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CHAPITRE 2 : LES ENJEUX DU DESIGN L’IMPACT DES

2.1 Sémiotique du design et des représentations

2.1.1 Pour une approche sémio-pragmatique du design

Interrogé par Julien Péquignot, Roger Odin définit le sémio-pragmatisme comme « [...] un

modèle de (non-)communication qui pose qu’il n’y a jamais transmission d’un texte d’un émetteur à un récepteur, mais un double processus de production textuelle : l’un dans l’espace de la réalisation et l’autre dans l’espace de la lecture »1. Autrement dit pour l’auteur, les

contextes, alors envisagés comme espaces de communication, feraient partie des artisans du sens des objets qui évoluent en leur sein.

Or, avant même de parler de game design, le design à lui seul se construit déjà sous ce même modèle de double articulation. Par son étymologie latine designare2, le design se décompose

en deux dimensions : celle du geste de pensée, par la conceptualisation, et celle du geste de faire, par la production3. Aussi, il résulterait d’un entrelacement de symboles et de signes,

coconstruits par les acteurs agissant au sein de l’espace de communication. Dans son ouvrage « Sémiotique et communication », Jean-Jacques Boutaud appuie indirectement ce principe : « Même dévoyé dans sa nature informationnelle, le signe restaure, d’une façon ou d’une autre,

la dimension symbolique de l’échange social. […] Cette relation dépasse la nature fonctionnelle des images, pour atteindre la dimension communicationnelle de soi à soi, de soi à autrui, de soi par rapport au monde. » 4. Ainsi le design, notamment dans sa dimension symbolique, est non seulement un vecteur mais est aussi surtout un catalyseur de la communication entre différents acteurs.

Concernant les contextes dans lesquels officie le design, les propos d’Alain Bertho mettent en exergue les insuffisances du langage commun au sein des communications : « Il y a toute une

série de souffrance, de colère, de volonté de dire « ça suffit » quelque part, qui ne peuvent plus

1 Roger ODIN, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p.10, in Roger ODIN et Julien PEQUIGNOT, « De la sémiologie à la sémio-pragmatique, du texte aux espaces mentaux de communication », Communiquer, 2017, no. 20, p.120- 140, mis en ligne le 30 septembre 2017, consulté le 15 janvier 2018. Url : http://journals.openedition.org/communiquer/2296. 2 Stéphane VIAL, « Design et création : esquisse d’une philosophie de la modélisation », Hal, https://hal.archives-ouvertes.fr/, mis en ligne le 6 juillet 2015, consulté le 15 janvier 2018, p.1-12, p.5. Url : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01169095. 3 Stéphane VIAL, « Design et création : esquisse d’une philosophie de la modélisation », op.cit., p.4.

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s'exprimer par des mots dans cet espace de langage commun et donc qui s'expriment autrement. » 1. Aussi, il apparaît que le design se positionne comme un prisme au travers duquel se révèlent les interactions, mais aussi comme un support d’interlocution. Dans une perspective systémique, le design présente la capacité à transcender les frontières communicationnelles. Aussi, les objets du design, à la fois indice, icone et image, signe, signifiant et signifié, s’inscrivent nécessairement dans la tradition du sémio-pragmatisme. Dans un double processus de production du sens, le design existe par ses fonctions pensantes et agissantes. Dans une approche également systémique et fonctionnelle, il est mécaniquement lié à son contexte qu’il marque en enrichissant son capital communicationnel.

2.1.2 Le game design à la lumière des travaux de L. Hjelmslev et U. Eco

Katie Salen et Eric Zimmerman qualifient tous deux le design comme un « processus par lequel

un designer crée un contexte qui sera rencontré par un participant, par lequel émerge une signification »2. En ce sens, le game design consiste en la conception de significations à partir desquelles le joueur va pouvoir injecter et adopter une posture ludique3. En le confrontant à la notion de médiation, Sébastien Genvo définit le game design comme « [...] un processus de

médiation ludique, où la notion de médiation peut être définie comme "un phénomène qui permet de comprendre la diffusion de formes langagières ou symboliques, dans l’espace et le temps, pour produire une signification partagée au sein d’une communauté" (Caune, 2000 : 2) »4.

Dès lors, ce sont à la fois les marqueurs ludiques, comme symboles, indices et icones, et les mécanismes ludiques, jouant le rôle de fonction sémiotique, qui font chacun office de réceptacles ludiques de leurs supports. Tel que mis en lumière par Umberto Eco dans La

production des signes, le modèle de Louis Hjelmslev apporte des précisions sur la construction

sémiotique des représentations qui, dans le cas du game design, peuvent être véhiculées. Dans un premier temps, il définit comme matière du contenu « l’univers en tant que champ de

l’expérience auquel un système culturel déterminé donne forme en découpant des éléments pertinents et structurés et en les communiquant ensuite comme substance »5 . Elle

1 Samuel LURET, Les raisons de la colère, Morgane productions Pmp, novembre 2010, 3e min.

2 Katie SALEN, Eric ZIMMERMAN, Rules of Play. Game Design Fundamentals, Cambridge, MA, MIT Press, 2004, p.41, in Sébastien GENVO, Le game design de jeux vidéo : approche communicationnelle et interculturelle, Metz, Université Paul Verlaine, 2006, p.182.

3 Sébastien GENVO, Le game design de jeux vidéo : approche communicationnelle et interculturelle, op.cit. p.12. 4 Sébastien GENVO, ibidem, p.11.

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correspondrait ici au gameplay des jeux. Dans un second temps, il désigne par matière de

l’expression « tout contenu amorphe auquel le système sémiotique défini donne forme en sélectionnant les éléments pertinents et structurés qui le composent et en les produisant ensuite comme substance »1. Ici, elle correspondrait au game design. Dès lors, le dernier serait constitué

de fonctions sémiotiques permettant de faire référence à des unités culturelles spécifiques, ici les unités significatives du ludique.

La matière du contenu et la matière d’expression, toutes deux intrinsèquement liées par les fonctions sémiotiques concaténées sous le prisme du ludique, autoriseraient alors les jeux à révéler leur pouvoir symbolique et communicationnel2. Par ailleurs, pour relier les aspects

sémiotiques à une approche sémio-pragmatique, avant même que les unités ludiques soient décryptées et analysées, les représentations qu’elles véhiculent sont socialement vécues dans la sphère privée ou publique3. Aussi, le game design comme matière d’expression aurait une

fonction centrale puisque c’est lui qui permet à l’utilisateur de devenir joueur, quel que soit le support : logiciel, mods, jeu sérieux, jeu vidéo, jeu classique et bien sûr également dans le cadre de la gamification ou du serious gaming.

2.1.3 Les représentations sociales, caisse de résonnance du game design

Dans leur ouvrage commun Les représentations sociales, Jean-Claude Abric et Nicolas Roussiau définissent les représentations sociales comme « [...] grille de lecture de la réalité,

socialement construite »4 , interprétables d’une manière singulière à chaque individu. Pour

Pierre Moscovici, elles sont une forme de pensée autant socialement construites que normalisatrices et ayant « [...] vocation à "assurer la communication entre les membres d'une

communauté en leur proposant un code pour leurs échanges et un code pour nommer et classer de manière univoque les parties de leur monde, de leur histoire individuelle ou collective". »5.

Là où une représentation collective apparait comme une entité « transmissible, figée,

saisissable dans la conscience collective »6, la représentation sociale, qui présente un caractère

évolutif, est quant à elle organisée, partagée et animée par les interactions sociales7. Malgré leur

plasticité, les représentations sociales sont façonnées par les dynamiques sociétales, elles-

1 Umberto ECO, La production des signes, op.cit., pp.11-12 2 Umberto ECO, ibidem, p.57.

3 Ibid, pp.31-32.

4 Christine BONARDI, Nicolas ROUSSIAU, Les représentations sociales, Dunod, Malakoff, 2001, p.14. 5 Christine BONARDI, Nicolas ROUSSIAU, Les représentations sociales op.cit., p.15.

6 Christine BONARDI, Nicolas ROUSSIAU, ibidem, p.42. 7 Ibid.

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mêmes composées des conceptions individuelles1. Pour cette raison, la dimension contributive

et participative des représentations sociales, construites par des populations homogènes et hétérogènes, lui confère la qualité d’outil de communication. Son caractère multi-scalaire lui permet d’agir par boucles de rétroaction au sein des environnements humains, ce qui lui confère alors une forme systématique qui contribue à la définition du cognitif, du psychologiques, du social, du sociétal et du culturel2.

Il apparait alors que le game design, fort d’utiliser les représentations collectives pour signifier le ludique, véhicule également des représentations sociales. En effet, les représentations collectives sont porteuses du schème ludique lorsqu’elles signifient la matière d’expression essentielle pour que l’utilisateur se fasse joueur. Par ailleurs, c’est à partir des représentations sociales, évolutives et participatives, que les joueurs vont pouvoir passer d’une attitude passive à une attitude active qui permet d’activer les mécanismes ludiques.

La notion d’habitus de Pierre Bourdieu désigne « les perceptions, les pensées, les actions et les

appréciations qui sont inculquées à l'individu par un contexte social spécifique et lui permettent ainsi de réguler, sans même en prendre conscience, ses propres actions et décisions courantes »3. L’analogie peut être faite avec la représentation sociale dans la mesure où ces

deux notions font référence à un processus d’interprétation et d’intériorisation d’une réalité. Cependant, les habitus étant en partie construits par les apprentissages sociaux, il apparait alors que ceux-ci sont bien différents des représentations sociales qui, elles, agissent en amont par leur concours à ces derniers4.

Le game design prend alors ici la fonction de caisse de résonnance. Dans un premier temps, le

game design, comme processus technique de représentation graphique, implique une

interprétation de contenus amorphes suivie par une modélisation. C’est donc à cet endroit que débute le processus contributif du design de la matière d’expression des représentations sociales. Par la suite, ces représentations sont soumises aux joueurs qui, dans leur assimilation, participent donc à leurs apprentissages sociaux et à leurs manières de percevoir le monde et de catégoriser les informations. Or, cet apprentissage, opéré par l’efficience des représentations sociales sur la cognition, peut potentiellement se répercuter aux différentes échelles individuelles et collectives, sur le plan psychologique et social, des mondes numériques aux mondes dits physiques. Ainsi, par son usage des représentations collectives comme point

1 Christine BONARDI, Nicolas ROUSSIAU, ibidem, p.43. 2 Christine BONARDI, Nicolas ROUSSIAU, ibidem, pp.19-22. 3 Christine BONARDI, Nicolas ROUSSIAU, ibidem, p.28. 4 Ibid.

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d’entrée et des représentations sociales comme point d’azimut, le fonctionnement par lequel le

game design déploie la fonction ludique, catalyse avec lui l’efficience de représentations de part

et d’autre des continuums qui le traversent.

Parce qu’il peut autoriser au sein des jeux des représentations qui en dehors ne le sont pas, le

game design apporte du dynamisme aux représentations sociales et se constitue comme un

espace de communication et de création d’une grande vivacité. C’est cette plasticité des représentations qui, lorsqu’elle est justement calibrée, rend le serious gaming et la gamification possibles. En effet le serious gaming et la gamification, quand ils ne sont pas les effets d’une viralité, sont employés comme leviers pour activer des attitudes dans un environnement artificialisé, en lui apposant une dimension soit ludique soit sérieuse. Ainsi donc, cette pratique traduit le fait que des représentations non existantes dans un milieu naturel peuvent néanmoins y être greffées et persister.