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CHAPITRE 1 : QU’EST CE QUE LE SERIOUS GAMING

1.2 Quid du serious gaming

1.2.1 Play et game : une articulation transversale

Si en 2007, Julian Alvarez définit le serious game comme « application informatique, dont

l'objectif est de combiner à la fois des aspects sérieux (Serious) tels, de manière non exhaustive, l'enseignement, l'apprentissage, la communication, ou encore l'information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (Game). Une telle association a donc pour but de s'écarter du simple

1 « Un jeu triple A y est alors tout simplement décrit comme un jeu "qui atteint le top 10 des ventes sur le marché", la performance commerciale l’emportant sur les questions de budget »

William ADUREAU, « Que veux dire la mention "AAA" dans les jeux-vidéo ? », http://www.lemonde.fr/, mis en ligne le 11 novembre 2015, mi à jour le 12 novembre 2015, consulté le 30 mars 2019. Url : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/11/11/d-ou-vient-la-mention-aaa-dans-les-jeux-video_4807562_4408996.html. 2 Mihaly CSIKSZENTMIHALYI, John D. PATTON, « Le bonheur, l'expérience optimale et les valeurs spirituelles : une étude empirique auprès d'adolescents », Revue québécoise de psychologie, vol. 18, no. 2, 1997, p.170-192, p.170-171, p.22.

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divertissement." »1, il définit en 2011 avec Damien Djaouti le serious gaming comme « […]

action d’associer, à posteriori, et sans programmation informatique, à un titre vidéo ludique existant une ou plusieurs fonction utilitaires »2 et qui « […] s’inscrit ensuite dans un contexte

d’utilisation qui s’écarte du seul divertissement »3.

Cependant, les confusions persistent quant à l’emploi de ce champ lexical technique. En effet, l’amalgame est souvent fait entre le serious game comme objet vidéoludique et le serious

gaming. Le suffixe « ing » ayant pour fonction grammaticale d’indiquer le progressif fait penser

que l’expression « serious gaming » désigne l’action d’utiliser un serious game. Toutefois, si l’expression « serious game » désigne en français un jeu sérieux, l’expression « serious gaming », elle, signifie plus simplement l’emploi sérieux d’un support ludique qui, à l’origine, n’a pas vocation à être utile. Par ailleurs, le lexique employé pour les distinguer l’un de l’autre suppose que le divertissement n’est pas utile, ce qui porte à controverse. En effet, les définitions davantage concentrées sur les notions de détournement des finalités, par rapport à celles qui opposent ludique et utile, semblent plus justes4.

Enfin, les deux expressions ont pour particularité d’autoriser la modulation suivante : Johan Huizinga qui a introduit les notions de game et de play permet ici de réemployer ces termes en les accolant au mot « serious ». Dès lors, il est possible de parler de serious play et de serious

game, par exemple pour employer une approche plus fine de la typologie de jeux sérieux en

question. De la même façon, il est possible de distinguer le serious playing du serious gaming. Cette facilité linguistique s’avère d’autant plus intéressante qu’elle permet de se concentrer sur deux types d’activités aux fonctions et effets significativement différents, notamment d’un champ d’application à un autre.

Ainsi, le serious gaming permet de définir la pratique du jeu vidéo de la même façon dont Johan Huizinga définissait tout simplement le jeu, en tant qu’expérience « de performance d’adresse,

de force, d’esprit, de hasard »5. Néanmoins, si les développeurs et chercheurs étudiant les

différentes facettes du jeu vidéo associent spontanément la pratique du serious gaming au

serious game, il est d’abord essentiel d’aborder la façon dont celle-ci s’exprime de façon

inhérente au sein des jeux vidéo « classiques ».

1 Julian ALVAREZ, Du jeu vidéo au serious game, Toulouse, Université de Toulouse, 2007, p.35. 2Julian ALVAREZ, Damien DJAOUTI, Introduction au serious games, op.cit., p.21.

3 Julian ALVAREZ, Damien DJAOUTI, ibidem, p.11.

4 Cette remarque renvoi par ailleurs à la Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France de Roland Barthes au sujet de ce que la langue permet de dire et ce qu’elle oblige à dire.

Roland BARTHES, Leçon, op.cit., pp.10-15.

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1.2.2 Les marqueurs ludiques

Dans « Game studies ou études du play ? » Matthieu Triclot qualifie les deux théoriciens des jeux Jacques Henriot et Jesper Juul comme « occupant les deux extrémités du spectre de

l'analyse des jeux : primat des games sur le play chez Juul, primat du play sur les games chez Henriot »1. Aussi, c’est la façon dont Jesper Juul définit le jeu qui apporte un premier éclairage

sur les mécanismes ludiques.

Décomposé sous trois angles distincts, Jesper Juul décrit le jeu sous le prisme du rapport qui le lie à son environnement, à savoir : son concepteur, son utilisateur, ainsi que le rapport du jeu au reste du monde. A partir d’un travail de recherche sur les définitions apportées par ses prédécesseurs, Jesper Juul propose six éléments à partir desquels le jeu peut être défini : « les

"règles", le "résultat quantifiable variable", la "valorisation du résultat", "l’effort du joueur", "l’attachement du joueur au résultat" et les "conséquences négociables" »2. Ces éléments

constitueraient alors ici la marque du ludique.

Quelques rares auteurs font référence aux termes « mécanismes ludiques ». Sébastien Genvo parle de « marqueur pragmatique de jouabilité »3, Stéphane Vial parle, elle, de « ludogénéité » des objets4, Marine Bénézech parle effectivement de « marqueur ludique »5. Toutefois, en accord avec la pensée développée par Fanny Barnabé dans « Signes et jouabilité : l’interface

comme outil de ludicisation »6, les analyses ludologiques se portent davantage sur l’interface comme objet, ou sur des aspects extrêmement précis tels que l’avatar.

Cependant, dans le cadre du serious gaming c’est précisément par l’identification des marqueurs ludiques qu’il sera possible d’agir pour détourner leur usage et d’inscrire l’activité dans un contexte utilitaire. Effectivement, ces marqueurs ludiques matérialisent justement ce qui fait que l’objet est ou non un jeu. A la différence du logiciel, ce sont ces marqueurs ludiques qui sont mobilisés pour construire artificiellement un contexte ludique dans les serious game. Dès lors, ce sont bien ces marqueurs ludiques qui catalysent l’immersion et l’engagement du

1 Mathieu TRICLOT, « Game studies ou études du play ? », Sciences du jeu, no. 1, 2013, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 30 septembre 2016, p.1-16, p.1.

Url : http://sdj.revues.org/223.

2 Damien DJAOUTI, Serious Game Design. Considérations théoriques et techniques sur la création de jeux vidéo à vocation

utilitaire, op.cit., p 43.

3 Sébastien GENVO, « Penser les phénomènes de « ludicisation » du numérique : pour une théorie de la jouabilité », Revue des

sciences sociales, no. 45, p.68-77, p.76.

4 Stéphane VIAL, « Pour introduire le "playsir" : jouabilité psychique et ludogénéité numérique », Communication au colloque Jeu et jouabilité à l’ère numérique, Paris, in Fanny BARNABE, « Signes et jouabilité : l’interface comme outil de ludicisation »,

Interfaces numériques, vol. 4, no. 1, 2015, p.71-97, p.74.

5 Marine BENEZECH, Michel LAVIGNE, « Jouer le documentaire », Entrelacs, no. 12, 2016, mis en ligne le 14 janvier 2016, consulté le 15 janvier 2016. Url : http://entrelacs.revues.org/1841.

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joueur. Ainsi, pour pouvoir agir sur le joueur, c’est bien en orientant la réflexivité de l’utilisateur sur des marqueurs spécifiques que peut donc prendre effet le serious gaming.

Par ailleurs, comme en témoignent Marine Bénézech, Fanny Barnabé, mais également la littérature en Game studies, il n’y a pas de liste exhaustive de marqueurs ludiques. En effet, certains éléments qui constitueront des marqueurs ludiques dans un jeu n’en seront pas nécessairement dans un autre. Ceux-ci dépendent du game design singulier à chaque jeu mais aussi de la technologie de support. C’est notamment le travail de game design du jeu, mais aussi de design en général qui permet de rendre compte des marqueurs ludiques d’un jeu. Effectivement, le corpus de représentations qui gravitent autour d’une culture pop, d’une console, d’une technologie, d’un genre de jeu en général, du jeu en particulier, mais aussi et surtout de son univers graphique est ce qui révèle les ingrédients ludologiques d’un jeu. A travers l’ensemble des codes, les joueurs développent spontanément une grille de lecture qui leur permet de distinguer les éléments en vitrine des leviers d’actions internes au jeu. Or, ce sont bien ces leviers d’actions qui font toute la différence entre un divertissement passif, comme le fait de regarder la télévision, et un divertissement actif, comme toute activité qui sollicite la créativité de son utilisateur.

1.2.3 Les mécanismes ludiques

Sébastien Genvo, dans Le game design du jeu vidéo. Approche de l'expression

vidéoludique, explique que l’expression " mécanismes ludiques " constitue en fait un outil

permettant d’appréhender les aspects les plus complexes du jeu vidéo1. Les engrenages

composant les mécanismes ludiques apporteraient aux jeux ce que l’auteur qualifie d’« aire intermédiaire d'expérience ». Or, c’est dans cette même aire d’expérience que prendrait corps le gameplay. Effectivement, les rouages des mécanismes ludiques sont imbriqués d’une manière spécifique à chaque gameplay. Or, c’est dans cet espace intermédiaire entre chaque rouage que les joueurs vont pouvoir, d’une façon plus ou moins étendue, exprimer leur créativité et exercer les processus de subjectivation opérant sur le plan cognitif et sociocognitif. Aussi, cette aire intermédiaire entre chaque rouage constitue à elle seule un engrenage ludique à part entière : « S'il y a trop de jeu dans un engrenage, les différentes parties ne se touchent

plus et la machine se détraque. En revanche, un engrenage où il y a trop peu de jeu est bloqué, immobile, dans l'impossibilité de fonctionner. Il s'agit de trouver l’équilibre suffisant entre une

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trop grande liberté de jeu et une trop forte pression de chaque partie de l’engrenages. C'est donc dans cet espace relatif de vide que se joue le jeu. Cet espace permet le fonctionnement de la machine et joue alors véritablement le rôle d'une troisième partie dans le mécanisme. Ne dit- on pas d'ailleurs, lorsqu'un joueur ne réussit plus à progresser dans un jeu, qu'il se trouve " bloqué " ? » 1.

Ainsi, ce sont les mécanismes ludiques activés par le gameplay qui catalysent l’appropriation du jeu par le joueur ainsi que son implication. Plus le gameplay propose d’espaces vides entre chaque mécanisme ludique, plus il y aura d’occasions pour les joueurs de s’approprier le jeu et de stimuler leur propre créativité pour « remplir » ainsi ces aires intermédiaires avec des éléments associés à leur propre univers de référence. Toutefois, des rouages de la narratologie ou de la ludologie peuvent, lorsqu’ils sont mal calibrés, s’avérer trop étroits et bloquer les mécanismes ludo-sémiotiques des joueurs qui engagent les processus de subjectivation dans ces aires transitionnelles. D’autre part, des mécanismes trop « desserrés » ne permettent pas à ces engrenages de fonctionner et donc au flow d’émerger. Cet état psychologique optimal constitue un réel enjeu quel que soit le secteur dans lequel il est employé. En effet, pour les sportifs comme pour les usagers des technologies numériques, cet état caractérise l’immersion totale du sujet dans une activité, à un degré rendant ce dernier imperméable aux éléments parasites, réunissant ainsi les conditions pour un apprentissage et un dépassement de soi optimal à un degré inégalable en dehors de ce cadre2. Ainsi, concernant le serious gaming des jeux vidéo classiques, il s’agit donc d’opérer à partir d’un bon calibrage, des mécanismes ludiques, de façon à orienter les processus efficients dans ces aires intermédiaires d’expérience.

Plus concrètement, ces mécanismes ludiques se manifestent sous la forme de marqueurs ludiques mais aussi du flow. En effet, des marqueurs ludiques s’articulent entre eux de manière à créer ces espaces de vide au travers des choix qui peuvent être faits par le joueur : par exemple, en termes de personnalisation de l’avatar ou de possibilités d’actions offertes par le scénario. Enfin, le flow est à l’origine du dynamisme de ces engrenages. Il articule les notions d’objectifs, de challenge, de conséquences, de contrôle et de concentration. Ainsi, plus l’équilibre entre ces aspects est juste, plus la fluidité des mécanismes ludiques et la réception du joueur sera grande. Le flow étant ce qui fait souvent défaut dans les serious game en comparaison avec les jeux vidéo classiques, il apparait ici comme un des composants centraux des mécanismes ludiques qui autorisent le serious gaming.

1 Sébastien GENVO, Le game design de jeux vidéo, Approches de l’expression vidéoludique, op.cit., pp.12-13.

2 Pascale DEMONTROND, Patrick GAUDREAU, « Le concept de "flow" ou "état psychologique optimal" : état de la question appliquée au sport », Staps, vol. 79, no. 1, 2008, p.9-21, p.10.

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