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Les musiques fonctionnelles de la ville

Mais quand il n'est rien d'extraordinaire, pour la vie courante de la cité, la ville est-elle produc- trice de musiques et dispose-t-elle de quelques musiciens ? Ce questionnement large embrasse jusqu'aux sons de la ville produits à des fins de communication avec les habitants, lorsqu'il s'agit d'utiliser des instruments de musique, non d'abord pour la beauté de leur sonorité, mais pour la capa- cité de la population à entendre et interpréter le signal sonore émis.

Les messages des cloches

Le pouvoir municipal sollicite ou utilise les cloches des églises pour transmettre des messages aux habitants. Choix du type de cloche, assemblage de plusieurs cloches, rythme et durée des sonne- ries : ces éléments associés de multiples manières constituent un langage sonore connu de tous. Pour les puissants comme pour les humbles, les cloches savent sonner distinctement pour annoncer – avec le glas – un décès, ou bien, par une sonnerie plus joyeuse, une naissance de rang royal :

[1682, août – Réjouissances pour la naissance du duc de Bourgogne]

Le douzième du mois d'Aoust, le son des Trompetes & des Tambours, & le carillon des Cloches, annoncerent à la ville de Grenoble, que Monseigneur le Duc de Bourgogne estoit né. 195

C'est au quotidien que la ville utilise ce langage des cloches. La sonnerie d'une cloche particulière donne le signal de la retraite et du couvre-feu – le seing –, signifiant le soir aux soldats qu'il est temps de quitter une ville dont les activités doivent aussi prendre fin. L'horloge bâtie sur le pont de

195 Le Mercure Galant, 1682, septembre, p. 145-163.

à Grenoble au XVIIe siècle

pierre est équipée de cloches, mais elle ne doit pas comporter le modèle nécessaire, car la municipa- lité utilise la cathédrale pour sonner la retraite. La ville paye le matériel – corde et cloche – et rému- nère le responsable des sonneries – le marguillier de la fabrique, homme ou femme – tant avant l'ef- fondrement du pont et de l'horloge en 1651, qu'après 196 :

1623-1624 – Comptes des deniers communs – (…) À Claude Cossard, marguillier de l'église N.-D., chargé de sonner le « seing », 10 livres pour ses gages d'une année.

1672-1704 – Comptes du Drac – 1676 – (…) A Marguerite Croix, marguillière de N.-D., « pour avoir fait sonner la retraite », ses gages d'une année, 10 l. (…) – 1677 – (…) Achat de cordes pour l'église N.-D. Et la cloche de la retraite, 35 l.

Quand sonnent les instruments de la ville et de la milice

Un trompette crieur public

Le crieur public est utilisé pour la transmission aux habitants d'informations concernant la vie ordinaire de la cité : convocation de l'assemblée générale des habitants ou conseil universel, procla- mation des dates des vendanges, etc. Dans les archives, cet employé municipal est désigné comme crieur-trompette. Peut-on le considérer comme musicien ? La ville emploie-t-elle un trompette pour crier ses annonces, ou plusieurs ? Use-t-elle de ce seul instrument ou aussi de tambours ?

L'emploi d'un crieur-trompette, bénéficiant de gages annuels et d'une indemnité pour son loge- ment, semble établi. Dans tous les cas observés dans les comptes de la commune, cet employé muni- cipal reçoit une gratification ponctuelle à chaque prestation extraordinaire, laquelle s'ajoute à des gages annuels et à une indemnité de logement 197 :

1625-1626 – Comptes des deniers communs et d'octroi –

(...) Gages des officiers. À l'huissier de la ville, 80 l ; au crieur trompette, 60 l. et 10 l. pour son logement ; à chaque portier 72 l., et 18 livres pour son logement ; (…).

Sa rémunération nominale a fortement augmenté en 1712. Mais comme celle des portiers est aussi en augmentation, ceci traduirait plutôt une hausse générale des prix. Cette source permet en outre de situer cet officier municipal dans la hiérarchie des revenus 198 :

1712 – Comptes des deniers communs et d'octroi –

(…) Appointements de noble Antoine Girin, conseiller du Roi, Trésorier de France au Bureau des finances, maire de Grenoble (...), 1.200 l. par an – Appointements des consuls, savoir : le premier consul, 400 l. (…) – de Jaccard, concierge, 600 l. ; des sergents de ville, 50 l. ; du crieur-trompette, 130 l. ; des portiers chargés de la garde des portes, 90 l. (…).

Ce musicien de la ville ne paraît pas propriétaire de son instrument. Quand manque un instrument en 1626, puis en 1677, la ville en fait acheter un et le porte sur ses livres de dépenses 199 :

1626-1627 – Comptes des deniers communs et d'octroi – (…) achat d'une trompette pour le crieur de la ville, 12 l. 1672-1704 – Comptes du Drac – 1677 – (…) Achat d'une trompette pour l'entrée de la duchesse, 16 l.

De même que les autres employés de la ville, le trompette est doté de vêtements de fonction, payés sur fonds publics par les édiles, afin qu'il affiche son rôle municipal avec tout l'éclat néces- saire à la lisibilité de sa fonction, comme à la renommée d'un consulat qui cherche à s'affirmer face aux pouvoirs dominants du Parlement et du lieutenant général 200 :

1656-1658 – Comptes des deniers communs et d'octroi – (…) Achat et confection de cinq robes pour les quatre portiers et le trompette ; ces robes étaient en drap du Pont, rouge garance, avec manches en velours jaune, sur lesquelles étaient brodées les armes de la ville.

La mission de base du crieur public le conduit à sonner de son instrument pour préparer sa prise de parole. Mais s'il officie pour le Parlement et non pour la ville, il obtient un supplément 201 :

1627-1629 – Comptes des deniers communs et d'octroi – (…) Au crieur trompette qui publia l'ordonnance du Parlement (…) 2 l. 8 s. 196 AMG, ISAP, CC 759, p. 165 ; CC 1203, p. 357-358. 197 AMG, ISAP, CC 763, p. 168. 198 AMG, ISAP, CC 912, p. 220. 199 AMG, ISAP, CC 766, p. 169, CC 1203, p. 358. 200 AMG, ISAP, CC 794, p. 181. 201 AMG, ISAP, CC 768, p. 170. 7 septembre 2016 75

Musiques et musiciens Produire ces sonneries n'implique pas nécessairement pour ce trompette un usage très varié ni habile de son instrument. De surcroît, un doute sur sa qualité de musicien vient à la lecture de certaines missions matérielles qu'il doit remplir et qui relativisent la dimension musicale de sa fonc- tion 202 :

1666 – Comptes du vin – (…) Aux quatre portiers et au trompette Olivier, 6 l., qu'on leur donne tous les ans, à pareille date, pour faire nettoyer les rues, « parer et tandre dessus et dessoubz », à l'occasion de la procession générale du vœu de la ville (mai).

Cependant, le trompette de la ville n'est pas cantonné au seul rôle de crieur public. Il remplit des missions comportant un usage peut-être plus varié de son instrument. Ce haut instrument, permet à son joueur de rythmer, d'entraîner la déambulation d'un groupe et d'y ajouter de l'éclat sonore ; les yeux des participants ou du public étant réjouis par le port des costumes colorés. Le trompette de la ville contribue ainsi aux processions de la ville, comme à des processions initiées par l'Église 203 :

[1662, 12 mars : Canonisation de François de Sales]

(…) Gratification accordée aux 4 portiers, à l'huissier et « au trompette de la ville » pour leur participation à la procession générale.

Cette fonction déambulatoire peut être remplie par plusieurs trompettes. Par exemple le 11 novembre 1642, Louis XIII se trouvant à La Buisserate, le Parlement envoie des commissaires lui faire compliment. Les consuls s'y acheminent, précédés de deux trompettes 204 :

1642-1652 – Délibérations consulaires (suite) – (…) MM. Les consuls y sont allés les derniers, ayant deux trompettes en teste, auxquels on avoit donné des casaques vertes avecq des galons d'argent (…).

Il arrive aussi que des trompettes interviennent dans les réjouissances publiques pour délivrer un véritable concert à un public statique. Dans ces cas, la qualité musicale exigée dépasse les simples airs de marche d'une procession, et c'est alors un groupe de trompettes qui intervient. Mais lors de ces missions remplies par plusieurs trompettes, rien n'indique si le crieur-trompette de la ville fait, ou non, partie des effectifs.

Trompettes, tambours et fifres

À différentes reprises les sources indiquent « le trompette », semblant confirmer un poste unique. Mais d'autres informations indiquent qu'on trouve à Grenoble un effectif plus conséquent de trom- pettes, attestant parfois aussi l'usage de tambours et fifres, pour assurer la communication des annonces les plus solennelles. En 1624, pour convoquer les habitants aux réjouissances pour l'ar- rivée de Lesdiguières, ce sont 15 instrumentistes qui sillonnent les rues 205 :

1624 – Comptes des deniers communs – (…) À quinze tambours ou fifres qui, durant les journées des 7, 8 et 9 août, ont publié l'ordonnance du comte de Sault, lieutenant général, enjoignant aux habitats de se préparer aux « parades » qui auraient lieu à l'occasion de l'arrivée du Connétable, 42 livres.

Ces quinze tambours ou fifres qui reçoivent pour cette prestation presque une livre par jour chacun, ne semblent pas faire partie des employés permanents de la municipalité : ils relèvent proba- blement du fonctionnement de la milice urbaine.

Quand elle apparaît dans la cité, cette milice bourgeoise est toujours dotée d'au moins quelques instrumentistes au rôle indispensable. Vu la fréquence des parades dans les grandes fêtes et l'impor- tance de leur succès, comme pour l'efficacité militaire et policière de la milice, l'effectif des musi- ciens qui l'entraînent atteint un nombre non négligeable pour Grenoble.

Les centenies de la milice de Grenoble augmentent en nombre en même temps que croît la popu- lation et que la ville s'élargit à des nouveaux quartiers : 6 centenies au début du siècle, puis 9 en

202 AMG, ISAP, CC 850, p. 197. 203 AMG, ISAP, CC 797, p. 181. 204 AMG, ISAP, BB 108, p. 147. 205 AMG, ISAP, CC 760, p. 166.

à Grenoble au XVIIe siècle

1628 et enfin 14 en 1692 206. En 1628, la centenie de la Perrière paraît disposer d'au moins un fifre et

un tambour, comme l'indique cet exemple d'une nature nullement festive 207 :

1627-1629 – Comptes des deniers communs et d'octroi – (…) À Étienne Gérente, capitaine du quartier de la Perrière, 4 l. 10 s. pour payer le tambour et le fifre « qui ont servi dans son quartier pendant les derniers mouvements 1 ».

1 – Au mois d'avril 1628, pour résister à un soulèvement des protestants, le Maréchal de Créqui avait fait mettre la ville en état de défense.

Par simple extrapolation, cela donnerait à la milice, au cours du siècle, la ressource de 12, puis de 18 et enfin de 28 tambours et fifres.

Mais la provenance et le statut de ces musiciens demeurent obscurs. Les sergents, les capitaines et le colonel qui commandent les effectifs cette milice urbaine bénéficient de gages ; cela apparaît dans les comptes de la municipalité 208 :

1623-1624 - Comptes des deniers communs – (...) Aux six capitaines centeniers, 600 livres.

Les musiciens jouant pour la milice ne semblent pas disposer de tels gages annuels. Au gré des circonstances, des rémunérations ponctuelles leur sont versées pour les fonctions de police ou de défense assurées par la milice 209 :

1627-1629 – Comptes des deniers communs et d'octroi –

(...) Aux tambours des centenies, 81 l., « pour avoir servi pendant trois semaines que les capitaines centeniers ont fait garde » par ordre du Maréchal de Créqui.

Bien des questions demeurent concernant une milice peu étudiée, à Grenoble comme ailleurs 210.

Ces joueurs d'instruments sont-ils musiciens professionnels à plein temps ? Ce n'est pas impos- sible, puisque la capitation de 1739 en trouve un : Berurier « rue St Laurens du côté des vignes », déclaré « tambour, pauvre » et donc non imposable 211.

Sont-ils propriétaires de leurs instruments ? Que vise la recherche demandée et rémunérée en 1624 à Jean Amblard, tambour : pallier une pénurie d'instruments, ou bien un manque d'instrumen- tistes à Grenoble 212 ?

1624 – Comptes des deniers communs – (…) À Jean Amblard, tambour, qui s'est rendu à Chirens, Voiron, l'Albenc, etc., pour y chercher des tambours pour les capitaines centeniers de la ville, 9 livres.

La détermination des effectifs permanents des musiciens de la ville demeure donc incertaine. Il arrive que Grenoble ne compte pas assez de trompettes pour ses besoins. C'est la cas en 1623 quand il s'agit d'organiser l'entrée du comte de Soissons, gouverneur de la province : un effectif supplémen- taire est cherché et trouvé à Lyon. C'est le signe que les trompettes de Grenoble sont en nombre insuffisant, ou que leur manque de qualité exige un renfort extérieur 213 :

1623 – Compte des derniers communs –

(…) À quatre trompettes venus exprès de Lyon, 168 livres à raison de 7 livres par homme et par jour.

Quand les sources mentionnent des dépenses pour la musique pour une mission d'information, c'est bien souvent parce qu'il s'agit d'une activité extraordinaire. Alors, un dénombrement approxi- matif des trompettes, tambours, fifres et hautbois intervenant au service du pouvoir local est possible. Mais seul le crieur-trompette a un statut clair. Il appartient au personnel municipal perma-

206 « Jusqu'en 1628, la milice bourgeoise comprenait six centenies. (…) Créqui ordonna la création de trois centenies supplémen-

taires, correspondant probablement aux nouveaux quartiers des rues de Bonne, Saint-Jacques et Très-Cloîtres. » ; source : Chris- tophe Caix, Louis XIII et Richelieu à Grenoble (vers 1628 – vers 1630), au temps où la capitale du Dauphiné perdait ses libertés urbaines, in La Pierre & L'Écrit n° 20, Grenoble, PUG, 2009, p. 84. Puis en 1692, « les capitaines de la milice bourgeoise sont 14 » ; source : AMG, ISAP, EE 16, p. 130.

207 AMG, ISAP, CC 768, p. 170. 208 AMG, ISAP, CC 761, p. 167. 209 AMG, ISAP, CC 771, p. 171.

210 Christine Lamarre, « Les jeux militaires au XVIIIe siècle . Une forme de sociabilité urbaine négligée », Histoire urbaine 1/2002

(n° 5), p. 85-103. URL : www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2002-1-page-85.htm. DOI : 10.3917/rhu.005.0085.

211 ADI 2C 510, Capitation de 1739, n° 2782. 212 AMG, ISAP, CC 760, p. 166.

213 AMG, ISAP, CC 757, p. 164.

Musiques et musiciens nent, d'un effectif réduit – pour ceux qui apparaissent dans les pompes civiques – à quelques archers et sergents, quatre portiers et un trompette.

Pour les autres musiciens, il paraît bien difficile d'établir tant leur effectif que leur statut et leur degré de professionnalisme. Les formules stéréotypées qui décrivent la présence de ces musiciens, outre qu'elles doivent être prises avec prudence comme éléments d'information, ne précisent pas s'il s'agit d'employés de la ville, de membres de la milice urbaine – laquelle dépend du pouvoir muni- cipal jusqu'en 1628, mais du lieutenant général ensuite –, voire de membres de l'Abbaye de Bongou- vert. Se peut-il, de surcroît, que la municipalité reçoive parfois le renfort de la musique des mili- taires présents en permanence à Grenoble au XVIIe siècle, une ou quelques centaines de soldats,

Mousquetaires ou autres troupes royales installées au fort de la Bastille, ainsi qu'en l'arsenal et la citadelle bordant l'Isère ? Ces troupes disposaient obligatoirement de quelques instrumentistes nécessaires à leur évolution, comme pour Lesdiguières qui avait deux tambours en 1591, sans doute au titre de gouverneur militaire de Grenoble 214 :

1590-1591 - Comptes des deniers communs - (...) Aux deux tambours du « seigneur de Lesdiguières, pour l'étrenne d'une criée par eulx faicte » 10 sous (15 janvier 1591) ; (…).

Sans que cela réponde à la question de leur statut, il est clair que la ville est régulièrement engagée dans leur entretien pour les vêtir tous de tenues de cérémonie, parfois pour les équiper d'ins- truments de musique, toujours pour rémunérer leurs prestations ; la ville paye alors sans établir de différence explicite entre les bénéficiaires.

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