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2.4.2 Un marché biface ?

Dans quelle mesure la formation professionnelle est-elle un marché biface ?

La comparaison avec les manifestations canoniques de ce concept économique, telles qu’utilisées par les auteurs pour décrire ce type particulier de marché, constitue un analyseur. Il apporte un supplément de compréhension du fonctionnement du marché de la formation professionnelle et de la manière dont il influence cette activité560.

Si l’on applique le schéma de base du marché biface à celui de la formation professionnelle de l’animation, les deux « faces » concernées sont, d’un côté un marché de clients individuels, de l’autre un marché du financement tel qu’exposé ci-dessus, l’un nécessitant l’autre : les financeurs ne s’engagent dans un dispositif de contribution financière que s’ils peuvent compter qu’il y aura des bénéficiaires, que le ou les organismes retenus sauront s’attirer une clientèle de stagiaires potentiels et si possible de qualité ; ces derniers, du moins ceux qui sont éligibles, ne sont intéressés par l’organisme et prêts à s’engager dans une formation que parce qu’existe pour eux cette possibilité de financement. Il y a donc bien interaction ou interdépendance entre les deux acteurs par l’intermédiaire de ce que les économistes nomment une plate-forme, en l’occurrence les organismes de formation.

En échange des sommes déboursées, l’organisme offre son savoir-faire pédagogique et sa capacité à conduire les stagiaires au succès lors des épreuves certificatives ; mais aussi sa réputation, qui lui attire des candidats, son réseau de contacts et, singulièrement, d’employeurs potentiels pour leur « placement » ultérieur ; et enfin, compte tenu des exigences du marché du financement, sa capacité à « accompagner » les diplômés dans la recherche d’un emploi. Notons que, de ce point de vue, les organismes associatifs qui fédèrent des employeurs (Francas, Ligue de l’enseignement FAL, UFCV, Familles Rurales par exemple) sont bien mieux placés que ceux qui n’ont que des activités de formation (CEMÉA, AFOCAL, CREPS par exemple).

En élargissant le champ d’observation, chaque organisme est inséré dans un réseau relationnel qui entre autres lui fournit, et des « lieux d’alternance », et des certificateurs bénévoles pour les épreuves correspondantes. C’est bien la qualité et l’étendue de ce réseau qui est susceptible de permettre aux organismes de répondre à l’exigence de la Région en matière de suivi et d’emploi de ses stagiaires. In fine, les deux types de clients visent un même objectif, l’emploi, et jugent comparativement les organismes sur ce critère prioritaire.

560 Pour quelques explications sur la notion de marché biface, cf. l’annexe : « Un marché biface, de quoi s’agit-il ? ».

On pourrait également formuler l’hypothèse théorique que l’on a affaire à une situation de « double monopole ».

Dominique M., directeur régional de Familles Rurales : « Nous, sur le BP [BPJEPS], on est à près de 100 % d’emploi. Pour le DE [DEJEPS], c’est plus compliqué, parce qu’il y a pas mal de gens en reconversion, et des gens qui sont pas prêts, avec des difficultés à la sortie [de la formation]. Là, on est plutôt à 70 % d’emploi. »

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Quelle est la dépendance de ces mécanismes au nombre de clients de part et d’autre ?

Pour la facette « clients participants », il est clair que l’efficacité de l’aide à la recherche d’emploi dépend avant tout de la qualité des stagiaires telle qu’elle sera appréciée par les employeurs. Ainsi de Philippe T., employeur à la retraite561, ancien de l’UFCV quand il affirme que, en tant qu’employeur, il avait une préférence pour les stagiaires issus des CEMÉA :

« Moi, en tant qu’employeur, même si je venais de l’UFCV, je préférais embaucher des stagiaires des CEMÉA. Parce qu’ils étaient meilleurs pour mes besoins. En particulier, ils avaient plus travaillé l’écrit, l’expression écrite. Et ça, c’était important pour moi, parce que pour monter des dossiers ensuite… »

Cette qualité des stagiaires suppose, pour l’organisme, de pouvoir attirer des candidats en nombre afin de procéder à la sélection la plus avantageuse, en qualité et en effectif. Encore faudrait- il s’entendre sur l’idée de « qualité » d’un stagiaire : perçu comme un bon animateur ; comme susceptible de satisfaire aux épreuves de certification ; comme ayant une bonne employabilité ? Ces critères peuvent bien sûr diverger562. Pris au sérieux, ils sont de nature à influencer la totalité du dispositif de formation : de manière évidente, le processus de sélection initiale ; partant, les contenus de formation et les pédagogies ; mais aussi les dispositifs de certification, choix des formateurs et des certificateurs, les modalités de suivi de l’alternance, etc.

Les organismes auraient donc, pour optimiser leur placement, intérêt à un tri sévère d’un nombre limité de stagiaires retenus parmi une abondance de candidats. Mais cette restriction va à l’encontre de la logique économique consistant à augmenter le nombre de stagiaires pour améliorer chiffre d’affaire et marge. Que font-ils en pratique ? Cela dépend de nombreux facteurs, dont les principaux sont en réalité, principalement leur situation financière générale (solidité ou fragilité, carnet de commande bien rempli ou incertain, dépendance ou non au financement public de leurs autres activités), et secondairement la place donnée aux préférences pédagogiques des formateurs en termes d’effectif de promotion. Sans surprise et dans l’ensemble, les organismes en bonne situation se permettent de diminuer cet effectif jusqu’à un niveau proche du seuil d’équilibre, accordant la priorité aux conditions matérielles et pédagogiques de leur activité, quand les autres cherchent à le gonfler, au détriment de ces mêmes conditions. Ainsi, pendant que les CEMÉA, utilisant en 2015 et 2016 la justification d’une abondance de candidatures à l’entrée en formation,

561 Encore actif puisqu’il représente le collège employeur dans les jurys régionaux du BPJEPS.

562 La « qualité » d’un stagiaire est appréciée principalement par le formateur lors de la sélection initiale, et par

ont fait monter leurs promotions jusqu’à la limite autorisée par la Région – de trente personnes –, Familles Rurales au contraire affirme de son côté :

Dominique M., directeur régional de Familles Rurales : « La question de base qu’on se pose, c’est : est-ce qu’on rentre dans nos frais directs affectés, est-ce qu’ils sont pris en charge par la formation ? Après, on fait notre job. Le fait d’avoir plusieurs petits groupes, en fait ça donne de la souplesse. Y compris d’ailleurs dans l’utilisation des formateurs. Les grands groupes, on a essayé et on a en a tiré les conclusions. En fait, un grand groupe dédoublé, parce que dans la pratique on est souvent obligés de le dédoubler, eh ben ça coûte plus cher. »563

Dans tous les cas, comme on le voit dans le raisonnement de ce directeur, la logique qui prévaut, est de nature économique avant d’être pédagogique, même si en l’occurrence les deux convergent. On verra que ce n’est pas sans conséquence sur les formateurs.

Symétriquement pour la facette « financement » du marché biface, on peut comprendre qu’un organisme qui s’assurerait de pouvoir proposer des financements divers et multiples à ses stagiaires – ou des conditions assurant leur équivalent, tels qu’un hébergement à prix modique, qu’on peut envisager financé par l’employeur, Pôle Emploi ou une Mission locale – les attirerait plus aisément. Le nombre de places financées par la Région accordées à chaque organisme est donc un enjeu crucial, et à l’intérieur du groupement l’objet d’une concurrence à fleurets mouchetés.

On a donc bien une situation où ce qui fait le succès de l’organisme ou du groupement d’organismes est sa capacité à attirer, d’un côté un nombre important de stagiaires potentiels564, de l’autre des financements publics abondants, avec en arrière plan la richesse d’un réseau qui apporte la promesse d’un accès à l’emploi. Globalement, on constate ainsi qu’il assure un service de « plate- forme » apportant une « externalité de réseau croisée ». La plate-forme rend également possible ou du moins facilite l’interaction entre les demandeurs d’emploi d’une part, les acteurs du traitement du chômage d’autre part, lorsque les derniers veulent orienter les premiers vers l’animation, métier facile d’accès. Ceci est d’autant plus vrai que le marché de l’emploi dans l’animation, éclaté et peu formalisé, rend difficile aux financeurs de faire directement, efficacement, uniformément connaître l’offre existante aux demandeurs d’emploi565. Les organismes sont un point de concentration de l’information, dans la mesure où les employeurs comptent sur eux pour leur fournir des animateurs sortant de formation.

563 Le « grand groupe » en question était de 28 personnes. La promotion en cours au moment de l’enquête comprend

19 participants.

564 Potentiels et non pas inscrits. Le nombre de candidats peut croître à l’infini, le nombre de stagiaires est limité à la

fois par les règles de la Région et par les conditions pédagogiques et matérielles de la formation.

565 Cf. l’annexe « Que sait-on des emplois ? » et l’analyse du § 2 « Appariements sur un marché de l’emploi » dans

l’annexe « Les marchés de l’animation ». On considère qu’environ 70 % des informations sur les emplois de l’animation ne passent pas par le système des annonces, via Pôle Emploi ou autres.

Il est intéressant de noter que les différentes parties sont peu ou pas conscientes de cet aspect du service rendu, de fait, par l’organisme de formation : rapprocher et rendre possible la rencontre des parties ; précisément, faciliter la rencontre entre offre de financement orientée vers l’animation d’un côté, les plus crédibles des candidats éligibles à ces formations de l’autre, avant la formation, ainsi qu’entre offre d’emploi et animateurs employables, à l’issue de la formation. Partant, les critères sur lesquels sont sélectionnés le ou les organismes gagnants de l’appel d’offre ne prennent pas en compte cette contribution et la performance éventuelle de l’offreur en tant que plate-forme, si ce n’est, bien sûr, sous la forme banale d’une bonne réputation. Par ignorance du mécanisme, et du fait de l’incitation à l’organisation de collectifs (groupements) d’organismes, la Région se prive d’un levier éventuel d’efficacité dans sa démarche en principe centrée sur la question du chômage.

Les stagiaires trouvent donc, collectivement, un intérêt à ce que le financement par la puissance publique soit le plus élevé possible, en montant et en nombre de « places ». Inversement, la puissance publique semble satisfaire d’autant mieux à ses objectifs que l’organisme attire plus de stagiaires potentiels. Si toutes les « places » de financement n’étaient pas occupées (en nombre de places ou en budget alloués), les financeurs s’interrogeraient et seraient probablement amenés à remettre en cause leurs dispositifs. Les organismes en sont conscients et cherchent à tout prix à utiliser en totalité les financements disponibles, ce qui les amène, les années de « disette » en candidats, à constituer des promotions peu sélectives… qui posent ensuite de nombreuses difficultés aux formateurs.

On commence donc à voir que, contrairement sur ce point au modèle canonique du marché biface, le nombre de stagiaires ne peut augmenter librement sans mettre en danger l’efficacité des formations et vraisemblablement la qualité des animateurs qui en sont issus, in fine sans obérer la finalité du dispositif pour la Région : le nombre de contributeurs sur une face ne peut croître indéfiniment sans mettre en danger l’utilité pour l’autre face.

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Sur le plan des prix, ce sont bien les plate-formes (ou leurs regroupements) qui les proposent, dans le cadre d’un marché concurrentiel. Puisque l’organisme cherche à préserver son équilibre financier ou son résultat d’exploitation, le prix du marché financé – collectif – influence le prix de vente qu’il est possible de proposer aux individus : il y a donc interaction sur ce plan-là également. Qui plus est, c’est également parce qu’existent ces financements – et qu’ils sont rémunérateurs – que les organismes disposent en même temps d’une liberté plus grande dans la fixation de leurs prix public pour les mêmes formations ainsi que pour les prix de leurs autres activités566.

Un marché biface certes, mais pas nécessairement dans toutes les configurations.

L’ensemble des considérations précédentes tend donc à faire penser que le marché de la formation professionnelle se rapproche d’une configuration biface. Il convient cependant d’examiner plus en détail la concrétisation de ce marché pour les formations de l’animation professionnelle et de voir en quoi elle s’écarte de ce modèle.

Tout d’abord, rappelons que ces formations ont deux types de publics : d’un côté les stagiaires qui bénéficient d’un financement par la Région (ou par un organisme de traitement du chômage), d’autre part les stagiaires individuels. Le financement régional est non nominatif et c’est le responsable de formation, à l’issue du processus de sélection préalable des candidats, qui en désigne les bénéficiaires parmi les personnes éligibles. Cette facette des mécanismes d’entrée en formation correspond en première approche au marché biface. Les stagiaires individuels sont eux aussi sélectionnés, de la même manière, avant l’entrée en formation mais ils disposent, presque toujours, d’un financement intuitu personae, le plus souvent de leur employeur. Cette configuration, où le candidat dispose d’un « droit de tirage » et peut généralement choisir son fournisseur sur un marché concurrentiel, fait penser au modèle de la médecine libérale. En moyenne, les participants à l’ensemble des formations se répartissent par moitié dans les deux catégories.

Par ailleurs, contrairement à ce que serait un marché biface idéal-typique, une partie des organismes de formation ne dépend que partiellement voire marginalement de l’afflux de stagiaires financés par la puissance publique. La partie biface du marché peut être, selon les cas, soit principale et donc essentielle à l’existence de certains organismes tels que les CEMÉA, soit secondaire, comme dans l’exemple de Familles Rurales. Dans le premier cas, le financement public est indispensable à l’équilibre économique de l’activité, mesurée à l’échelle de la formation comme à celle de l’entité juridique. Dans le second cas, une disparition des financements publics engendrerait probablement des difficultés financières et des interrogations stratégiques, sans vraisemblablement rendre les comptes de l’organisme définitivement déficitaires. En l’absence de financement, le marché n’a plus qu’une seule face.

Si l’on élargit le point de vue en s’intéressant non plus seulement aux formations du BPJEPS et du DEJEPS mais aux stagiaires qui s’inscrivent à une formation à des fins professionnelles, il convient alors d’ajouter le BAFD au tableau présenté. Les stagiaires du BAFD sont à 90 % des professionnels et leur formation est presque toujours financée par leur employeur567. L’organisme

567 Par rapport aux modalités normales de la formation professionnelle continue, ce financement ne résulte

généralement pas des droits à formation acquis par ces salariés. Il s’agit d’un accord de gré à gré entre l’intéressé et l’employeur, lequel a besoin d’un directeur diplômé et souhaite garder une personne qui lui donne satisfaction.

n’a donc pas à rechercher les financements correspondants pour le compte de ces stagiaires, et pas non plus la possibilité de le faire systématiquement ; c’est le stagiaire qu’il doit attirer. On n’a donc affaire qu’à une face du marché et nous sommes donc là aussi dans une configuration plus proche de celle de la médecine libérale.

Contrairement à celle-ci, il reste néanmoins important que les organismes se fassent connaître, non seulement des participants potentiels à leurs formations, mais des employeurs, au moins par exemple des grandes municipalités, entre autres pour les inciter à leur envoyer leurs stagiaires568. Mais contrairement à ce que nous avons observé ci-dessus en ce qui concerne la contribution de la Région, les employeurs financeurs éventuels – municipalités, associations – sont très dispersés et même les plus gros (régionalement, la ville de Nantes) ne représentent qu’un apport direct faible et irrégulier de stagiaires pour les formations569. Dans ces cas, les appariements entre offre et demande de formation via les mécanismes de marché sont en première approche inopérants.

Inversement, quand des formations sont directement commandées à un organisme par un employeur, comme le font par exemple l’Accoord et Nantes Action Périscolaire570 pour leurs salariés, le stagiaire ne paye rien et n’est même pas recruté par l’organisme.

On a donc affaire, si l’on considère l’ensemble des activités de la formation de l’animation à vocation professionnelle, à la « cohabitation » de marchés classiques d’un côté, soit passés avec des individus – et dans ce cas les mécanismes qui prévalent se rapprochent du modèle de la médecine libérale –, soit avec des entités juridiques, et de marchés biface de l’autre, ces derniers ne concernant toutefois qu’en partie organismes et stagiaires. On peut estimer cette part du marché biface à, selon les organismes, entre 35 et 70 % des stagiaires BPJEPS, 20 % au plus de ceux du DEJEPS, et considérer, en tout rigueur, qu’elle ne concerne pas ceux du BAFD et le BAFA571.

568 Ce que, en pratique, les médecins ne font pas.

569 L’idée de « se faire connaître » suit donc en réalité une autre logique. Les responsables de l’enfance et de la

jeunesse des grandes collectivités territoriales (ou des grandes associations), élus comme salariés, sont parfaitement informés de l’existence des divers organismes de formation. Ce qui est nécessaire pour ces derniers est de tisser des contacts personnels avec ces responsables. Partant, ils visent plutôt des relations de long terme qu’un effet de court terme sur le remplissage des stages. On est dans le domaine de la « relation publique ». Certains organismes proposent à cette fin, si leurs statuts le permettent, à ces responsables de devenir membres de leur Conseil d’administration. On a d’ailleurs vu que, pour les grandes municipalités, il existe fréquemment des liens historiques et personnels entre responsables municipaux et associatifs ; ces liens orientent de manière privilégiée tel employeur vers tel organisme.

570 L’association Accoord assure l’organisation et l’encadrement des activités d’animation pour la ville de Nantes ;

l’association Nantes Action Périscolaire est, de son côté, chargée par cette même ville de l’organisation et de l’encadrement de l’ensemble du péri-scolaire. L’une comme l’autre, malgré les liens de la première avec les Francas, affirment passer leurs commandes de formation à différents organismes, selon les thèmes de formation concernés : Francas bien sûr, FAL 44 couramment, CEMÉA à l’occasion. Il y a donc malgré tout une certaine mise en concurrence.

571 En guise de récapitulation de cette analyse du marché biface, on peut également se reporter à l’annexe traitant de

la question « Qu’est-ce qui est premier dans le marché biface ? », de la demande de formation ou de son financement ?