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CHAPITRE 2 : LES ENJEUX DU DESIGN L’IMPACT DES

2.2 Le design, réceptacle sociocognitif

2.2.1 Approche sociocognitive des représentations graphiques

L’approche cognitive, parce qu’elle opère une représentation mécaniste des processus de pensée, peut parfois s’avérer réductrice. Cependant, parce qu’elle permet d’appréhender ces processus dans un cadre systémique, cette approche peut conduire à la mise en lumière d’éléments inédits dans le cas d’études en réception. Les processus de pensée étant au centre des modélisations, l’approche cognitive autorise donc une analyse « micro » à l’échelle des individus. Par ailleurs, dans le cadre de pratiques ludiques de plus en plus sociales, il s’avère qu’une analyse à l’échelle « macro » permettrait de révéler des éléments utiles à la compréhension des phénomènes sociaux contemporains.

Aussi, à la différence de l’approche cognitive, l’approche sociocognitive trouve son fondement dans l’analyse fonctionnelle de la formation de la pensée au sein d’un contexte social, symbolique et culturel1 . Parce qu’elle contextualise les processus de communication et de

formation de la pensée dans les situations quotidiennes, elle s’avère plus adaptée à une analyse « macro » fondée sur les pratiques et les usages d’une population. Ainsi, elle autorise l’analyse de la façon dont la fonction symbolique permet de théoriser les expériences passées pour

1 Jacques LAURIOL, La décision stratégique action : une perspective socio-cognitive, Paris, L’Harmattan, 1998, p.107 in Mélina PANAGOS, Serious gaming et handicap, le jeu vidéo entre apprentissage et expérimentation sociale : le cas des jeunes

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anticiper l’avenir, de s’expérimenter, de s’autoréguler et de s’adapter1 . A la frontière de

l’approche cognitivo-comportementale, c’est néanmoins à la démarche interactionniste qu’elle fait ici écho.

Effectivement, comme le souligne Jacques Lauriol, « L’approche socio-cognitive souligne le

rôle essentiel exercé par le jeu de l’interaction sociale dans la formation et le développement d’un complexe socio-cognitif qui caractérise chaque individu. »2. La démonstration de l’auteur

témoigne notamment de la façon dont les interactions, foisonnantes en amont comme en aval de ces processus de pensée, font à des degrés multiples office de catalyseur. Avec ses travaux sur l’interactionnisme symbolique, Erving Goffman mobilise les outils et les ressources indispensables à l’analyse des communications et apporte des éclairages sur les mécanismes du socio-cognitif. Dans les rites d’interaction et Mise en scène de la vie quotidienne (Tome 1 : La

présentation de soi et Tome 2 : Les relations en publics), l’auteur développe un champ lexical

spécifique aux sèmes comportementaux, qu’il définit comme unités comportementales rituelles. Ces sèmes sont alors présentés comme ambassadeurs des interactions et de leur passage à double sens du micro au macro. Ceux-ci traduisent notamment la façon dont, à partir de la fonction symbolique, sont construites les images mentales en réception.

Concaténées, les approches sociocognitives et interactionnistes permettent alors de procéder à une analyse multi scalaire de la façon dont se déploient les actes de communications verbale et non-verbale gravitant autour de pratiques ciblées. Aussi, à la différence de l’exposition aux médias classiques tels que la télévision, la pratique du jeu vidéo nécessite un feed-back. En effet, même dans le cadre d’une pratique « sociale » de contenus vidéo, conduisant à l’expression et le partage d’une réaction à un tiers, la pratique vidéoludique implique une réaction au sein du contenu en lui-même. Dès lors, le design des jeux vidéo apparaît comme un pivot symbolique à partir duquel vont se déployer les symboles, dans leur fonction symbolique mais aussi rituelle.

Ainsi, à la lumière des approches sociocognitives et interactionnistes, si le design en général présente une fonction conceptualisatrice et productrice, le game design en particulier, du fait des spécificités de l’expérience vidéoludique et dans sa fonction de support mais aussi de réceptacle, constitue une véritable couveuse dans les processus de production de la pensée. Ainsi identifié, un game design à haute valeur communicationnelle des marqueurs ludiques constituerait donc la condition sine qua non d’un serious gaming efficace.

1 Jacques LAURIOL, La décision stratégique action : une perspective socio-cognitive, op.cit. pp.5-15 et pp.107-108. 2 Jacques LAURIOL, ibidem, p.146.

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2.2.2 La place du design dans le théâtre des interactions

Les Cultural Studies et les Game studies peuvent à elles deux interroger la place du game design des jeux vidéo sur les pratiques et usages des utilisateurs. Au prisme du continuum physico- numérique plus particulièrement, l’expérience ludique alimente les processus systémiques de socialisation, en tant que produit des interactions sociales, et de sociabilité, en tant qu’aptitude à la socialisation. De nombreux travaux ont employé les termes de la psychologie en particulier et des Sciences Humaines et Sociales (SHS) pour alimenter le champ des possibles permis par le jeu vidéo. Aussi, c’est au sein de l’œuvre d’Erving Goffman, qui a consacré sa carrière à l’analyse des interactions de leurs formes, de leurs règles et de leur mise en scène1, que peut

être puisé un lexique sociotechnique permettant de dégager les effets du game design sur les interactions efficientes au sein des pratiques de jeu.

C’est notamment au sein de Mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, qu’Erving Goffman dégage la notion de territorialité, situationnelle ou fixe, de soi et de l’autre, efficient au sein de l’espace social. Cette dernière est importante dès lors qu’elle permet de mettre en lumière les processus de subjectivation opérant sur les marqueurs ludiques par le biais des mécanismes ludiques. En effet, l’auteur définit les « territoires du moi » relativement aux droits exercés dans l’organisation sociale, donc dans ce cas au sein de l’organisation sociale alternative et singulière au produit vidéoludique. Ce droit est exercé par ses ayant droit et ses

agents, par rapport à un objet désiré. Le terme d’adversaire est corrélé à la notion

d’empêchement, tous deux faisant référence aux menaces à ce droit2. Les objets du désir, tels

qu’ils sont définis par Erving Goffman, ne sont non pas inscrits dans une dimension spatiale, mais dans une dimension fonctionnelle, à l’image de la notion d’espace dans les jeux. Par ailleurs, l’omniprésence des personnages non-joueurs autorise alors ici une première mise en écho de ces termes avec les ingrédients du jeu vidéo, qu’il soit en ligne, ou non, multi-joueurs ou mono joueur.

Au sein des jeux vidéo, les territoires du moi constituent une grille de lecture permettant de témoigner fidèlement des contours de l’espace personnel et des processus dynamiques dans lesquels ils sont impliqués. Le terme de place, en tant qu’espace délimité et temporaire ainsi que celui d’espace utile, légitimé par des besoins matériels, jouent également un rôle important dans les différents types de gameplay et de genre de jeux. Il en est de même pour les termes de

tour, en tant qu’ « ordre dans lequel l’ayant droit reçoit un bien quelconque, par rapport aux

1 Jean NIZET, Nathalie RIGAUX, Sociologie d’Erving Goffman, Paris, La découverte, 2005, p.3.

2 Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris, Editions de Minuit, 1973, pp.43- 44.

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autres ayants droit placés dans la même situation. » ; d’enveloppe corporelle, ici en référence à l’avatar ; des territoires de la possession, incarnés par les objets relatifs à l’ayant droit ; de

réserves d’informations dont l’accès est relatif à la présence d’un tiers ; et enfin de domaines réservés de la conversation relatifs aux processus de contrôle impliqués dans la prise de parole1.

Finalement, plus que de constituer une grille de lecture, ces éléments définis ici par Erving Goffman tels qu’ils apparaissent dans la vie quotidienne constituent des points clés dans le

design du gameplay et des règles du jeu. De plus, parmi les autres notions dégagées par l’auteur,

celles d’apparences convenables2 et anormales3 attirent tout particulièrement l’attention du

chercheur. En effet, les conventions sociales pouvant radicalement varier dans les espaces fictionnels, le support jeu vidéo permet aux utilisateurs, à la différence des autres médias, d’en faire l’expérience et donc de procéder à des conduites et inconduites inédites.

Or, entre mise en scène de soi par rapport à des publics alternatifs et mise en œuvre de conduites adaptatives, les jeux vidéo enclenchent des engrenages sérieux. Aussi avec les bénéfices que cela implique et bien qu’elles soient de nature vidéoludique, les composantes du théâtre des interactions sont réunies.

Les notions développées par Erving Goffman dans le milieu académique constituent alors des points clés élaborés par les concepteurs de jeux. Aussi, employer son vocabulaire dans l’analyse d’un jeu autorise davantage une étude en production qu’une étude en réception. Toutefois, il est également possible d’utiliser ce vocabulaire comme grille dans l’évaluation des feed-back qui sont opérés sur ces points clefs, par rapport à une ou plusieurs variables différentielles telles que jeu classique/serious game, support vidéoludique/vie quotidienne. De cette manière, celle- ci apporterait des éclairages sur les effets du jeu sur le plan des processus de subjectivation opérant dans ce type de théâtre des interactions.

2.2.3 Design et communication : pour une pharmacopée du game design

Dans le cadre du travail pédagogique imposé par le serious gaming, employer parallèlement les termes relatifs aux mécanismes et marqueurs ludiques avec ceux du champ lexical des interactions sociales permet de révéler de quelles manières, au même titre que ce lexique, les aptitudes efficientes sous le prisme du ludique le sont également dans des situations sérieuses.

1 Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, op.cit., pp.44-53. 2 Erving GOFFMAN, ibidem, pp.227-235.

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Dès lors, il semble que la pédagogie du serious gaming, permettant de faire basculer le levier du ludique au sérieux soit une affaire de communication.

Le design graphique d’un jeu est l’expression visuelle d’un mécanisme. Binaire ou complexe, narratif ou de type abstract, de hasard ou non, chacun des mécanismes a une configuration différente aux effets spécifiques. Or, le design graphique joue alors un rôle significatif à plusieurs niveaux. De manière générale, c’est lui qui permet de signifier ce dont il s’agit, et s’il s’agit d’un jeu ou non en particulier. Il n’est pas nécessaire de rappeler que c’est à partir du

design d’une interface que l’on peut par exemple distinguer un simulateur de conduite, comme

ceux que l’on utilise dans la formation au pilotage de certains véhicules, d’un jeu de simulation automobile. Par ailleurs, les tendances graphiques, qui se font les témoins de la gamification, utilisent par exemple de plus en plus de pictogrammes et de signes ludiques, ce qui dans le cas des applications mobiles, pour ne citer qu’elles, entretiennent le flou entre appli mobiles et jeux mobiles. Par ailleurs, le design graphique joue un rôle dans la performance des mécanismes ludiques : par la visibilité accordée aux marqueurs ludiques tels que les règles du jeu et interface, par la qualité de l’ergonomie visuelle du jeu et son impact sur le flow, le design a donc nécessairement une incidence sur l’implication et l’engagement de l’utilisateur.

Cependant, en fonction de la façon dont le design est fait, il peut se faire remède ou poison. Un

design signifiant des personnages uniquement masculins ou hypersexualisés1, sans raison utile au scénario de jeu, a pour conséquence un renforcement des stéréotypes de genres et des conduites stigmatisantes. De la même manière, un jeu vidéo mobilisant via l’interface graphique un ensemble de mécaniques de jeu sans permettre au joueur d’en saisir la logique peut s’avérer néfaste. Contrairement à un type de mécanisme opposé, il induit un usage passif du jeu, avec une reproduction mécanique des gestes et actions à reproduire pour atteindre un objectif, sans pour autant permettre à l’usager de solliciter son jugement ni sa raison. Dès lors, il s’agit d’autant de sources d’enrichissement en moins pour le joueur. Comme l’explique Nir Eyal dans son livre Hooked, le design permet de créer des attitudes, mais aussi de « censurer » la raison et le jugement lors de l’activité vidéoludique2.

1 Patricia MERCADER, Annie LECHENET, Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Marie-Carmen GARCIA, Fanny LIGNON,

Rapport de recherche : Pratiques genrées et violences entre pairs : Les enjeux socio-éducatifs de la mixité au quotidien en milieu scolaire, CRPPC (EA356), Triangle (UMR 5206), 2014, mis en ligne le 1er mai 2014, consulté le 22 janvier 2018, pp.256-258.

Url : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00986142.

2 Onur KARAPINAR, « Hooked : comment créer un produit addictif », Medium, https://medium.com/, mis en ligne le 1er juin 2017, consulté le 22 janvier 2018.

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Ainsi, le design des jeux vidéo, entre remède et poison, peut soit prendre la forme d’une posture intellectuelle progressant dans une ou plusieurs organisations sociales située de part et d’autre du continuum physico-numérique soit, par exemple comme c’est le cas avec les jeux de hasard, induire une posture désintellectualisée et mécanisée. Ce positionnement va à l’encontre de deux écoles : celle des games studies françaises présentant des travaux plutôt favorables aux jeux vidéo, et celles de l’addictologie ou des lanceurs d’alerte issus du secteur de la santé ou assimilés. Le jeu en général et le jeu vidéo en particulier, quel que soit l’usage (ludique ou sérieux) présente comme tout média des aspects positifs et négatifs. A l’image de la presse et des fake news, ou de l’écriture à l’époque de Platon1, des films encore de nos jours2, les jeux ne

font pas exception. Ainsi, plutôt que de chercher une réponse à une question fermée, le chercheur en SIC s’interroge donc sur les conditions à partir desquelles l’expression graphique du gameplay se fait le remède singulier de certains maux contemporains.