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CHAPITRE 4 : POUR UN SERIOUS GAMING DU GAME DESIGN

4.1 Game design et changement des comportements

4.1.3 Une efficacité qui se joue en production et en réception

Alors que tout semble séparer jeux vidéo traditionnels et serious games, peu de chose les séparent. En effet, les serious game sont développés avec un budget bien moindre que celui injecté par les gros éditeurs de jeux vidéo et donc, faute de ressources adaptées, il est difficile pour la plupart d’entre eux de tenir la concurrence en termes de flow. Cependant, si on compare ce qui est comparable, notamment en termes de ressources utilisées pour leur développement respectif, les serious games sont tout à fait en mesure de tenir la comparaison sur le plan du game design voire même du capital d’amusement et de flow qu’ils sont à même de générer.

Dès lors la différence structurelle entre jeux vidéo et serious games semble davantage se situer en production. A nouveau Julian Alvarez l’explique simplement « C’est pas le jeu qui

est sérieux d’un côté et le jeu qui n’est pas sérieux de l’autre. C’est simplement que le serious game finalement, la grosse différence, c’est qu’il va s’adresser à des marchés qui s’écartent du seul divertissement. Ca sort de gros éditeurs du jeu vidéo on appelle ça du jeu vidéo, ça sort de l’armée, ça sort de l’hôpital, ça sort d’une école, on va appeler ça du serious game »1. Aussi, ce qui les sépare l’un et l’autre ne semble pas se situer là où on

l’attendait.

Ce sont bien deux éléments différents qui ne permettent pas à leurs effets bénéfiques respectifs de s’opérer. Dans le cas des jeux vidéo classiques, qui dans la majorité des situations conduisent à des usages autorégulés, ce ne sont pas plus le temps de jeu que les contenus véhiculés qui induisent la construction de comportements néfastes pour les joueurs. Jeu traditionnel ou jeu sérieux, tous deux sont utilisés pour « apprendre quelque

chose, pour faire apprendre quelque chose, pour faire passer un message, pour collecter des données. [...] »2. Aussi, dans des jeux comme les Sims, ce sont bien les mécanismes du

consumérisme qui activent les leviers de récompense et enseignent aux joueurs que plus ils consomment, plus ils auront de chance de réussir dans un monde dont le design est calqué

1 Pierre BOULEY, François MOREL, ibidem, 19-20èmes minute. 2 Pierre BOULEY, François MOREL, ibidem, 37ème minute.

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sur celui des sociétés occidentales1. Les jeux, de manière implicite, transmettent un large spectre d’informations liées à la culture, comprenant également des facteurs de catatonie psychosociale pour ses utilisateurs. Cela vaut aussi pour les serious games. Même dans les jeux visant à développer les compétences professionnelles, persistent à être véhiculées les règles du jeu arbitraires présentant un caractère potentiellement contre-productif. Par exemple, le jeu Mission Refueling propose un avatar de chaque sexe pour ses utilisateurs. Les individus des deux sexes sont visés par ce jeu portant sur la sensibilisation des pilotes aux règles de sécurité en phase d’avitaillement sur aérodrome. Cependant, si l’avatar proposé au sexe opposé est dans une tenue neutre, on rappellera par l’avatar correspondant aux femmes que les talons et chemisiers à fleurs sont apparemment de rigueur sur les aérodromes. Ainsi, qu’il s’agisse des jeux vidéo traditionnels ou des serious game, ces deux types de contenus méritent la plus grande vigilance. En effet, s’ils peuvent conduire à un changement de comportements, il ne faut pas perdre de vue qu’ils touchent à des leviers d’action positifs tout autant que négatifs sur les compétences psychosociales.

Par ailleurs, jeux vidéo traditionnels et serious games posent également d’autres problématiques. Le manque de connaissance du secteur par le corps enseignant et l’environnement familial ne permettent pas un encadrement des pratiques. Le serious game

J’apprends l’énergie destiné à un usage en classe au collège et au lycée2 semble de prime

abord être destiné à l’apprentissage des conduites écologiques. Or, il apparait par la suite que ce jeu, commandé par un groupe pétrolier, enseigne finalement que l’usage des énergies pétrolières est indispensable au développement d’un environnement vert 3 . Comme

l’explique Julian Alvarez, le label « serious game » constitue une caution pour le corps enseignant et l’environnement familial qui ne sont tous deux pas en possession des ressources nécessaires pour opérer au choix des jeux, sérieux ou traditionnels, à utiliser. De la même manière, l’univers des jeux vidéo étant opaque pour l’environnement familial, il est tout aussi complexe aujourd’hui pour les parents de comprendre que le jeu mobile d’apparence inoffensif Blue Whales est un jeu dont les objectifs vont de l’automutilation au suicide4.

1 Pierre BOULEY, François MOREL, ibidem, 37ème minute.

2 Engie, J’apprends l’énergie, http://www.japprends-lenergie.fr/, date de mise en ligne inconnue, consulté le 23 avril 2018. Url : http://www.japprends-lenergie.fr/serious-game.

3 Pierre BOULEY, François MOREL, « Jouer, Apprendre », op.cit., 40ème minute.

4 Marie DE FOURNAS, « Blue Whale » le jeu morbide des réseaux sociaux qui pousse les ados au suicide », 20 minutes, http://wwww.20minutes.fr/, mis en ligne le 2 mars 2017, consulté le 23 avril 2018.

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Aussi, il apparait que les bénéfices des jeux se jouent tout autant en production qu’en réception. En production, l’identification de l’intention première du commanditaire donne un premier indicateur des effets potentiels du jeu sur la cognition des utilisateurs. D’autre part, le game design est d’une importance capitale puisque les choix qui seront opérés en termes de représentation graphique auront une incidence sur les concordances et analogies que produiront les utilisateurs entre les éléments représentés dans le jeu et dans les situations du quotidien. En réception, c’est donc l’éducation aux médias tout autant auprès du corps enseignant, de la sphère familiale et des utilisateurs de tous âges qui permettront une meilleure lecture des produits et de leurs contenus. Enfin, seule la communication permet de protéger les utilisateurs des effets néfastes des jeux. En effet, elle permet de lever le voile sur un secteur qui peut paraitre obscur et permettre ainsi une meilleure prévention des risques.

Cependant, même en répondant à ces quatre critères, rien ne garantit l’efficacité des jeux sur le changement de comportements. Comme en témoigne Julian Alvarez au sujet du très qualitatif McDonald’s Video game, ce jeu sérieux d’information et de sensibilisation sur l’industrie du fast food provoque paradoxalement l’envie de manger... dans des fast food. Le chercheur l’explique « [...] c’est que le capital sympathie de la marque était tellement

fort que même s’ils savent que derrière il y a des mécanismes qui peuvent ruiner la planète ou qui peuvent poser question sur son mode de fonctionnement, la publicité qui est associée à cette chaine de fast food est tellement ancrée dans nos circuits neuronaux depuis des années et des années que finalement on peut pas sur une partie de McDonald’s Video Game changer des comportements et au contraire cela réveille parfois des phénomènes ou des actions inverses »1. Cette problématique bien connue des communiquant de Santé Publique

n’est en revanche pas inhérente au secteur du jeu vidéo et reste visible sur de nombreux objets tels que le tabagisme. Aussi, le problème semble finalement se positionner sur le secteur du jeu vidéo en général et sur ses usages plus que sur ses contenus en particulier. En effet, comme en témoigne l’exemple de McDonald’s Video Game, il ne suffit pas d’une injection de jeu ponctuelle, voire sur ordonnance, pour régler un problème ou améliorer une aptitude. Contrairement à ce que dit la doxa, mieux vaut une pratique longitudinale et encadrée des jeux vidéo traditionnels et sérieux qu’une pratique anarchique. Car comme l’explique Yann Leroux, à la différence des autres médias, le média jeux vidéo est le seul

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dont la participation est au cœur de la construction d’un univers et lui seul permet de susciter autant de motivation pour pousser les personnes à effectuer un travail1.