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Rejet de l’assimilation à une qualification préexistante

Dans le document La mise à disposition d'une chose (Page 29-35)

45. La mise à disposition est fréquemment assimilée à la possession et à la détention. Cette confusion a lieu alors même que la possession et la détention forment déjà un « couple », se complétant souvent, se superposant parfois. La détention est habituellement définie comme « un pouvoir de fait exercé sur la chose d’autrui en vertu d’un titre juridique »82. Elle implique nécessairement une restitution83. À l’inverse, la possession est, elle, définie comme « un pouvoir de fait exercer sur une chose avec l’intention de s’en affirmer comme le maître, même si l’on ne l’est pas »84. Elle n’implique pas systématiquement de restitution, puisque la possession peut entraîner l’acquisition de la propriété par usucapion. La distinction entre les deux notions mérite un court développement.

46. Pour l’une comme pour l’autre des notions, la doctrine a dégagé deux éléments constitutifs : le corpus et l’animus. Le corpus est l’élément matériel, c’est-à-dire qu’il dépend du comportement du détenteur ou du possesseur. Pour que le corpus soit constitué, il faut que la personne concernée effectue sur le bien des actes matériels. Les actes juridiques sont, en principe, exclus de l’identification du corpus, bien que la jurisprudence ait parfois accepté quelques exceptions, mais toujours rattachées à un acte matériel. Il est important de noter que, par exception, en matière de possession immobilière, la perte du corpus ne se solde pas systématiquement par l’interruption de la

82 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, Paris : Presses Universitaires de France - P.U.F., 2007, 986 p..

83 Sauf cas de force majeure ou cas particuliers, comme, par exemple, lorsque le détenteur, en vertu d’un bail, se voit proposer le bien à l’achat et peut ainsi être dispensé de restituer le bien s’il s’en porte acquéreur, mais c’est alors un autre contrat.

84 Ib id.. V. aussi pour une définition similaire : Rémy CABRILLAC, Dictionnaire du vocabulaire

possession, la possession solo animo est acceptée. L’animus est le second élément constitutif, il en est l’élément intellectuel. Ce qui est recherché à travers l’animus, c’est l’intention de la personne. L’animus et son articulation avec le corpus ont fait l’objet d’une controverse célèbre85, née en droit allemand, au XIXe siècle, entre Friedrich Carl von SAVIGNY86 et Rudolf von JHERING87. R. DESGORCES,lui, rappelait la distinction entre détention et possession en ces termes : « Le corpus du possesseur est identique au corpus du détenteur. En revanche, l’animus du possesseur est différent de l’animus du détenteur »88.

47. Cela étant, cette distinction entre détention et possession, pourtant justifiée en théorie, est parfois éludée dans la pratique, tant judiciaire que doctrinale, et les deux termes sont parfois réduits à n’être qu’un « pouvoir de fait sur une chose », ce qui engendre un risque accru de confusion. Le législateur lui-même confond les deux termes, notamment dans les articles 2255 et 2256 du Code civil, puisque le premier dispose que

85 Le premier pose pour principe que le possesseur d’une chose doit avoir l’animus domini, c’est-à-dire l’intention de se comporter en maître (i.e. en propriétaire). Cette volonté peut émaner ne n’importe quelle personne, y compris une personne non propriétaire en droit, même de mauvaise foi – comme le serait un malfaiteur. Cette théorie a été, par la suite, qualifiée de subjective, car elle nécessite d’analyser les intentions du possesseur, propres au sujet observé. JHERING, quant à lui, a proposé une théorie plus « objective », en ce sens que ce ne serait pas la volonté réelle de la personne qu’il faudrait prendre en compte, volonté d’ailleurs fort difficile à appréhender dans la réalité de la pratique juridique, mais plutôt au regard d’une situation. Pour cet auteur, possesseur et détenteur ont tous deux la volonté de conserver le bien (animus tenendi). Le corpus sous-tendrait l’animus, car tout individu exerçant un pouvoir matériel sur une chose aurait la volonté (donc l’animus) de le faire. Il ne voit donc nulle prééminence de l’animus sur le corpus, bien au contraire. Il en conclut naturellement que la détention est englobée dans la possession. Sa pensée a été résumée dans un ouvrage célèbre85, « le droit accorde à tout occupant les effets de la possession et ne doit refuse le titre qu’en raison

d’une causa detentionis (raison tirée du contrat qui lie le détenteur au propriétaire). L’opposition se limite à permettre ou refuser au détenteur les actions possessoires. SAVIGNY refuse ceci aux détenteurs, tandis qu’IHERING le permet ».

SAVIGNY entend que l’animus soit apprécié in concreto, c’est-à-dire qu’il faut, selon lui, que les juges recherchent la véritable intention de l’occupant. Cette recherche est, dans les faits, quasiment impossible à réaliser, ce qui amène à analyser la situation in abstracto. Or, par ce biais, les deux théories deviennent, en pratique, très proches, car alors l’animus s’évalue à travers le corpus et le contexte factuel. Les auteurs85 relèvent d’ailleurs avec pertinence que, si le droit français utilise la théorie de SAVIGNY tandis que le droit allemand utilise celle d’JHERING, en pratique, le droit français depuis 197585 donne aux détenteurs recours à toutes les actions possessoires, il n’y a donc pas de différence dans l’application.

86 Friedrich Carl VON SAVIGNY, Das Recht des Besitzes : Eine civilistische Abhandlung, Giessen : Heyer, 1803.

87 Rudolf VON JHERING, Der Besitzwille, Zugleich eine Kritik der herrschenden juristischen

Methode, Vienne, 1889.

« la possession est la détention (…) » et le second parle de « possession pour autrui », ce qui correspond clairement davantage à la détention qu’à la possession89 !

48. Une autre question naît de la définition du doyen CORNU90 qui estime que la mise à disposition « consiste à rendre une chose accessible à son destinataire de manière à ce que celui-ci puisse effectivement en prendre possession ». Tout d’abord, que ce soit pour la détention ou pour la possession, l’assimilation opérée avec la mise à disposition n’est jamais directe. Très fréquemment, l’assimilation concerne un transfert. Sont ainsi qualifiés de mise à disposition certains transferts de possession – accompagnant parfois un transfert de propriété, par exemple – et certains transferts de détention – dans le cadre d’un bail, entre autres. Ensuite, dans la définition précitée, le verbe pouvoir, s’il est choisi à dessein, a son importance. En effet, l’auteur n’a pas écrit « afin que le destinataire en

prenne possession », mais « afin qu’il puisse en prendre possession », ce qui est très

différent. Le destinataire aurait-il le choix de prendre ou non possession de la chose ? Cela induirait que la mise à disposition n’est pas un transfert de possession, mais une offre de possession. Cependant, même si l’on ne retient pas cette analyse, le terme même de transfert – de possession ou de détention – interroge. Ainsi, peut-il réellement y avoir transfert de possession ? Pour rappel, la possession est classiquement constituée de deux éléments : le corpus, qui désigne des actes matériels réalisés par le possesseur, et l’animus, qui traduit l’intention du possesseur de se comporter comme le propriétaire du bien. Déjà, l’idée d’un transfert du corpus paraît instable. Le corpus étant un fait (le fait que le possesseur ait réalisé tel ou tel acte matériel), son transfert semble être un non-sens. Ensuite, l’animus constitue l’intention du possesseur, c’est une marque de sa volonté. Il ne s’agit ni d’une chose ni d’un droit (ni d’un virus !) ; l’idée que l’animus puisse être transmis est donc assez singulière. Une telle analyse remet ainsi en question le concept de « transfert de possession », de même que celui de « transfert de détention », pour les mêmes raisons91.

89 En réalité, on devrait plutôt parler de possession par autrui, qui correspondrait au corpore alieno, mais ce n’est pas ce qui est visé dans cet article.

90 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, Paris : Presses Universitaires de France - P.U.F., 2007, 986 p..

49. Une autre interrogation peut être soulevée au regard des biens susceptibles d’être mis à disposition. En effet, la mise à disposition recouvre aussi bien des biens corporels que des biens incorporels. Si la détention de biens incorporels – comme à l’occasion de la location ou l’usufruit de parts sociales ou d’un fonds de commerce, par exemple – ne suscite pas de difficulté particulière, la possession de biens incorporels et donc, partant, le transfert de possession de biens incorporels, a pu être l’objet de débats. Ainsi, si la Cour de cassation a plusieurs fois reconnu les effets de la possession en matière de meubles incorporels, elle a pourtant affirmé, en 200692, que l’article 2279 du Code civil (2276 aujourd’hui) ne s’applique pas aux biens incorporels. Pourtant, la possession de droits est reconnue, alors même que, par essence, un droit n’a pas de matérialité. Pour le professeur A. PELISSIER93, la possession doit s’entendre comme un pouvoir de fait sur un bien : « La possession se lit dans la relation de l’homme avec la chose parce que cette relation donne l’apparence, à tort ou à raison, de l’existence d’un droit. Traiter de la possession des droits, c’est confondre l’objet du corpus possessoire avec ses manifestations. Contrairement au parti pris dans l’avant-projet de réforme du droit des biens (…), la possession n’est pas l’exercice d’un droit, mais l’apparence, l’illusion de l’exercice d’un droit, manifestation qui provient de la relation entretenue avec la chose »94. Aucune distinction n’est alors nécessaire entre possession de bien corporel et possession de bien incorporel. Cela est donc valable également pour la mise à disposition en tant que transfert de possession, qui serait alors, suivant ce raisonnement, un transfert de pouvoir sur un bien95. Selon l’analyse retenue, la mise à disposition, assimilée aux notions de détention et de possession, pourrait donc être une offre de possession ou un transfert de pouvoir sur un bien, ce qui n’est guère clair.

50. Au surplus, les notions de transferts de possession et de détention, déjà fort proches l’une de l’autre, rejoignent une autre « paire » classique dans notre droit : la remise et la délivrance, auxquelles la mise à disposition est souvent assimilée.

92 Insérer référence de l’arrêt.

93 Anne PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, Paris : Dalloz, 2001, [Th. doct. : Droit privé : Montpellier I : 2000], 608 p..

94 Anne PÉLISSIER, « La possession à l'épreuve de l'immatériel », in Possession : une notion en

mutation ?, IRDAP, Bordeaux, Droit et Patrimoine, 13 juin 2013, n° 230

95 Voire sur la valeur que constitue ce bien pour certains biens incorporels dont le support ne présente, en lui-même, aucun intérêt (par exemple un livre ou un CD-Rom). V. sur ce point, JJ Mousseron (référence à citer, article Mme Pélissier).

51. « Fait de transférer à une personne la détention d’un bien, le plus souvent en exécution d’un contrat ». C’est ainsi qu’est habituellement définie la remise96. La remise, clairement identifiée comme intervenant principalement au moment de l’exécution du contrat, est ainsi intimement liée à la notion de détention, elle-même issue d’un contrat. Cette définition trouve déjà ses limites au regard de la situation contractuelle. En effet, une telle hypothèse cloisonne la remise bien davantage que le droit positif ne semble l’indiquer. Ainsi, ne serait-ce que dans le prêt à usage – ou commodat –, la remise occupe une place bien plus prépondérante. Les auteurs97 enseignent communément que le prêt à usage, contrat réel, se forme par la remise de la chose. Dans ce contexte, la remise intervient donc, non pas au cours de l’exécution du contrat, mais en tant qu’élément formateur du contrat. Bien évidemment, la place des contrats réels dans le droit positif diminue d’année en année, mais elle ne doit pas être réduite à néant pour autant. La remise semble donc déjà déborder de cette définition de « transfert de détention ».

52. Quant à la délivrance, qui va souvent de pair avec la remise, pour certains auteurs, elle rejoint sa compagne : « La délivrance consiste à laisser la chose vendue à la disposition de l’acheteur pour qu’il en prenne livraison. Elle ne transfère ni la propriété, ni la possession, mais seulement la détention de la chose vendue »98, on retrouve donc l’idée de transfert de détention. Cependant, la lettre de la loi, en l’article 1604 du Code civil, penche plutôt pour un transfert de possession : « La délivrance est le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l'acheteur ».

53. Pour résumer, la remise consisterait en un transfert de détention, quand la délivrance consisterait en un transfert de possession. Pourtant, comme cela a été soulevé99, l’idée d’un transfert, qu’il soit de détention ou de possession, ne semble pas

96 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Paris : Presses Universitaires de France - P.U.F., 2007, 986 p., ISBN : 213055986-3, op. cit.

97 Philippe MALAURIE, Laurent AYNÈS et Pierre-Yves GAUTIER, Les contrats spéciaux, 6ème éd., Paris : Defrénois, 2012, 710 p., V. aussi François COLLART-DUTILLEUL et Philippe DELEBECQUE,

Contrats civils et commerciaux, 9ème éd., Paris : Dalloz, 2011, 1027 p., Alain BÉNABENT, Contrats spéciaux, civils et commerciaux, 9ème éd., Montchrestien, 2011, 718 p.ou encore Pascal PUIG, Contrats spéciaux,

4ème éd., Paris : Dalloz, 2011, 510 p.

98 Henri MAZEAUD, Léon MAZEAUD et Jean MAZEAUD, Leçons de Droit civil : Principaux

contrats - Vente et échange, édité par M. DE JUGLART, 5ème éd., Paris : Montchrestien, 1979, 358 p. 99 Cf. supra, I) Possession et détention.

juridiquement cohérent, car il n’est pas concevable que le corpus et, a fortiori, l’animus de l’occupant soient transférables. Si le terme de transfert de possession est erroné, comment alors définir la délivrance ? Cette détermination est d’autant plus essentielle dans notre démonstration que la mise à disposition est très souvent assimilée à une délivrance. Ainsi, le doyen CORNU définit la mise à disposition comme une « modalité de délivrance qui consiste à rendre une chose accessible à son destinataire de manière à ce que celui-ci puisse effectivement en prendre possession »100. N. DECOOPMAN écrit, dans le même sens, que « la mise à disposition opère délivrance d’un bien »101. De nombreux autres auteurs assimilent délivrance et mise à disposition102. Il est donc nécessaire de mieux cerner la notion de délivrance, afin d’approcher celle de mise à disposition. Délivrer, au sens commun, c’est libérer (les deux mots partagent d’ailleurs la même étymologie). Délivrer, ce pourrait ainsi être libérer le bien de sa propre possession, donc l’interrompre, afin de permettre celle de l’autre (l’accipiens). Ce ne serait donc pas un transfert de possession, mais la succession de deux faits juridiques : la possession de l’un, qui cesse pour permettre la possession de l’autre, comme deux prises de pouvoir successives sur un même bien.

54. Quelle que soit la définition retenue, il apparaît que l’assimilation de la mise à disposition à la délivrance, la remise, la possession ou la détention – notions dont les contours demeurent encore parfois flous – n’en facilite pas la compréhension. D’autres pistes doivent donc être explorées afin de mieux cerner la mise à disposition.

100 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, Paris : Presses Universitaires de France - P.U.F., 2007, 986 p..

101 Nicole DECOOPMAN, « La notion de mise à disposition », RTD civ., 1981, p. 300 et s..

102 V. par exemple, P. PUIG, Contrats spéciaux, 4ème éd., Paris : Dalloz, 2011, 510 p., n°367. V. aussi Elisabeth TARDIEU-GUIGUES, « Exploitation du droit de marque : l'article L714-1 du code de la propriété intellectuelle », in JCl Marques - Dessins et modèles, Paris : LexisNexis, 2011, p. Fasc. 7400.

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