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Cadre Méthodologique

4.6. Précisions quant aux choix méthodologiques pour l’analyse

4.6.2. Le soutien de l’ACD

En reprenant une unité d’analyse qui privilégie les aspects centrés sur la signification, notre proposition de recherche rejoint une perspective proche de l’analyse critique des discours (ACD) (Fairclough, 1995) parce que ce courant permet de situer l’étude des textes oraux produits par les enseignants par rapport aux cadres idéologiques,

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professionnels, sociaux et culturels sur lesquels apparaissent et circulent les savoirs, les croyances, les modes d’appartenance à la communauté professionnelle, bref, les formes d’être et de se débrouiller des enseignants. Il s’agit d’une conception du texte

« imbriqué dans les contextes de sa production, de sa distribution et de sa réception, ainsi que dans des contextes plus larges, sociaux, politiques, économiques et culturels » (Koller, 2009, p. 97).

La méthode de l’analyse critique des discours s’assoit sur l’usage du langage par les interlocuteurs dans le contexte (macro et micro) social spécifique ; dans ce sens, celle-ci s’intéresse aux relations entre le discours, les structures socelle-ciales et le positionnement des interlocuteurs. Comme le souligne Stecher (2010), l’ACD considère le discursif dans un moment de la vie sociale qui influe sur d’autres moments non discursifs, en même temps qu’il est modelé par structures sociales non discursives : « les discours non seulement reflètent ou représentent des entités et relations sociales, mais ils les construisent ou les constituent » (Fairclough, 1992, p.

3).

Notre choix pour ce modèle d’analyse des discours n’est pas le fruit du hasard car la perspective de l’ACD introduit la notion que le discours met en circulation des représentations et des croyances particulières sur la réalité (Stecher, 2010). Il s’agit d’une approche qui permet de comprendre comment les pratiques et les discours éducatifs sont construits, reconstruits et transformés à travers les pratiques verbales.

La puissance de l’ACD réside dans la manière de traiter les textes, les interactions verbales et les dispositifs sociaux créés pour naturaliser et légitimer des pratiques

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discursives (Moreno Mosquera, 2016). L’accent est mis sur les rapports d’interdépendance entre la pratique discursive inhérente aux participants au discours et les structures et institutions sociales y compris les manières d’organisation qu’elles plébiscitent (Koller, 2009).

D’après Fairclough (1992 ; 1995), le discours présente trois aspects fondamentaux qui se manifestent dans le texte : il contribue à modéliser les relations sociales entre les individus puisque les formes d'interaction sont organisées en fonction des modes de communication et d'utilisation du langage ; le discours construit et mobilise des représentations et des croyances sur la réalité ; enfin, le discours participe à la configuration d'identités sociales en localisant des sujets qui interagissent de manière discursive dans certaines positions supposant des manières particulières d'être dans le monde. Pour cet auteur, l’ACD vise l’étude linguistique du texte montrant comment les différents niveaux langagiers (grammatical, lexical, pragmatique, structure globale, cohésion, etc.) influent sur le plan de l’interaction entre les individus, sur la représentation de la réalité et sur la construction de l’identité du sujet (Fairclough, 2003).

Un autre aspect de ce modèle qui découle du précédent et qui se révèle crucial pour notre travail est le rapport entre les processus de sémiotisation et la pratique sociale.

Cette relation est mise en évidence par l’analyse des formes discursives, du style, de l’organisation du discours, des représentations et des positions assumés/attribués par les acteurs sociaux qui se manifestent dans le texte (Moreno Mosquera, 2016). Pour Fairclough (1995) « n’importe quel texte peut être considéré comme une imbrication

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de significations ‘idéales’, ‘interpersonnelles’ et ‘textuelles’ » (p. 133), ce qui réfère aux manières de construction et reconstruction de significations circulant dans et par les pratiques sociales d’interaction des personnes.

Depuis une entrée fonctionnaliste du langage reprise de Halliday (1982), la notion de texte s’élargit comme artefact social mobilisant un rapport entre le langage et d’autres éléments de la vie sociale du contexte duquel il émerge : le texte fait partie de la pratique discursive, elle-même constitutive d’une pratique sociale plus large. Dans ce sens, l’analyse des textes requiert de mettre en rapport les processus de production, de circulation, de consommation des textes et les contextes d’où ils émergent, ainsi que leur rapport avec d’autres textes. En synthèse, cette approche place l’étude des discours depuis la forme et l’organisation du contenu textuel (Fairclough, 1995) mais aussi depuis une position non neutre vis-à-vis de l’usage que l’énonciateur accorde au discours : cela nous permet d’interpréter comment les enseignants construisent une réalité du métier en s’appuyant dans des savoirs professionnels ainsi qu’une notion de soi-même comme maître à travers les segments de textes qui s’entremêlent dans leur discours.

4.6.3. Un « redoublement de l’expérience » au sein d’un genre textuel réflexif Les entretiens de stage et les entretiens en insertion professionnelle sont configurés par des conditions discursives que nous avons indiquées plus haut. Les deux formats d’entretien s’organisent sous des consignes qui mobilisent la mise en récit de l’expérience professionnelle des enseignants interviewés. Cette mise en discours de l’agir professionnel constitue une situation traversée par des processus de

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sémiotisation de l’action, c’est-à-dire, par des réaménagements émergeants lorsque l’expérience vécue devient une expérience projetée et reflétée par le prisme d’une activité langagière. Il s’agit de la « part langagière du travail » (Boutet, 2005) ou de types de discours au travail rassemblés sous le nom de « genres professionnelles » (Husianycia, 2013). Comme signale Vanhulle, Dobrowolska et Mosquera (2015), il s’agit de la réélaboration de l’expérience à travers l’agir langagier muni d’une certaine capacité de généralisation sur d’autres expériences et sur la construction psychique du sujet.

Dans ces deux formes de textes académiques les enseignants sont incités par les consignes des dispositifs à articuler des modes textuels qui correspondent à des mondes discursifs différents (Bronckart, 1996). Pour cet auteur :

« les mondes discursifs se construisent sur la base de deux sous-ensembles d’opérations. Les premières explicitent le rapport existant entre les coordonnées générales organisant le contenu thématique d’un texte et les coordonnées générales du monde ordinaire dans lequel se déploie l’action langagière dont le texte est issu. Les secondes ont trait plus spécifiquement à la mise en rapport entre, d’une part les différentes instances d’agentivité (personnages, groupes, institutions, etc.) et leur inscription spatio-temporelle, telles qu’elles sont mobilisées dans un texte, et d’autre part les paramètres physiques de l’action langagière en cours (agent producteur, interlocuteur éventuel et espace-temps de production). Ces deux ordres d’opérations concernent donc respectivement la construction des coordonnées générales du monde discursif et la spécification des rapports existant entre la situation

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des instances d’agentivité à l’œuvre dans ce monde discursif et les paramètres physiques de l’action langagière se déroulant dans le monde ordinaire » (pp.

153-154).

Ces mondes discursifs créés par l’activité langagière constituent des formes virtuelles avec une organisation propre, différente du monde ordinaire où se déroule l‘activité humaine, mais qui montre un certain type de relation avec le monde représenté où se déploient ces actions des individus. Conformément à Bronckart (1996), les mondes discursifs se distinguant par leur organisation et leur origine spatio-temporelle peuvent être racontés ou exposés. Dans notre cas, nous distinguons des entretiens que nous analysons en ce qu’ils combinent des formes de discours de deux ordres d’après Bronckart (1996) : un monde discursif référé au raconter et un autre monde discursif concernant l’exposer. En même temps, ces formes discursives se tissent par moments dans un discours interactif avec les interlocuteurs de la situation de communication (les formateurs pour les entretiens tripartites et le chercheur pour l’entretien en insertion professionnelle). Mais à d’autres moments le discours vise des formats monologiques : autant de segments plutôt narratifs des expériences vécues comme des formes de l’exposer à travers le discours interactif ou sous formes de discours autonome ou théorique (Vanhulle, 2013).

Le cadre dans lequel apparaît ce type de textes est le scénario académique au milieu de l’ensemble de la littéracie qui est travaillée, lue et produite dans l’université.

L’espace de formation exige la production de textes analytiques qui dépassent la seule description des contenus (situations, activités, états, etc.) de façon que de tels

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contenus soient réinterprétés par les auteurs des textes. Les discours universitaires en général sont censés fonctionner comme des niches pour la réflexion, le débat, la critique des aspects théoriques ou pratiques du métier et pour le développement des aptitudes du professionnel en formation. Ces habilités s’intègrent aux compétences communicatives exigeant la mise en discours formel des idées de l’étudiant. Le propos est donc le développement des capacités multiples à des fins de professionnalisation et de construction d’un sujet avec les compétences propres au métier, en particulier celles qui concernent les dispositions pour l’analyse, pour l’élaboration des pensées réflexives et pour la projection de soi dans un agir professionnel futur.

Cet ensemble de textes fait de la réflexion un des axes des objectifs de formation.

Dans notre cas, comme dispositifs de formation et de recherche, les entretiens visent l’émergence d’une situation pour l’analyse de l’agir enseignant à travers le dire ou, comme nous le disons au début de ce paragraphe, de la mise en scène d’une activité langagière particulière mobilisant et « redoublant » l’expérience vécue par l’enseignant lorsqu’il retourne sur celle-ci par le discours, d’une part afin d’objectiver leur pratique professionnelle et, d’autre part, pour y réfléchir par des moyens langagiers et discursifs : « le discours sur l’expérience n’ « est » pas l’expérience et l’énonciateur du discours n’ « est » pas la personne de l’expérience, mais il fonctionne selon un principe de redoublement dans et par des systèmes de signes [… où] une personne délègue à un « je » linguistique, dans une forme de discours, la reconfiguration de son expérience » (Vanhulle, 2013, p. 41).

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Encore plus révélateurs sont les entretiens en insertion professionnelle. Ils instaurent une articulation entre l’expérience vécue en stage avec celle de la première année dans le métier, c’est-à-dire, entre deux expériences d’un même sujet qui essaie de les mettre en relation dans un discours analytique. Il s’agit ici de saisir les dynamiques de sémiotisation de l’agir professionnel par la confrontation des discours antérieurs avec ceux plus récents, mais aussi de discerner comment se place l’enseignant par rapport à ces élaborations qu’il a déroulées lors de sa pratique en stage en responsabilité : un

« je » discursif construit par la personne de l’expérience (l’enseignant) réagit à un

« je » linguistique qui est la même personne dans son rôle de stagiaire.

Ces deux formes d’entretiens composent donc un genre discursif avec des caractéristiques particulières d’unités et de structures linguistiques qui, comme nous le disons, articulent et actualisent des mondes discursifs où confluent les représentations du monde collectivement construit, les formations configurées par le monde vécu d’un agent mis en œuvre dans un énonciateur discursif dans le texte.

Comme nous l’expliquons, ce genre fait référence à des cadres spécifiques, avec des fins précises en connexion avec des formes sociales d’activités académiques et professionnalisantes (Bulea & Bronckart, 2012). D’une part, Vološinov (1929/2010) montre que les formes discursives mises en œuvre par le locuteur ne sont pas des expressions particulières d’un sujet psychologique isolé, mais que ces opérations de discursivisation se fondent sur des bases plus larges concernant tendances dominantes et stables d’un contexte social déterminé (Bronckart & Bota, 2011).

D’autre part, Fairclough (1995) signale que les genres discursifs, en tant qu’ensemble

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ordonné des pratiques discursives associées à un contexte social particulier, correspondent à des formes langagières où les agents « sélectionnent certaines possibilités définies par les langues et en excluent d'autres » (Fairclough, 2004, p.

227).

Par l’occurrence, les entretiens visent à une objectivation de l’expérience sur le terrain par l’exercice discursivo-réflexif de l’enseignant et qui suppose l’interaction entre agents afin d’incorporer des actions analytiques, opérations argumentatives, formes descriptives, narratives et expositives des événements vécus et des affects, émotions, motivations, croyances qu’ils ont mobilisées. Ainsi, les entretiens trouvent les fondements sur les genres académiques dans la mesure où les formes linguistiques que le locuteur met en jeu portent l’usage d’un discours plus ou moins formalisé, où l’énonciateur se sert des référentes théoriques, scientifiques ou expérienciels afin de valider ce qu’il dit (Vanhulle, 2013 ; 2015 ; Vanhulle, Dobrowolska & Mosquera, 2015).

En synthèse, les entretiens émergent dans un cadre académique bien défini par leurs attentes, devenant un type exemplaire des genres réflexifs de nature formative de la sphère universitaire. Bien que l’un vise l’évaluation de la pratique professionnelle du stagiaire et que l’autre est conçu pour l’exploration de l’expérience à des fins d’enquête, les deux mettent en exergue la réappropriation de l’expérience par un passage réflexif de l’agir passé où les affects, les désirs, les intérêts, les préoccupations, les certitudes et incertitudes, les défis imprègnent la formalisation discursive de l’expérience remémorée.

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