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1.4 Le « programme institutionnel » des formations de l’animation

Dans quelle mesure peut-on comprendre les caractéristiques contemporaines de l’activité de formation dans l’animation comme le résultat du « déclin » d’un « programme institutionnel » ? Essayons dans un premier temps de caractériser celui-ci puis examinons ses manifestations actuelles.

1.4.1 - Le projet

Programme.

On peut considérer que le programme institutionnel, élaboré dès le début des formations de l’animation par ses créateurs335, est tout à fait similaire à celui de l’institution scolaire. Il ne faut guère s’en étonner compte tenu de ses origines, l’éducation populaire comme volonté de prolonger la socialisation scolaire hors les murs, singulièrement à destination des perdants du jeu social, c’est- à-dire principalement des classes populaires. Ce sont aussi ses acteurs historiques qui font la continuité entre école et animation : principalement des enseignants dont le souhait était d’échapper aux lourdeurs de leur institution pour tenter, mettre en œuvre, rapporter dans leur cadre professionnel des expériences pédagogiques.

« La cohérence et l’unité du système venaient [...] de cette formation qui “clonait” des enseignants sur le même modèle […]. […] chaque enseignant travaillait de manière autonome […] tout en appliquant les mêmes méthodes et en poursuivant les mêmes objectifs que ses collègues. »336

L’animation en général, ses formations en particulier, offraient ainsi aux formateurs historiques l’occasion de mener à bien dans un autre cadre institutionnel, sous une autre forme, et dans leur sentiment avec plus de latitudes et plus de liberté, le programme institutionnel de l’école. La colonie de vacances contemporaine en reste d’ailleurs marquée, porteuse qu’elle est de ce que J. Houssaye nomme « la forme scolaire »337.

335 Parce qu’auparavant en gestation. Cf. à ce sujet l’annexe « Les origines des formations de l’animation ». 336 François Dubet, 2002, p. 90.

337 Jean Houssaye, 1998. Sur un mode bien plus critique, Ronan David et Baptiste Besse-Patin (2012) font plus

récemment le même type de constat et étendent la même critique aux formations de l’animation. Il faut situer l’époque de l’invention de ces formations et le terrain de l’animation comme également pleinement et encore celle des luttes d’influence entre l’État et l’Église, « temps héroïques où l’instituteur était le prêtre de la République combattante » et « L’école élémentaire […] une sorte d’incarnation du type idéal de l’institution laïque. »

conçue comme un processus paradoxal de création de conduites et d’acteurs conformes, et de sujets conscients d’eux-mêmes, obligés et capables d’être libres et de gouverner leur vie. Il y a un principe de continuité du contrôle social à la subjectivation. Cette croyance caractérise ce que nous avons appelé le programme institutionnel. »

« Ainsi, parce que l’école de la République, comme celle de l’Église auparavant, arrache les enfants aux seules mœurs de leur famille, de leurs coutumes et de leurs habitudes, elle leur permet d’être les acteurs d’un monde plus vaste, et par là, de devenir les sujets capables d’évaluer leur monde et leur expérience d’un point de vue universel. »

« Plus que le contenu, c’est la forme scolaire qui fait la pédagogie, c’est la discipline qui socialise et éduque à la fois. “Une pédagogie n’est pas seulement un répertoire de matières enseignées ou une organisation méthodique d’apprentissage : c’est avant tout une organisation de l’espace temporel, une diète déployée sans relâche dans l’intervalle entre le réveil et le coucher.” »338

Depuis leurs origines, toutes les caractéristiques d’un programme institutionnel sont, ou du moins étaient, réunies dans les formations de l’animation : une organisation en « sanctuaire », isolé du monde extérieur, dont le temps et l’espace sont maîtrisés et réglés, produisant des rites au fondement d’un puissant mécanisme d’alignement, au moins apparent, du « groupe stage », stagiaires et formateurs ; un processus de socialisation explicitement visé, même s’il n’est pas ainsi dénommé, s’appuyant sur des dispositifs d’enrôlement et de persuasion ; un initiation à la valeur et l’importance d’une interrogation sur soi, pour apprendre (se former) et donc pour se renouveler, pour coopérer et travailler en équipe, pour s’adapter à ses publics, pour être créatif dans ses activités, pour mettre au jour ses propres « valeurs » et son projet de vie ; une incitation à la découverte d’un monde plus vaste que la famille et, surtout, que l’école ; une invitation, ce faisant, à l’initiative, à l’autonomie, à la prise de responsabilité, d’une certaine façon à la construction consciente de soi.

« C’est par et grâce à cette mise en activité des publics que les animateurs poursuivent les finalités du métier : autonomisation, socialisation, citoyenneté, culture. »339

Ces intentions étaient le plus souvent tout à fait explicites de la part des formateurs au moins expérimentés et, par fréquentation et imprégnation, le devenaient de leurs jeunes camarades. En bref, une conception et une organisation qui permettent de s’emparer des individus et, fussent-ils de jeunes adultes, de produire la socialisation visée.

(François Dubet, 2002, pp. 87 et 88).

338 François Dubet, 2002, respectivement pp. 40, 41 et 91. L’auteur fait référence à Norbert Elias, 1985, La société de

cour, Paris, Flammarion. Il cite Jean Starobinski, 1983, Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, p. 107. On

retrouvera de manière frappante le propos de ce dernier auteur dans les mécanismes qui font l’efficace des formations de l’animation et des « regroupements » (moments de travail collectifs) de formateurs.

chances de s’affirmer qu’elle se réfère à un corps de doctrines et de principes perçus comme fortement homogènes et cohérents. C’est même une des tâches essentielles de ce programme que de produire cette unité. […] Les prêtres et leurs successeurs laïques revendiquent le monopole d’une violence psychique légitime placée au-dessus de celle des familles et indépendante de celle des gouvernements. C’est ce qui explique que le programme institutionnel […] repose toujours sur des principes “sacrés”, des principes homogènes opposés à la diversité et à l’éclatement du monde […] susceptibles de produire des individus eux aussi universels à côté et “au-dessus” de leurs croyances et de leurs mœurs particulières. […] En principe, l’universel ne peut céder devant le particulier. »340

En général dès leur création, les pères – et mères – fondateurs des organismes de formation ont pris soin de formuler leur « doctrine »341, et sont régulièrement rappelés et encore cités de nos jours avec révérence. Si l’une des faiblesses manifestes de l’animation est l’absence d’un corpus propre de connaissances342, cela n’a jamais constitué une gêne pour ses acteurs historiques puisque, justement, ils se référaient à leur propre corpus, celui de l’école.

Les organismes de formation de l’origine, en nombre très réduit, ont imprimé leur marque sur les formations, ne serait-ce que parce qu’ils ont formé les formateurs des organismes qui ont été créés au fil du temps. De même que leur formation initiale identique a longtemps assuré l’homogénéité des manières de faire des enseignants, de même la conception initiale des formations de l’animation, quasi stabilisée dès l’origine s’est transmise et a perduré343. Elle a produit un savoir faire d’enrôlement des participants – et d’enrôlement des formateurs – qui est commun à toutes les formations de tous les organismes. Cette continuité est également aisément observable dans l’animation professionnelle : on pourrait penser que ses formations, dont la durée, la forme, et de nos jours le public sont nettement différents de celles de l’animation volontaire, auraient fait l’objet d’une « invention » autonome : ce n’est pas le cas, les formateurs et les pédagogies étant les mêmes, ainsi dans une large mesure que les contenus, simplement plus développés du fait d’un temps disponible plus important.

340 François Dubet, 2002, p. 28.

341 Cf. l’encadré « Des valeurs... » dans l’annexe (de la 2ème étape) « “Je leur ai dit que j’encadre une formation

politique” ».

342 Il n’est que de voir le contenu de la bibliothèque d’un organisme de formation pour s’en convaincre.

343 François Dubet (2002, p. 90, note 7) fait remarquer : « C’est ce que B. [Basil] Bernstein qualifie de régulation

sérielle, chacun faisant la même chose que tous parce qu’il possède le même “programme” : Classes et

pédagogie : visibles et invisibles, Paris, OCDE, 1975. » On peut expliquer cette homogénéité en suivant l’analyse

d’André Leroi-Gourhan, déjà évoquée, à propos de la conception achevée des objets : les modifications ne peuvent alors plus porter que sur leur esthétique.

« Le principal facteur d’affaiblissement du programme institutionnel est le recul de ce modèle bureaucratique et vocationnel, et le développement d’organisations complexes, ouvertes sur leur environnement et dans lesquelles ce programme a fini par se dissoudre. Il ne s’agit pas seulement d’un processus de diversification et de rationalisation croissantes, mais d’un véritable changement de nature affectant la légitimité et les formes du travail sur autrui, ainsi que la définition des “objets” de ce travail qui deviennent progressivement des usagers ou des clients. Le travail sur autrui est de moins en moins conçu comme la mise en forme technique et professionnelle d’une vocation. Depuis les années soixante, toutes les activités de travail sur autrui sont emportées par une professionnalisation croissante [...] ».

« Dans tous les cas, cette professionnalisation opère un déplacement de la légitimité, car la légitimité en valeur, celle qui repose sur le caractère “sacré” de l’institution, cède le pas devant une légitimité rationnelle, fondée sur l’efficacité du travail accompli et sur des compétences estampillées par des procédures légales. »

« Quant aux programmes institutionnels issus du mouvement ouvrier, comme le travail social et l’animation culturelle, ils voient aussi s’éloigner les valeurs qui les ont fondées au profit d’une politique de services ; les mouvements d’éducation populaires [sic] sont devenus des entreprises de loisirs. »

« Là encore, les “pères supérieurs” des ordres réguliers ont cédé le pas devant des administrateurs de haut niveau doublés de politiques adroits et influents et de managers capables de mobiliser leurs troupes. »344

Former des animateurs consistait finalement à produire des sujets sociaux autonomes, conscients de leur place de citoyens, et à les convaincre que l’éducation – au-delà de l’animation – était un levier essentiel d’amélioration de la société. Au fil du temps, et avec la disparation de ces acteurs privilégiés du programme institutionnel qu’étaient les enseignants, les ambitions des formations et des formateurs de l’animation se sont réduites345. S’ils ont conservé de leur prédécesseurs la critique des pédagogies scolaires, ce n’est plus dans le but de les faire évoluer – car ils n’en sont plus des acteurs – mais comme modèle repoussoir, entraînant avec elle le rejet des savoirs constitués ; ils ont reformulé l’ambition de développement citoyen des participants en celle de leur « apprendre à penser »346 ; ils visent non plus la transformation de la société mais celle de

344 François Dubet, 2002, respectivement pp. 61, 62, 60 et 64.

345 Plus que des contributeurs importants à la critique institutionnelle de l’École des années 1970, les enseignants

animateurs (souvent directeurs) et formateurs des années 1970 et 1980 étaient surtout des praticiens de la pédagogie à la recherche de possibilités d’expérimentation pédagogique hors de leur institution. Sur celle-ci, ils n’ont guère publié. Le livre « “A moi !” Pour une écoute des adolescents » (Jean François, 1983, Éditions du Scarabée), ouvrage écrit par un professeur de lettres de lycée et militant des CEMÉA (de 1956 à 2016 !), est caractéristique de cette production, son titre explicitant le type de recherche mené par l’auteur et tous ceux avec qui il travaillait au sein de son organisme de formation. On pourrait résumer le plaidoyer de l’auteur par l’idée :

les élèves sont en même temps des adolescents. Certains de ces enseignants ont pu « échapper » à l’Éducation

nationale en devenant permanents de leur organisme de formation. Ils se sont alors consacrés à leur nouvelle activité, l’animation, dans l’esprit de recherche pédagogique qui avait guidé leur parcours antérieur.

346 Ce qui suppose qu’il se considèrent, non seulement chargés de cet apprentissage, mais capables de produire cette

compétences d’animateurs qu’à les séduire pour leur donner envie de faire de l’animation ; refusant de « faire de la technique » car ayant le sentiment d’y dévoyer leur rôle et d’y diluer la noblesse supposée de l’animation348, ils font de la réflexivité une fin de soi de la formation, visant parfois même l’éducation politique des participants comme un but plutôt que comme une conséquence349 .

La transformation des différences sociales entre formateurs et stagiaires ont amoindri la domination « naturelle » des premiers, obligés d’utiliser des procédés de « domination pédagogique »350, domination qui est également mise à mal de nos jours par la concurrence majeure que constituent Internet et les réseaux sociaux, sources alternatives de ce que les intéressés croient être des connaissances351. La puissance d’enrôlement des dispositifs de formation, pratiqués quasiment à l’identique depuis des décennies, est désormais au service d’une fragilisation des défenses des individus et d’une transformation qui tourne plus ou moins à vide car on ne voit plus bien quel en est le but puisqu’elle n’est plus au service d’un projet social ni même d’un apprentissage.

La formation, en se codifiant, s’est rationalisée ; sa visée d’efficacité productive relativise les valeurs qui la fondent352. Les dirigeants associatifs sont devenus de fait des managers, des gestionnaires et des « communicants », et sont parfois directement issus des écoles de commerce.

347 Pour un exemple, cf. l’annexe (de la 2ème étape) « Une discussion à propos de l’objectif de transformation

sociale ».

348 Cf. l’annexe (de la 2ème étape) « L’animation et la formation sont-elles techniques ou politiques ? »

349 L’autonomie – qui était plus un résultat qu’une déclaration d’intention du programme institutionnel de l’école –

est dorénavant au cœur des intentions affichées discursivement par les acteurs de l’animation et singulièrement par leurs hérauts, les organismes de formation. Elle s’y est érigée en norme, qui n’est en rien isolée de celles de la société. On trouve des déclarations d’intention à ce sujet dans tous leurs « projets associatifs ». Le « Conseil scientifique » des Francas a même publié un ouvrage à ce sujet, dont les contributions sont très marquées par un lecture spontanée et par la doxa de cette notion. Cf. Patricia Loncle (dir.), 2014, Usages et pratiques de

l’autonomie. Décoder pour agir, Paris, L’Harmattan.

350 Par exemple des apprentissages méthodologiques qui ont toutes les apparences de fins en soi mais servent à

« donner prise » sur les stagiaires ; des dispositifs de « parole libre » qui sont plutôt utilisés pour protéger de la contestation le cadre de formation ; chez certains, une utilisation des procédures d’évaluation transformées en méthodes de contrôle panoptiques. Cf. l’annexe (de la 4ème étape) « Introduction à la domination pédagogique » ainsi que toutes les annexes suivantes, qui en sont autant d’illustration observées dans les formations contemporaines.

351 La presse constituait antérieurement une source d’information potentiellement concurrente de l’institution

scolaire. Mais Internet représente une ressource infiniment plus accessible, plus abondante, plus variée pour qui cherche la diversité, plus émiettée aussi. Par ailleurs, la presse n’offrait pas à la demande des informations, des idées, des solutions pour, par exemple, organiser une veillée ou connaître les besoins physiologiques des jeunes enfants. Les formateurs, animation volontaire et professionnelle confondues, font très régulièrement travailler « en autonomie » leurs stagiaires sur de telles questions sans avoir à leur fournir de documentation, sans en disposer, pour une partie d’entre eux sans la connaître. Ce faisant, ils confirment la position potentiellement concurrentielle des sources informatiques vis-à-vis de leurs propres savoirs.

352 Et ce mouvement, qui n’est pas que celui des organismes de formation, a été accompagné par une conception du

BPJEPS et du DEJEPS basée sur un « référentiel de certification » qui est organisé en « compétences » présentées de manière organisée, segmentée, très détaillée, structurée de manière arborescente, quasi mécanisée.

organismes d’en produire, ont transformé peu ou prou les participants en clients acheteurs de diplômes. Le but des formations est alors devenu de vendre et de leur donner envie de revenir, c’est- à-dire d’acheter à nouveau, donc de les satisfaire sinon de les séduire ; de produire des producteurs, c’est-à-dire des formateurs ; d’assurer l’équilibre financier des organismes.

Si toutefois le programme institutionnel des formations de l’animation est considérablement affaibli par comparaison avec son « âge d’or » des années 1960, s’il s’est, au moins partiellement, transformé en activité vendue par « des entreprises de loisirs »353, il n’en reste pas moins que, au moins en discours, les buts s’affirment les mêmes :

« Mais il s’agit toujours d’une question de salut, celui des professionnels et de leur altruisme, celui des individus et des groupes qu’ils sauvent ou qu’ils condamnent quand ils manipulent des biens symboliques, des normes, des règles, des conseils et des promesses de paradis hors du monde avec le repentir, ou dans le monde avec les diplômes, les aides sociales ou la guérison... »354

et ici avec des promesses d’autonomie, d’émancipation, de capacité à prendre des responsabilités ou à penser par soi-même, ou même « simplement » de passage à l’âge adulte.