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La mise à disposition, qualifiant les données numériques

Dans le document La mise à disposition d'une chose (Page 153-156)

Conclusion du chapitre 1 : Les caractéristiques intrinsèques de la mise à disposition

SECTION 2 La vraie singularité des objets mis à disposition

II) La mise à disposition, qualifiant les données numériques

307. En faisant de certaines choses, habituellement rangées en dehors de la catégorie des biens, des objets de droits, la mise à disposition soulève une interrogation quant à la pertinence de cette catégorie. Déjà évoquée à propos des autorisations administratives, la question de l’adéquation de la classification des choses à la réalité de la pratique est similaire pour les biens numériques, pour des raisons pourtant différentes.

308. Dans un arrêt du 13 mai 2014339, la Cour de justice de l’Union européenne estime : « Partant, il convient de constater que, en explorant de manière automatisée, constante et systématique Internet à la recherche des informations qui y sont publiées, l’exploitant d’un moteur de recherche “collecte” de telles données qu’il “extrait”, “enregistre” et “organise” par la suite dans le cadre de ses programmes d’indexation, “conserve” sur ses serveurs et, le cas échéant, “communique à” et “met à disposition de” ses utilisateurs sous forme de listes des résultats de leurs recherches. Ces opérations étant visées de manière explicite et inconditionnelle à l’article 2, sous b), de la directive 95/46, elles doivent être qualifiées de “traitement” au sens de cette disposition, sans qu’il importe que l’exploitant du moteur de recherche applique les mêmes opérations également à d’autres types d’information et ne distingue pas entre celles-ci et les données à caractère personnel ». La mise à disposition est donc utilisée par les plus hautes juridictions à propos de choses dont la qualification est sujette à débat. Le domaine d’Internet, dont la rapidité d’évolution dépasse très largement les capacités des autorités à l’appréhender, et les outils informatiques de manière plus générale soulèvent des interrogations340.

309. En effet, la nature juridique des échanges numériques est complexe à cerner. La technicité (ne serait-ce qu’en termes de technique informatique) de l’article du

339 Arrêt de la CJUE du 13 mai 2014, affaire C-131/12, ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Audiencia Nacional (Espagne), par décision du 27 février 2012, Google Spain SL, Google Inc. Contre Agencia Española de Protección de Datos (AEPD), Mario

Costeja González.

professeur Ph. GAUDRAT341, pourtant écrit il y a presque une quinzaine d’années, n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Les juristes, comme la plupart des non-informaticiens, ont du mal à appréhender ces choses immatérielles, peut-être plus encore que les biens incorporels « classiques », qui suscitent pourtant, eux aussi, quelques a priori342. Ainsi, comme le note cet auteur, « numériser signifie étymologiquement “exprimer dans un système numéral” ». La transcription en une suite binaire, constituée de zéros et de uns, est, évidemment, non signifiante pour le commun des mortels, ce qui ne signifie pas qu’elle ne doit pas être prise en compte par le droit. Le procédé de numérisation, au sens restreint du terme, n’est qu’une forme de reproduction d’un original préexistant, au même titre qu’une photocopie. Ceci étant, la particularité de la technique, la rapidité de sa mise en œuvre et la démultiplication de sa portée amène à appréhender les choses numériques d’une façon particulière. En effet, ces choses sont, non seulement impalpables, comme le sont, de manière générale, les biens incorporels, mais elles sont, surtout, difficilement traçables, puisque leur circulation est invisible et extrêmement rapide. Un fichier peut circuler via Internet ou via un support matériel (clé USB, disque dur, etc.) sur des contenants multiples (ordinateur, tablette, baladeur, téléphone…). Les chemins sont donc innombrables et comme, au surplus, chaque mouvement d’un support à l’autre se fait généralement par un mécanisme de copie (« copier-coller », pièce jointe, téléchargement ou autre), le nombre d’exemplaires en circulation est incommensurable.

310. Ce développement technologique rapide dépasse souvent les capacités du système juridique à bien en appréhender les enjeux et peut inquiéter les acteurs ainsi débordés. Cette crainte se retrouve dans les observations du professeur Ph. REMY sur les écrits du doyen CARBONNIER quand il parle, à propos de l’évolution du contrat de dépôt du « cauchemar “moderne” de l’État-Léviathan [qui] est en passe d’être redoublé par le cauchemar “postmoderne” de la Société 2.0 (…) »343. Il semble simplement que le « progrès » technique, qui apparaît aujourd’hui sous le vocable « nouvelles

341 Philippe GAUDRAT, « Forme numérique et propriété intellectuelle », Revue trimestrielle de droit

commercial, 2000, p. 910. Dans cet article, l’auteur analyse beaucoup de mécanismes informatiques complexes,

ce qui démontre une maîtrise du domaine que beaucoup de juristes n’ont pas !

342 Cf notamment la thèse de Madame le professeur PELISSIER qui s’attache à déconstruire un certain nombre de ces préjugés, Anne PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, 2001, [Th. doct. : Droit privé : Montpellier I : 2000].

343 Philippe RÉMY, « Le dépôt est un contrat comme les autres (une relecture de Flexible droit) », Revue des contrats, 01 mars 2014, n° 1, p. 143.

technologies », effraie, à tort ou à raison. Comme l’a justement écrit G. FRIEDMANN dès 1970 : « Contrairement aux grands espoirs qui ont soulevé nos aïeux, nous savons désormais qu’aucune acquisition du progrès technique n’est une valeur irréversible. Toutes les techniques peuvent être, de manière plus ou moins efficace et dangereuse, retournées contre l’homme »344. Le danger du « tout numérique » ne doit pas empêcher les juristes d’intégrer le phénomène au sein du droit positif. Un tel bouleversement dans nos modes de communication et de production doit entraîner nécessairement une modification profonde de la notion de bien345 et, sans doute incidemment, de la notion de propriété346.

311. Qualifier de telles choses de « biens » n’est pas si évident. En en faisant un objet de droits, la mise à disposition éclaire d’un jour singulier les choses numériques, qui, de par leur omniprésence dans notre quotidien, ne peuvent rester en marge des catégories, ce qui démontre à quel point le droit doit être souple pour s’adapter aux évolutions de notre société347. Ces interrogations, plus anciennes, se retrouvent d’une manière similaire pour les informations.

344 Georges FRIEDMANN, La puissance et la sagesse, 1re éd., Editions Gallimard, 1970.

345 V. infra, Paragraphe suivant proposant une catégorie intermédiaire de choses entre choses hors commerce et biens.

346 Les capacités offertes par le réseau Internet amènent les praticiens du droit à appréhender des phénomènes à la limite de l’absurde, mais qui, relayés par des millions de personnes et produisant des revenus importants, ne peuvent être occultés. Les « mèmes » en sont un exemple récent. Ce terme, contraction entre « gène » et « mimesis » (« imitation » en grec), a été créé par le biologiste R. DAWKINS dans les années 1970346. Ce dernier postule que, tout comme les gènes transmettent des caractéristiques biologiques, il existe des éléments culturels qui se transmettent d'une personne à l'autre et sont, eux aussi, soumis à des mutations. En matière numérique, il s’agit d’un objet culturel (photographie, dessin, vidéo, citation, etc.), souvent humoristique, qui se diffuse très vite au sein d'une communauté en ligne. L’originalité tient en ce que chacun des membres de cette communauté peut se réapproprier l'objet et en créer sa propre version en ajoutant un mot ou un dessin, souvent absurde. C’est la circulation de toutes les versions déclinées par des milliers d’anonymes qui constitue le phénomène du « mème »346. Récemment, un mème, baptisé « doge », – en l’occurrence, la photographie d’un chien japonais entouré de quelques mots, objet de centaines de milliers de détournements en ligne – a fait l’objet d’une demande de marque déposée par une entreprise américaine. De manière un peu surprenante, le Bureau américain des brevets et des marques de commerce a accepté la demande le 8 juillet 2014. Ce n'est pas la première fois que la question du droit d’auteur s’applique aux mèmes. Les sociétés WARNER BROS et 5TH CELL avaient ainsi été poursuivies par les inventeurs des mèmes « Nyan Cat » et du « Keyboard

Cat », pour utilisation d’images sans permission ou compensation violant la copie et les droits déposés des

mèmes. Dans de tels cas, l’objet du droit est particulièrement complexe à appréhender ! Comme le souligne Monsieur G. BRANDY, « la puissance du mème réside dans l'anonymat des créateurs, permettant au web de

créer "lui-même" son propre contenu et de dépasser son statut de média »346. Ce genre de nouveautés au contenu assez « improbable » confronte la communauté des juristes à un certain défi.

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