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2.1 Réalité de la pression économique

Faute d’une culture économique, faute d’envie de s’y plonger, les acteurs considérant que leur mission se situe dans l’activité pédagogique, pour le commun des formateurs, pour le militant engagé, pour le permanent, tout ce qui relève du fonctionnement des marchés est perçu comme opaque. Dans ces organisations, l’activité gestionnaire et marchande est du rôle exclusif d’un tout petit nombre de responsables, voire du seul directeur associatif. Les dirigeants font souvent état de la fragilité économique de leur organisation, l’attribuant volontiers à la situation concurrentielle et aux aléas des marchés. Qu’il s’agisse d’une source d’incertitude, partant d’inquiétude périodique, n’est guère contestable. Aucun dirigeant d’organisation productive ne dirait le contraire. Mais y a-t- il réellement fragilité ?

Telle qu’elle est habituellement présentée, la notion est éminemment relative et subjective. On ne peut affirmer dans l’absolu l’existence des fragilités mises en avant. Elles sont ressenties. Il leur faut une comparaison.

La réponse doit prendre en compte plusieurs composantes.

Il faut tout d’abord rappeler que les activités des organismes de formation ne s’arrêtent pas à la formation dans l’animation, et qu’ils ont presque tous plusieurs autres types de ressources, fussent-elles limitées pour certains à de la formation421 : ils peuvent donc, au moins sur le principe, faire jouer une certaine péréquation économique entre ces différentes activités, même si un effondrement de l’une d’entre elles ne serait pas sans conséquence sur l’emploi. Cependant ce sont bien les formations de l’animation qui sont leurs activités les plus rémunératrices, au point que l’on peut évoquer à leur propos une configuration du type « vache à lait »422.

420 Le lecteur trouvera, dans les annexes « Analyse budgétaire de l’activité de formation » et « “À buts non lucratifs”

ne veut pas dire sans actifs », un examen détaillé des données budgétaires d’un organisme de formation que je peux considérer comme représentatif sur le plan financier : contrôle de gestion, compte de résultat, bilan, coût des locaux, trésorerie, masse salariale, contrats aidés, construction budgétaire, formation des militants à l’économie associative, ainsi qu’une analyse sur « La comptabilité comme investissement de forme, savoir d’action et activité sociale » (dans un encadré de la première de ces deux annexes). On y a trouvera entre autres des exemples de tableaux de données comptables (compte de résultat, bilan). Cf. également l’annexe (de la 1ère étape) « Les défis de la survie ».

421 Par exemple, et selon les organismes, des formations dans le domaine de la petite enfance, la santé mentale,

l’école, la citoyenneté, l’appui à la recherche d’emploi, la formation professionnelle pour le compte du CNFPT (fonction publique territoriale). Tous répondent aussi à des commandes spécifiques de grands employeurs : formations sur mesure, enquêtes et diagnostics, aides à l’élaboration de politiques éducatives, coopération internationale etc.

422 Expression, il faut peut-être le préciser, qui n’est pas à prendre dans une acception morale implicite mais dans le

cadre de la typologie élaborée par le Boston Consulting Group (publiée à la fin des années 1960 et qui reste d’actualité) : activité rémunératrice, dont la conception a été amortie et ne nécessitant pas d’investissement (matériel, de recherche). Cf. l’annexe « Faire semblant d’être pur des questions économiques ».

Dans l’animation volontaire domine en permanence l’incertitude quant au « remplissage » des stages, impossible à anticiper. Dans l’animation professionnelle, les organismes des Pays de la Loire sont soumis périodiquement à un appel d’offre concurrentiel qui conditionne tout ou partie de leurs productions des trois années suivantes, et qu’ils vivent donc comme un couperet. Mais force est de constater que, jusqu’à présent tout au moins c’est-à-dire au cours des décennies passées, la catastrophe redoutée ne s’est pas concrétisée : les organismes de la région continuent à exister, à s’ajuster à leurs marchés, à jouer les règles de la concurrence ou à jouer avec ses règles, et n’ont pas été supplantés par un concurrent venu d’ailleurs423. Et l’on peut douter que, acteurs politiques de tous bords confondus, les dirigeants de la Région prendraient réellement l’option de mettre la totalité des organismes de formation régionaux en danger par un résultat d’appel d’offre qui leur serait défavorable424.

Si donc l’on veut se donner un point de comparaison quant à cette question de la fragilité économique, on peut prendre comme repère le « carnet de commande » habituel des entreprises, singulièrement des PME425. Nombre d’entre elles ont une visibilité limitée à quelques jours, quelques semaines, au mieux quelques mois. Usuellement – et bien sûr selon leur métier –, elles considèrent un horizon de plusieurs mois à la fois comme confortable économiquement et contraignant sur le plan productif, car elles sont alors en butte aux reproches – voire pire – des clients qu’elles font attendre. À l’aune de cette comparaison, et à l’opposé des dires de leurs dirigeants les plus pessimistes, les organismes de formation paraissent en position particulièrement confortable. Une fois le marché de la formation professionnelle attribué, ils ont un carnet de commande qui correspond à trois années d’activité assurée et autant de temps pour se préparer à l’appel d’offre suivant, dont l’échéance est prévisible. Qui plus est, cet horizon n’est pas assorti d’une pression du client ou du donneur d’ordre sur les délais. Ils sont entièrement maîtres de leur configuration de production et savent parfaitement prévoir, à quelques marges près, leur plan de facturation (donc de trésorerie). La construction budgétaire de cette activité est fiable, ce qui leur permet de décider des ressources et investissements à mettre en œuvre. Du côté des formations de l’animation volontaire, si les variations d’une année sur l’autre peuvent être significatives426, elle ne relèvent pas du tout ou rien. Dans ce domaine, les difficultés rencontrées par les organismes, en

423 Les appels d’offre de marché public sont à diffusion européenne.

424 En réalité, dans le jeu concurrentiel, les organismes de formation régionaux craignent principalement ce qu’ils

nomment les « industries de formation » que sont pour eux l’AFPA et les GRETA, qui sauraient vraisemblablement se rendre tout à fait crédibles dans une réponse à appel d’offre, et serviraient au moins à la Région à faire pression, ne serait-ce que sur les prix, sur les organismes régionaux.

425 Puisque les organismes de formation ont la taille de PME.

426 Au cours des cinq dernières années, elle a été plusieurs fois supérieure à 10 %, à la hausse ou à la baisse d’une

année sur l’autre, et l’on peut s’attendre à une diminution encore plus importante du fait du tarissement de l’emploi en péri-scolaire.

particulier la baisse de leurs taux de remplissage, résultent d’ailleurs directement de leurs pratiques concurrentielles au moins autant que des variations du marché.

Si le point de comparaison était le retour à une subvention permanente de fonctionnement assurant une stabilité des ressources à long terme, telle que la souhaiteraient les organismes qui affirment que la formation devrait être gratuite, alors s’imposerait clairement une appréciation de fragilité.

Hormis ce cas, le discours sur la fragilité demeure pourtant, et n’est guère contesté en interne. Il est avant tout le fait des dirigeants salariés, qui ont la responsabilité de la gestion financière de leur organisme. Ils ont raison dans la mesure où attirer les clients individuels (dans l’animation volontaire) et gagner des appels d’offre (dans l’animation professionnelle) ne va pas de soi et nécessite travail et vigilance. Mais mon hypothèse en la matière est que les propos réitérés sur la fragilité ont d’autres fonctions que la description objective d’une situation factuelle. À usage externe, ils fonctionnent comme une confirmation du discours général sur la fragilisation des associations malgré leur contribution sociale, réputée insuffisamment reconnue ou exagérément instrumentalisée par les pouvoirs publics, donc comme une déclaration d’injustice morale et comme une plainte préventive. En interne surtout, ils ont pour effet, et peut-être pour vocation, de conforter la subordination des permanents, de susciter l’engagement des bénévoles et surtout d’assujettir les velléités de contrôle et de débat des administrateurs, contre-pouvoir potentiel. Il dit, en substance : « nous sommes fragiles, pas de divergences ! » ; et : « laissez faire ceux qui maîtrisent les questions financières », à savoir le directeur associatif.

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Il faut toutefois examiner cette même question sous un autre angle. L’étude du système de comptabilité analytique d’un organisme de formation427 montre que celui-ci comptabilise ce qui relève de son fonctionnement et de la « vie associative » séparément de ses activités productives428. Les premières sont pourtant nécessaires aux secondes. Les dirigeants suivent ainsi un indicateur leur donnant en pourcentage le poids des frais de fonctionnement rapporté au chiffre d’affaire des formations. Couramment, les organismes raisonnent de manière similaire, qui cherchent ordinairement à couvrir leurs « frais directs affectés » – donc hors frais de structure – et décident de l’ouverture ou non d’une session de formation sur ce critère. Cette façon de faire, qui informe une manière de voir et de comprendre leur activité, les amène à avouer en privé que les formations de l’animation sont lucratives. Tous les acteurs hors des organismes de formation en sont donc

427 Cf. l’annexe « Analyse budgétaire de l’activité de formation ».

428 Contrairement à ce que font généralement les entreprises qui affectent, moyennant des clés de répartition, leurs

également persuadés429. Cette analyse économique de leur activité est congruente avec les exigences de la plupart des appels d’offre ou appels à projet, qui imposent un taux faible de prise en charge des frais de structure, frais pourtant souvent très limités430. C’est même là un des intérêts – économiques – des donneurs d’ordre à faire appel au monde associatif. Au nom d’une culture de l’efficacité, ces donneurs d’ordre veulent payer pour ce qu’ils achètent et non pour la structure sous- jacente. Survivre devient dès lors très difficile pour les associations qui cumulent ce type de ressources issues des marchés publics. En apparence, ce sont des entrées d’argent, et ces associations font feu de tout bois, dans un opportunisme commercial de bon aloi ; en réalité, cela creuse à chaque fois leurs difficultés économiques du fait d’une prise en charge insuffisante des frais de structure. Si les associations que j’étudie sont économiquement fragiles, c’est plutôt en raison de ces mécanismes que parce qu’elles sont mises en concurrence par les mêmes marchés publics.

« De nombreuses fondations redistributrices [...] s’alignent – consciemment ou non – sur ces standards qui imposent des maxima de prélèvements pour frais de gestion (généralement moins de 10 %). Pour un OSBL non subventionné, sa pérennité est vite menacée. »431

Les organismes de formation sont dès lors relativement dépendants des dispositions réglementaires qui leur permettent de minimiser leurs coûts de fonctionnement, comme jusqu’en 2017 les emplois aidés432. Ils s’efforcent également d’utiliser d’autres solutions d’économie de dépenses, telles par exemple que la contribution de formateurs bénévoles et l’organisation de stages de formation en demi-pension433.

Dans ce paysage, les formations de l’animation volontaire apparaissent comme un ballon d’oxygène : c’est le seul marché où, la clientèle étant non institutionnelle et atomisée, les organismes de formation fixent librement leurs prix, dans les limites du jeu concurrentiel s’entend434.

429 Et j’ai entendu affirmer cela jusqu’au Ministère de la Jeunesse et des Sports.

430 Cf. l’article de Rodolphe Gouin, 2018, cité infra. Le rapport approfondi de la société KPMG sur les « modèles

socio-économiques des associations » développe le même type de constats.

431 Rodolphe Gouin, 2018, en ligne. Cet article, simple et d’une grande clarté, donne pleinement la mesure du

déséquilibre engendré par les raisonnements des financeurs, donneurs d’ordre, investisseurs, s’appuyant sur la bonne volonté sociale des acteurs associatifs et de leurs membres actifs. OSBL = Organisme sans but lucratif. Pour les CEMÉA étudiés dans l’annexe « Analyse budgétaire de l’activité de formation », le compte de résultat 2017 donne des frais de fonctionnement de l’ordre de 13 % du chiffre d’affaires.

432 L’utilisation qui était faite par les organismes de formation des contrats aidés et leur poids économique est étudiée

succinctement dans l’annexe « Analyse budgétaire de l’activité de formation ». À ces emplois aidés, en voie de disparition depuis l’automne 2017, il faut ajouter les services civiques, dont ils font un usage abondant (on observe à l’occasion un effectif de jeunes gens en service civique supérieur à l’effectif salarié, ce qui n’est bien sûr pas sans poser de problèmes d’encadrement, et d’utilité du dit service civique pour les volontaires concernés).

433 Cf. à ce sujet l’encadré infra « Quand la logique économique s’immisce dans les pédagogies » (§ 2.3.2).

434 Comme on le verra ci-après, il est difficile de faire admettre aux acteurs de ces organismes que le marché est un