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CHAPITRE 3 : JEU VIDEO ET ORTHOPEDIE SOCIALE

3.1 La gouvernance, un médium bicéphale

3.1.3 Pharmacologie des TIC et pouvoir

Si les espaces numériques ne sont pas épargnés par le pouvoir totalitaire, qui comme un virus est capable de muter pour s’adapter à un nouvel hôte, il ne s’agit là pourtant que d’un aspect parmi de nombreux autres qui les caractérisent. A une époque où, sous l’impulsion des TIC, l’espace social se redéfinit et mute à une vitesse fulgurante, le « fortement communiquant » et le « faiblement rencontrant »1 y sont tous deux dilués de part et d’autre

des continuums. Le règne de la quantification réticulaire et du big data2 fait alors oublier la

question du comment au profit de celle du combien. Cependant, si les mondes alternatifs sont sujets à controverse, tout comme leur capacité d’action, c’est parce que ceux-ci comportent non pas des caractéristiques binaires mais bien complexes.

A la fois remède et poison, servant « soit à construire, à élaborer, à élever le monde, soit à

le détruire »3, le pouvoir constitue donc un dispositif à valeur pharmacologique. Dans son

prolongement au sein des mondes virtuels, composés eux-mêmes des dispositifs sociotechniques d’information et de communication pharmacologiques, le biopouvoir constitue donc une technologie d’action ambivalente. En effet tous deux, dans la vie dite physique comme dans la vie numérique, sont en capacité de dresser les corps biologiques par « […] son dressage, à majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la

croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôles efficaces et économiques, […] »4. Ils interviennent également sur leur gestion :

« […] traversé[s] par la mécanique du vivant et servant[s] de supports aux processus

1 Jean-Jacques BOUTAUD, Sémiotique et communication, op.cit., pp.54-56.

2 Maxime OUELLET, André MONDOUX, Marc MÉNARD, et al., « " Big Data", gouvernance et surveillance », Cahiers du

CRICIS, Montréal, no. 1, 2014, p.1-65, pp.17-18.

3 Bernard STIEGLER, « Questions de pharmacologie générale. Il n'y a pas de simple pharmakon op.cit., p.34. 4 Michel FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, op.cit., p.177-191.

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biologiques […] »1. Dans le cas des mondes virtuels, l’augmentation du pouvoir par le biais du contrôle de l’activité de l’Être humain2 se traduit d’autant plus par le déclin du système

juridique au profit des normes aux mécanismes continus, régulateurs et correctifs « dans un

domaine de valeur et d’utilité »3. Or, en permettant aux usagers du numérique de laisser une

plus grande part aux systèmes normatifs, ce phénomène autorise donc une immersion dans des microcosmes alternatifs aux mondes biologiques. En effet, les mondes persistants alternatifs, en tant qu’hétérotopies4 , offrent la possibilité d’une soumission librement

consentie à d’autres normes subversives aux premières. Dès lors, les mondes numériques s’ils sont certes aliénants, offrent la possibilité d’un autre réel.

Ainsi, les TIC, dans leurs vertus hétérotopiques, proposent donc d’échanger les systèmes unilatéraux contre des systèmes sur lesquels les paradigmes de réduction et de simplification ne peuvent prendre effet. Traversés par la polarisation du réel et par la complexité, ils ne proposent pas de positionnement dichotomique ou manichéen. Ils autorisent alors de nouveaux questionnements sur les phénomènes normalement articulés autour des conceptions binaires. Comme le présente Bernard Stiegler dans son travail, ces positionnements entre bien et mal sont historiquement les fruits de jugements à la fois subjectifs et culturels de personnes morales et physiques faisant autorité5. L’auteur prend

notamment pour exemple le jeu qui, depuis Platon, a toujours été dénigré malgré ses bénéfices indiscutables sur le plan des sociabilités et de la politique. Son raisonnement autorise alors la qualification du jeu comme pharmaka thérapeuthique6.

Aussi, les jeux vidéo ont troqué la logique manichéenne pour un raisonnement à partir des concepts de défaite ou de victoire. Ils permettent ainsi de déconstruire les représentations sociales. Par exemple, dans la série de jeux GTA, les représentations traditionnellement associées aux valeurs négatives sont précisément celles qui permettent de gagner. De cette manière, les jeux permettent de requestionner et de réévaluer avec une rationalité alternative les représentations culturelles au travers desquelles évoluent habituellement les utilisateurs. Le fait que les jeux puissent, de cette façon, générer des comportements anormaux et non sujets aux sanctions normalisatrices efficientes dans la vie physique pose un problème du point de vue du système extérieur. Mais, comme l’explique si bien Bernard Stiegler, les

1 Michel FOUCAULT, ibidem, p.177-191.

2 Jean-François BERT, Introduction à Michel Foucault, op.cit., pp.70-71 3 Michel FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, op.cit., p.177-191.

4 FOUCAULT Michel, « Des espaces autres », conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967, in Architecture,

Mouvement, Continuité 1984, no. 5, pp. 46-49.

5 Bernard STIEGLER, « Questions de pharmacologie générale. Il n'y a pas de simple pharmakon », op.cit., p.34. 6 Bernard STIEGLER, ibidem, p.33.

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mondes numériques permettent également une réévaluation enrichissante de ce que la culture tient pour scientifiquement avéré. Par exemple, si l’addiction à l’amour, au beau et au vrai n’est, ni considéré comme tel, ni ne fait l’objet de sanctions, c’est pourtant le cas des technologies de l’information et du ludique. Comme l’explique Antoine Descoubet, les chercheurs en Game studies qui sont à la fois dans l’en-dehors et dans l’en-dedans usent ainsi de cette autre réalité pour créer de nouveaux savoirs1. Par exemple, ceux-ci mettent en

lumière le fait que les écrans plus que les jeux vidéo constituent des objets d’addiction2. Or,

en raison de l’impératif de socialisation omnipotent à l’ère des médias sociaux, il n’est pas question de parler d’addiction aux Smartphones, qui sont socialement utiles, contrairement aux jeux vidéo présumés coupables de la désocialisation. Pourtant, dès 15 ans, les jeunes passeraient déjà en moyenne huit heures par jour3 sur leurs écrans soit 40 heures par

semaine, l’équivalent d’un travail à temps complet en France.

Ainsi, les TIC, parce qu’elles créent des mondes persistants permettant de rendre leurs usagers plus indépendants du système de l’en-dehors, permettent de créer en dedans de nouvelles réalités potentiellement ré-injectables à l’extérieur. Par la mise en lumière des défaillances du système efficient dans les mondes physiques, les TIC opèrent donc comme un dispositif de contrôle qualité des gouvernances et de leurs agents, tels que les rites, les stéréotypes et les sanctions normalisatrices.

3.2 : Analyse paradigmatique du concept de gouvernance

3.2.1 L’approche paradigmatique : usage des paradigmes de simplification et de