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CHAPITRE 1 : QU’EST CE QUE LE SERIOUS GAMING

1.1 Du jeu au « serious »

1.1.1 Entre ludus et paidia

Malgré une offre définitionnelle toujours plus florissante du jeu en tant qu’objet de recherche1,

les définitions de Johan Huizinga2 et de Roger Caillois3 se sont affirmées comme des

incontournables du genre. Au fil du temps, des avancées technologiques, de leur diffusion et de leur démocratisation, le champ de recherche sur le jeu « traditionnel » s’est diversifié et s’est enrichi d’un nouveau type d’objet : le vidéoludique. Les Game studies se sont ainsi étoffées et ont été amenées à réévaluer et compléter des définitions à l’origine destinées aux jeux « traditionnels ». Les théoriciens des Games Studies ont, grâce aux recherches sur les jeux vidéo, fait état d’un nouveau périmètre du jeu comme objet de recherche pluriel.

Cependant, certaines caractéristiques propres aux jeux non numériques et qui divisent la notion de jeu en deux univers bien distincts, persistent dans l’étude des jeux vidéo. Il s’agit du

distinguo autorisé par les langues grecque, latine et anglaise mais difficilement permis par la

langue française. Le premier se concentre autour de la notion de paidia, du grec ancien, qui signifie aujourd’hui en grec moderne « enfant ». Si Roger Caillois explique que la paidia renvoie à la notion la plus primaire d’amusement4, elle est qualifiée par Johan Huizinga

d’expérience qui n’a pas pour objectif explicite de gagner5. Il s’agit là d’un premier type de jeu

qui est analogue au terme anglais play. Le second se révèle à travers le terme latin ludus qui, lui, renvoie aux notions de règles et d’objectifs explicites « utilisés pour évaluer la performance

du jeu à travers un retour positif […] ou négatif »6. Comme l’explique de nos jours Julian

Alvarez, le terme ludus, en miroir avec le terme anglais game, fait référence à une pratique dans laquelle les éléments du jeu sont observés, modifiés, puis réévalués7.

Aussi, le jeu s’avère encore aujourd’hui être caractérisé par son articulation dichotomique et binaire entre paidia et ludus, play et game. Cette grille de lecture également appliquée aux jeux

1 Maud BONENFANT, « Le jeu comme producteur culturel : Distinction entre la notion et la fonction de jeu », Ethnologies, no. 32, p.51-69, p.51.

2 Johan HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, pp.15-22. 3 Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, pp.42-44.

4 Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes, op.cit., pp.76-77.

5 Johan HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, op.cit., p.60.

6 Julian ALVAREZ et Damien DJAOUTI illustrent ce type de jeu par l’exemple de celui de Pac Man, jeu dont les objectifs qui sont de manger toutes les pastilles en évitant les fantômes est évalué à travers de gain de points de scores et la perte de vies. Julian ALVAREZ, Damien DJAOUTI, Introduction au serious game, op.cit., p.20.

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vidéo est également utilisée dans la classification des jeux sérieux, où l’on parle de serious

game comme de serious play. Toujours soumis à un traitement binaire et dichotomique, le jeu

traditionnel s’oppose au jeu vidéo, le ludologique au narratologique, le jeu « non sérieux » au jeu sérieux. Ainsi, en un siècle, et sous l’impulsion de développements technologiques, les jeux ont acquis une plus grande diversité. Paradoxalement, la pauvreté des usages faits par son nouveau champ lexical semble inversement proportionnelle aux possibilités qu’il offre. Par exemple, l’expression « jeu sérieux » est communément utilisée pour désigner un dispositif

vidéoludique alors que la sémiologie autorise tout à fait son emploi pour un dispositif ludique

traditionnel. De même, l’expression « serious game » sera plus communément utilisée que celle de « serious videoplay », pour faire référence à un jeu sérieux sur support numérique et dont l’expérience n’implique pas d’objectifs précis.

Les deux versants du play et du game des jeux, vidéo ou non, ont trouvé leur unité dans des définitions plus généralistes. Pour Johan Huizinga, il se définit ainsi comme une action circonscrite dans certaines limites de lieu, de temps, de volonté, hors de la sphère de l’utilité et de la nécessité, dans un ordre apparent et suivant des règles librement consenties. Roger Caillois le rejoint dans cette définition à laquelle ses travaux rajoutent les notions d’incertitude et de fiction1. Depuis, le développement des serious game associé aux recherches contemporaines ont également favorisé l’émancipation du jeu comme objet de recherche de son cadre dichotomique, au-delà des deux branches historiques du ludus et de la paidia.

1.1.2 Jeux vidéo : du logiciel au jeu

En France comme à l’international, les Game studies sont caractérisées par la diversité des disciplines portant ce champ de recherche. Ainsi, en tant que domaine sémiotique regroupant des objets, des personnes et des pratiques2, le jeu vidéo, comme support d’expérience transitionnelle3 mais aussi comme objet culturel et social, porteur de nombreux discours

normatifs, peut être pensé comme un objet de recherche difficile à définir. Aussi, parce que les

Games Studies ne sont pas liées à une ou plusieurs disciplines proches, il est à ce jour complexe

encore de définir le jeu d’après une liste de propriétés, de termes employés pour le désigner, ou

1 Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes, op.cit., pp.11-15.

2 Samuel RUFAT et Hovig T. MINASSIAN, Le jeu vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions Théoriques, 2012, pp.6- 7.

Sébastien HOCK-KOON, « Expliciter les connaissances du game designer pour mieux comprendre le jeu vidéo, in Samuel RUFAT et Hovig T. MINASSIAN, Le jeu vidéo comme objet de recherche, op.cit., p.17.

3 Yann LEROUX, « Les jeux vidéo et l’expérience transitionnelle », L'école des parents, vol. sup. au 621, no. 6, 2016, p.89- 104, pp.89-90.

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de méthodologies d’études dont le caractère probant pourrait faire consens au sein de toutes les disciplines actrices de ce champ.

Une grande part des travaux sur les serious game porte sur la frontière entre ce qui relève des jeux vidéo et ce qui n’en relève pas. En premier lieu, les jeux vidéo se distinguent des logiciels, applications informatiques à visées utilitaristes et « sérieuses ». Par opposition, les jeux vidéo se définissent en tant qu’applications informatiques à visées distractives et gratuites. Enfin, les

serious games, détournant les caractéristiques des précédents, se définiraient comme

applications informatiques combinant des scénarios utilitaires, permettant de développer des compétences, des comportements et des connaissances. Ils se définissent plus particulièrement en fonction de trois critères1 : le gameplay, permettant de distinguer si le jeu est du type du jeu

ou du jouet, le « permet de » et le secteur relatif aux marchés visés2.

Cependant, c’est la question des applications mobiles qui permet aujourd’hui de se recentrer sur ce qui fait l’essence des jeux vidéo. En effet, un des éléments permettant de distinguer les jeux mobiles des applications mobiles pourrait être la trame narrative. Toutefois, certains jeux mobiles, relevant davantage du play ne présentent pas de récit et n’en restent pas moins des jeux. Par ailleurs, à l’ère de la gamification3, de plus en plus de supports de communication

comprenant les applications mobiles mobilisent, pour générer une plus grande attractivité et une plus grande efficience, le registre du jeu en général et des marqueurs ludiques en particulier. Ceci a pour conséquence d’estomper la limite entre ce qui relève du jeu ou non. Aussi, et ce, dès 2005, Nicolas Esposito apporte une réponse simple qui permet d’éclairer cette réalité aujourd’hui complexe. Dans « A short and simple definition of what a videogame is », l’auteur apporte la définition suivante : « Un jeu vidéo est un jeu dans lequel il est possible de jouer grâce à un appareil audiovisuel ; peut-être comporter une histoire » 4.

Les travaux en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) ont montré à de nombreuses reprises qu’à la lumière des mutations induites par l’usage des technologies numériques, la validité des théories connues se devait d’être réévaluée au sein des nouveaux mondes persistants. Dans ce contexte, le travail de Nicolas Esposito a montré deux choses : la

1 Julian ALVAREZ et Damien DJAOUTI, Introduction au serious games, op.cit., pp.12-13.

2 Parmi les champs couverts par le critère du « permet de », sont catégorisés par différentes appellations telles que « advergames », relatifs à la promotion d’informations relatifs à un produit ou à un service, ou encore « edugame », qui permettent de transmettre des messages à fins éducatives. De manière générale, les messages de nature informative, éducative, persuasive et subjective sont désignés comme éléments clefs permettant ici de : diffuser un message, prodiguer un entraînement et favoriser l’échange de données.

3 Maude BONENFANT, Sébastien GENVO, « Une approche située et critique du concept de gamification », Sciences du jeu, no. 2, 2014, p.1-9, pp.1-2.

4 Nicolas ESPOSITO, « A short ans simple definition of what a videogames is », Conference : Digital Games Research Conference 2005, Changing Views: Worlds in Play, 16-20 juin 2005, Vancouver, British Columbia, Canada, p.1-6, p.2. Url : http://www.digra.org/digital-library/publications/a-short-and-simple-definition-of-what-a-videogame-is/

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première, que les définitions du jeu, telles qu’elles ont été construites par Johan Huizinga et Roger Caillois sont toujours valides ; la seconde, que les savoirs produits sur les jeux vidéo ont apporté plus d’éléments inédits sur leurs rôles et leurs effets que d’éléments inédits sur ses aspects structurels et sur la définition même de jeu.

1.1.3 Spécificités et critique du serious game

Aujourd’hui, les serious game peuvent être employés pour deux raisons. La première relative au fait que, comme les logiciels informatiques, ils permettent de récolter à volonté des données quantitatives. Dans le domaine thérapeutique, dans le cas de l’utilisation d’un jeu de rééducation cognitive par exemple, ils permettent de mesurer la progression du temps de réaction à court, à moyen et à long terme1. La seconde, relative au fait que les mécanismes et les marqueurs

ludiques permettent de rendre son contenu attractif et ainsi les apprentissages moins fastidieux ou de créer une adhésion et un engagement plus forts vis-à-vis des contenus véhiculés.

Dans sa thèse de doctorat présentée en 2011, Damien Djaouti fait état de l’histoire du serious

game, y compris sur le plan lexicographique. C’est en remontant au XVe siècle que l’auteur trouve la première trace du serious game. L’expression « serio ludere » y est alors employée pour « désigner le recours à l’humour dans la littérature afin de transmettre des notions

sérieuses (Manning, 2004). » 2. L’auteur fait par la suite référence à un roman suédois de 1912,

The serious game, portant sur le jeu de l’adultère et ses conséquences dans la vie réelle, puis à Serious games de Clark Abt paru en 1971, premier ouvrage dans lequel est formalisée

l’expression telle qu’elle est employée de nos jours. L’approche de Damien Djaouti est originale dans la mesure où elle met en exergue les contradictions entre ce qui définit le jeu et le serious

game. En effet, le jeu étant défini comme « une activité libre clairement séparée de la vie

"ordinaire" de par sa nature "non sérieuse", mais qui en même temps absorbe le joueur de manière intense et totale »3 parait donc incompatible avec une activité sérieuse et incluse dans

la vie ordinaire, telle que le serious game l’impose.

1 Par exemple, avec le jeu X-Torp à destination des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer au stade léger et pathologies assimilées, développé par l’équipe du CoBteK du CHU de Nice.

Url : http://www.x-torp.com/fr/evaluation-et-entrainement/.

2 Damien DJAOUTI, Serious Game Design. Considérations théoriques et techniques sur la création de jeux vidéo à vocation

utilitaire, Toulouse, Université de Toulouse, 2011, p.18.

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Figure 1 : Le serious gaming

Julian ALVAREZ, Damien DJAOUTI, Introduction au serious games, Paris, Questions Théoriques, 2012, p.12.

Cependant, l’auteur conclut en considérant que le serious game autorise justement le mélange de la dimension sérieuse, renvoyant ainsi à un objectif utilitaire, et la dimension ludique, renvoyant alors aux caractéristiques des jeux1. Cependant, même si le serious gaming est une

activité qui, par essence, permet de réconcilier ces deux aspects, il apparait que le serious game lui, n’articule pas ces deux dimensions mais les fait seulement cohabiter et s’exprimer alternativement. A l’image du jeu de la patate chaude, le jeu et l’utile se renvoient la balle là où l’un et l’autre pèchent. En effet, là où le jeu est censé donner les bases essentielles à l’apprentissage maturant, ce dernier s’avère aujourd’hui insuffisant pour donner à lui seul toutes les clefs pour évoluer dans un monde technique, monde dont ces apprentissages sont pourtant le reflet. De leur côté et indépendamment de l’utilisation des supports vidéoludiques comme médias, l’appropriation des outils techniques, qui permettent d’agir sur le monde, s’avère trop rébarbative. La preuve de cet argument se trouve par ailleurs dans l’existence des Mods. Ce terme désigne les jeux sérieux calqués sur des jeux vidéo classiques afin de catalyser l’apprentissage2. A cet endroit, la dimension sérieuse se révèle dans la capacité des jeux vidéo

classiques à générer la production de savoirs sans nécessiter la représentation d’informations

1 Damien DJAOUTI, Serious Game Design. Considérations théoriques et techniques sur la création de jeux vidéo à vocation

utilitaire, op.cit., p 22.

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sous les codes « sérieux ». Compte tenu de l’offre en jeux vidéo classiques il n’apparaît nécessaire, sur le plan qualitatif, de créer un jeu sérieux qu’à partir du moment où il n’existe aucun jeu sur le marché mondial présentant le contenu visé. Ainsi, la seule qualité des serious

games faisant d’eux des outils irremplaçables par des jeux classiques est celle qui agit sur le

plan quantitatif. En effet, les serious games constituent un outil de recueil de données et un outil de suivi extrêmement précis à disposition d’une autre personne que l’utilisateur ou que le vendeur lui-même, ce qui n’est de nos jours pas encore permis par les éditeurs de jeux classiques.

Ainsi, qu’ils soient envisagés comme palliatifs ou comme solutions, l’efficacité des serious

games en termes d’apprentissage et d’adhésion au message est encore sujet à controverse. En

effet, les éditeurs AAA1 de jeux vidéo vont jusqu’à employer des statisticiens afin d’être

certains que le flow2 soit le plus important possible, et cela avec un budget et une qualité

narrative et audiovisuelle conséquente. Or, les institutions qui font appel à des éditeurs indépendants ou qui font parfois réaliser les jeux vidéo au sein de leur propre service informatique produisent des contenus vidéoludiques avec des moyens qui peuvent difficilement leur permettre de concurrencer les AAA sur le plan qualitatif et donc sur le plan de l’immersion. Aussi, face à ce constat, le serious gaming, à mi-chemin entre serious game et jeux vidéo classiques, apporte une réponse qui non seulement permet de réconcilier les deux dimensions sérieuse et ludique de façon transversale ; mais aussi qui garantit une immersion et donc un retour positif conséquent pour les utilisateurs.