bonin, maître charpentier, pour faire bâtir un theatre dans le jeu de Paulme de la dame consere du

Roure, auquel theatre il y aura deux ouvertures pour faire deux trappes qui seront faites par le nommé Chatron, deux gradins, un orchestre, les bancs nécessaires, deux loges de chaque coté pour la somme de 300 livres (...), lequel theatre demeurera en état (...) pendant trois mois (...). »

Le goût de bien des couches de la société grenobloise pour les représentations théâtrales se concrétise par une forte demande qui nourrit le passage fréquent de groupes ambulants de comé- diens. René Favier précise que si les troupes de comédiens ne venaient que rarement dans les villes du Dauphiné, Grenoble faisait sur ce point exception 247 :

À Grenoble au contraire, les représentations étaient beaucoup plus fréquentes 67. De 1607 à 1708, dix-huit troupes y sont

attestées dont celle, en 1652, du duc d'Épernon et, en 1658, du prince de Conti avec la présence de Molière qui connut un grand succès avec Les précieuses ridicules.

67 – Montgrédien G., Dictionnaire biographique des comédiens français du XVIIe siècle, Paris, 1961, p. 215, 218, 226-227 ; suppl. Paris, 1971, p. 55 et 58.

Même si la demande est forte à Grenoble, il n'est pas encore question pour la cité de s'offrir un théâtre permanent, avec troupe et local ; la ville et le gouverneur de la province s'y essayeront à partir de 1765 et n'y parviendront qu'à partir de 1768. En attendant, ce sont les troupes d'autres villes, lyon surtout, qui multiplient leurs venues. La troupe de Molière a rencontré le succès quand elle est venue en 1652 et 1658. Les autres compagnies dont le passage à Grenoble est connu entre 1640 et 1670 sont de l'ordre de la douzaine 248 :

• 1642, 6 novembre : troupe non identifiée ;

• 1645 et 1646, 30 juillet : troupe du prince d'Orange ;

• 1649, 18 janvier : troupe non identifiée ;

• 1652, août : troupe du duc d'Épernon ;

• 1652, 16 décembre : La Marre et sa femme ;

• 1658, février : troupe du prince de Conti ;

• vers 1660 : troupe de la reine de France ;

• 1664, 27 décembre : troupe non identifiée ;

• 1664 ou 1665 : troupe du prince d'Orange ;

• 1666, 21 septembre : troupe du Maréchal de Villeroy ;

• 1668, 12 juin : troupe de la Dauphine.

Certes, au début du XVIIIe siècle, la conjoncture n'est pas toujours favorable à ces représenta-

tions. Avec la guerre et la faim qui sévissent à la fin du règne de Louis IV, le passage des troupes de comédiens se fait plus rare : quelques unes seulement en 1702 et 1704. Mais une reprise se fait ensuite et leur passage devient quasi annuel de 1730 à 1750, pour diminuer ensuite avec la guerre de Sept Ans.

L'exemple des Plaisirs de La Tronche

Une étude a été menée qui illustre cet aspect multiforme du théâtre de l'époque de Molière. Pierre Monnier et Jean Sgard ont réalisé en 2006 une édition critique de la comédie représentée à Grenoble par la troupe de « Monsieur Dominique » le 5 février 1711, Les Plaisirs de La Tronche 249 :

Les Plaisirs de La Tronche offrent donc une « école des maris » dans le style de Molière et de Dancourt, doublée d'une

commedia dell' arte, mais aussi d'une scène en patois dauphinois assez leste et d'un divertissement musical.

L'auteur se veut anonyme, mais une épître liminaire signée « le Ch. De L. B. » livre son identité : c'est le chevalier de La Baume. François La Baume est membre de bonne noblesse – les La Baume-

246 Maignien, Les artistes…, op. cit., p. 24 ; Min. Me Rosset, f° 124. 247 René Favier, Les villes…, op. cit., p. 324.

248 Henri-Jean Martin et Micheline Lecocq, Les registres du libraire Nicolas, op. cit.

249 Pierre Monnier et Jean Sgard, Les Plaisirs de La Tronche…, op. cit., Résumé en 4e de couverture.

à Grenoble au XVIIe siècle

Pluvinel – et est fils d'un maître des comptes. Premier consul de 1724 à 1729 comme représentant de la noblesse, il est le grand ordonnateur des fêtes données par la ville en l'honneur du duc d'Orléans, gouverneur du Dauphiné, pour son mariage, puis pour la naissance de son fils le duc de Chartres. La Baume serait l'auteur de l'argument des « Plaisirs... », mais la mise en scène à l'italienne, avec ses développements, aurait été laissée aux bons soins de Dominique.

De la pièce d'origine écrite, le texte demeure, mais elle est privée de son ballet, de sa musique, de ses jeux scéniques. Le texte est souvent drôle et illustre ce moment du théâtre où les Comédiens-ita- liens, chassés de Paris, reconstituent leurs troupes en province et élaborent une nouvelle forme de comique, mélange de comédie classique et de jeu à l'italienne, avec des ballets, des danses, un passe- pied et un menuet chantés par une professionnelle et par Dominique, le tout à mi-chemin des comé- dies-ballets de Molière et du théâtre de Marivaux. Pour représenter une pièce à Grenoble, faute de salle de théâtre, on édifie de grandes baraques de foire, installées en divers endroits, parfois place Saint-André, ou bien on aménage provisoirement une salle de jeu de paume. En 1711, Les Plaisirs de La Tronche sont probablement donnés dans la salle du jeu de paume, aménagée sans doute de la manière illustrée par l'exemple de 1704, avec un espace pour les musiciens : l'orchestre. La troupe de « Monsieur Dominique » – en réalité Pierre-François Biancolelli – compte, en plus de ses acteurs, des musiciens et des danseurs 250 :

Elle compte une douzaine d'acteurs (…) : quelques musiciens et danseurs, un décorateur et un régisseur, peut-être souffleur. (…) soit 12 comédiens ; sont nommés également un peintre (sans doute de décors), deux ou trois musiciens, un maître à danser. (…) tous ces noms sont ceux de comédiens et chanteurs français, sans doute lyonnais, si l'on excepte Dominique et sa femme. Nous ne savons pas non plus quelle était la part des danseurs, bergers et bergères. Elle était sans doute assez grande : la comédie s'achève par un bal, avec des solistes et des chœurs : les bergers et les bergères chantent et dansent en deux groupes (…).

Il est possible que la douzaine de divertissements musicaux ait eu autant d'importance que le texte de la pièce, pour le plus grand plaisir de la population grenobloise affamée de spectacles ; en l’oc- currence de tous ceux qui pouvaient s'offrir ce spectacle payant. Public grenoblois auquel il faut ajouter les officiers de garnison, surtout de 1708 à 1712 quand, à la fin de la guerre de Succession, les troupes de Berwick cantonnent à Grenoble et que leurs officiers s'associent à la vie mondaine brillante d'alors.

Une autre initiative du chevalier François La Baume s’était produite en 1708, et sa représentation relevait très probablement de l'espace public. Il fait jouer à Grenoble La fée bienfaisante, comédie ornée de danses et de musique. Cette pièce est représentée à Grenoble le 7 juillet 1708 par l'Aca- démie royale de musique – l'académie royale en question est logiquement celle de Lyon – et son livret est imprimé la même année 251.

Pour Les Plaisirs de La Tronche, ou La fée bienfaisante, comme pour toutes les pièces qui incor- poraient des moments musicaux, des joueurs d'instruments grenoblois ont-ils été engagés en complé- ment de ceux des troupes venues les jouer ?

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