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dans l'enseignement

Chapitre 3: Savoirs de référence: Linguistes

2. La place de la communauté linguistique

4.1 Un exemple: le débat des langues nationales en Suisse

4.1.1 Le contexte du débat

4.1.2.2 Réactions dans la presse et auprès du public

Tout autant que dans les positions des élus, les représentations au sujet des langues se retrouvent également dans les avis véhiculés par la presse, ou – de façon encore plus flagrante puisque les articles sont souvent travaillés pour être aussi objectifs que possible – dans les commentaires faits par les lecteurs de ces derniers. On s'en rend tout à fait compte lorsqu'on examine les titres, unes, images ou même parfois le contenu de certains des reportages de la presse helvétique, comme par exemple:

Que ce soit par l'image des deux jeunes habitants des deux régions linguistiques alémaniques et romande se tournant le

dos, la mine grognon d'une jeune femme disant "français de merde" et liée à une "guerre des langues" montrant clairement une forme d'opposition tout comme un "Deutsch? Non, merci!", le relais d'une prise de position du Conseil Fédéral supposément "modèle à suivre", le fait d'utiliser une langue pour la qualifier de "passée" ou encore la mise en avant d'une "fragilité" qui se trouve dans la mixité des langues, les articles de presse – à défaut de systématiquement prendre position – mettent en avant certaines représentations sous-jacentes au débat: les langues ont un rapport avec la paix interrégionale et sont donc liées à une situation sociale "sensible"; les langues et leur diversité sont importantes au niveau national… mais en même temps, elles se "font la guerre", ce qui signifie qu'elles peuvent être mises en opposition; d'ailleurs, lorsque cela est le cas, le changement de priorités en assimile une au "passé" parce que "les besoins sont trop petits"…

Image 10: Une de la Sonntagszeitung -

août 2014: www.koernel.ch Image 11: Une de l'Hebdo - mai 2014 Image 12: Tribune de Genève, août 2014

Image 14: Titre d'un article de la Thurgauer Zeitung, août 2014

Image 15: Le Temps, août 2014

Ces conceptions de la problématique se lisent d'ailleurs aussi, et ce de façon parfois nettement plus explicite, dans les commentaires qu'en font les lecteurs des médias et articles en question. On peut trouver nombre d'entre elles sur les pages internet de commentaires concernant certains articles, révélant des positions et des représentations parfois très tranchées touchant aux langues ou à leur enseignement. En réaction à un article de la Tribune de Genève du 13.08.2014 intitulé "La Thurgovie supprimera l'enseignement du français au primaire", on peut par exemple lire parmi les

commentaires en ligne (c'est moi qui souligne):

"Pour unifier le peuple et retrouver l'identité nationale, parlons l'allemand. Cela nous permettra d'être plus clair et précis dans nos idées." (23.08.2014)

"Quelle importance ? Supprimons cette 2ème langue nationale dont personne n'a rien à faire, et intensifions l'apprentissage de l'anglais. L'allemand sera une langue morte dans quelques années, et si toutes les écoles du pays enseignent l'anglais, nous n'aurons plus de problèmes de com...." (14.08.2014)

"La Suisse orientale ne comprend vraiment rien de rien. Ils sont tous là tranquilles dans leurs bleds.

Français, italien, jamais entendu, on en a pas besoin. Bien sûr ils ne savent même parler le bon-allemand." (13.08.2014)

"La cohésion quoi...? On est juste avec les Suisses allemands parce qu'on préfère être avec eux qu'avec le Titanic France. Eux, avec nous plutôt que d'être avec l'Allemagne; idem pour les suisse italiens vis à vis de l'Italie. Notre seule cohésion, c'est de ne pas vouloir finir absorber [sic] par nos voisins linguistiques."

(14.08.2014)

"On préfère l'anglais, la langue de l'esclavage mondial..."(13.08.2014)

"A quand l'apprentissage du chinois en Suisse Romande comme deuxième langue et comme réponse aux Suisses-Allemands ?" (13.08.2014)

"Les romands apprennent tous l'allemand oui, mais le niveau et la méthode d'enseignement est

tellement lamentable qu'à part une ultra-minorité combien le maitrise vraiment? pas des masses... Et en tout cas pas moi. Je communique en anglais avec les Suisses allemands, d'une simplicité enfantine pour un romand et c'est plus simple aussi pour le suisse allemand que de se faire ch*er à causer français."

(14.08.204)

En parallèle, on pouvait lire dans les commentaires en ligne sur la page du Blick (quotidien

germanophone) au sujet de l'article "Mit English schütten wir den Röstigraben zu" des discours tout aussi variés, comme (c'est moi qui traduis):

"Le français n'est PAS UNE LANGUE ETRANGERE. En Suisse on parle Suisse allemand, français, italien et réto-romanche. La première langue étrangère enseignée et apprise est le bon allemand." (14.08.2014)33

"Si on apprenait le français à l'école, au lieu des 100000 exceptions et conjugaisons dont personne n'a besoin, alors les enfants l'apprendraient avec plus de plaisir." (14.08.2014)34

"Qui peut comprendre le développement du monde ne misera plus un centime sur l'anglais comme langue mondiale. Car avec la fondation des Etats BRICS, l'espagnol prendra une plus grande place."

(13.08.2014)35

"En réalité, le français est la langue nationale des Français, et l'italien des Italiens. En Suisse, on parle le suisse allemand, c'est ça la langue nationale! Et l'anglais est une langue MONDIALE…" (14.08.2014)36

33 "Französisch ist KEINE FREMDSPRACHE. In der Schweiz wird Schweizerdeutsch, Französisch, Italienisch und Rätoromanisch gesprochen. Als erste Fremdsprache wird Hochdeutsch gelehrt und gelernt."

34 "Würde man in der Schule Französisch lernen, statt die 100000 Ausnahmeregeln und Konjugation, die kein Mensch braucht, so würden die Kinder es auch mit mehr Freude lernen."

35 "Wer die Entwicklungen in der Welt verstehen kann, wird keinen Pfifferling mehr auf Englisch als Weltsprache setzen. Denn mit der Gründung der BRICS Staaten, wird spanisch einen grossen Stelllenwert haben."

"Si vous voulez apprendre une langue mondiale, alors il vous faut apprendre le chinois." (14.08.2014)37

"Les apprenants doivent d'abord apprendre nos langues, pour qu'ils puissent faire leur travail dans les entreprises qui ont des filiales dans toute la Suisse. Dans plusieurs entreprises, le français est plus important que l'anglais… surtout pour les discussions client avec les partenaires romands." (13.08.2014)38

"Des connaissances solides en anglais m'aideraient au quotidien […]. Le français dans les écoles suisses, c'est du folklore pur." (14.08.2014)39

"Sans rancune, mais le français a perdu beaucoup de poids au niveau mondial au cours des dernières décennies." (13.08.2014)40

Alors qu'ici aussi les questions de cohésion nationale, de lien entre la langue et les questions politiques et géographiques, de méthodes d'apprentissage se rejoignent, on repère plusieurs représentations au sujet des langues dont il est question; par exemple: l'allemand "permet d'être plus clair et précis", il "est la première langue étrangère enseignée et appris", mais n'est pas maîtrisé par les suisses-alémaniques et "sera une langue morte dans quelques années". L'anglais, en

revanche, est une "langue mondiale", voire "la langue de l'esclavage mondial", il "aiderait au

quotidien" et a l'image d'une langue "d'une simplicité enfantine"… Quant au français, il est sert dans les entreprises suisses et n'est "PAS UNE LANGUE ETRANGERE", mais il a "perdu beaucoup de poids"

et surtout est enseigné de façon folklorique, par "100000 exceptions et conjugaisons dont personne n'a besoin". On remarque aussi que ces trois langues – au cœur du débat – sont opposées à d'autres telles le chinois ou l'espagnol et ce même si ces dernières ne sont en réalité pas concernés par les décisions relayées dans les articles.

Ces commentaires sont donc des exemples de toute la variété de ce qui peut être dit d'une langue ou d'une autre dans une discussion pourtant très spécifique, et prouvent bien que les "savoirs

ordinaires" – émis par la société à propos des objets scolaires touchent en réalité des domaines souvent beaucoup plus larges que juste les objets en question.

Par ailleurs, les représentations que nous avons évoquées ici concernent certes des langues distinctes, et mettent en avant le fait que dans ce type de discussions ces dernières sont souvent comparées et surtout évaluées (ce qui nous ramène à l'importance des représentations). Par là, on peut réaliser que l'objet de représentation est en réalité plus large que juste "le français", "l'italien"

ou "l'allemand". En effet, les langues sont qualifiées en fonction de critères particuliers; selon leur utilité, par exemple, leur portée au plan international, leur ancrage culturel et national, les fonctions qu'elles remplissent dans la société ou encore les interactions qu'elles permettent… en d'autres termes, ce sont bien les caractéristiques multiples de l'objet Langue qui sont exacerbées et utilisées pour effectuer ces comparaisons. Ainsi, alors que les linguistes cherchent (dans une bonne partie des travaux que nous avons examinés) à s'attacher à un niveau d'abstraction élevé sur les phénomènes langagiers, il n'en est pas de même pour les citoyens moins spécialisés… mais ceci ne signifie pas qu'ils ne touchent pas également de façon plus implicite à cette même abstraction! La différence, comme nous l'évoquions, se situe plutôt dans la proportion de la représentation qui est basé sur

36 "Eigentlich ist Französisch die Landessprache der Franzosen und Italienisch der Italiener... In der Schweiz wird Schweizerdeutsch gesprochen, das ist die Landessprache!! Und Englisch ist eine WELT-Sprache..."

37 "Wenn Sie eine Weltsprache erlernen wollen, dann müssen Sie Chinesisch lernen"

38 "Die [lernende] sollen zuerst unsere Sprachen lernen, damit sie in Firmen, welche Filialen in der ganzen Schweiz haben, ihren Job machen können. In vielen Firmen ist Franz. wichtiger, als Engl.. Vor allem für Kundengespräche mit den welschen Partnern"

39 "Solide Englischkenntnisse würden mir hingegen täglich helfen[…]. Französisch an den Schweizer Schulen ist reine Folklore"

40 "Nichts für ungut aber Französisch hat in den letzten jahrzenten in der Welt stark an bedeutung verloren"

l'évaluation, le besoin de comparaison et de mise en contraste des langues plutôt que sur la description.

5. Conclusion

Pour conclure ce chapitre, on voit que le débat pris en exemple dans la section précédente reflète des idées mêlées à des représentations très différentes (patriotisme, avantages économiques ou encore identité nationale parmi d'autres), et que ces discussions de "principe" au sujet des langues à enseigner prennent origine majoritairement au sein des sphères politiques ou médiatiques. Or, elles ne sont bien entendu pas sans influence sur le monde scolaire et ont des répercussions parfois drastiques sur l'enseignement des langues tel que mis en pratique en "bout de ligne". Si on suit le principe de la transposition didactique il est en effet évident que la définition d'un savoir, et de ce savoir comme ayant sa place dans l'école est réellement la première étape de manipulation d'un objet disciplinaire: avant de faire d'un savoir "objet" un savoir "sujet à enseigner", il faut décider qu'il est enseignable et qu'il doit être enseigné.

Les autorités politiques font donc régulièrement, pour cette démarche, émerger leur vision de ce que constituent les savoirs scolaires. Or, puisque c'est également elles qui décident à quel âge ces savoirs doivent être intégrés dans le cursus, à raison de combien d'heures par semaine, à quelles classes d'élèves ou possiblement même selon quelles modalités (échanges, programmes d'immersion, enseignement bilingue par exemple), les représentations au sujet des objets à enseigner se mêlent fréquemment aux représentations, parfois pédagogiques au sens large, touchant à l'apprentissage en général, à la fonction même de l'école ou se rapprochant même d'autres questions politiques ou économiques. Toutes ces tâches qui incombent aux décideurs sont néanmoins essentielles, en ce qu'elles appellent précisément à une première étape de traitement de l'objet linguistique. En effet, les questions de finalité, de méthode et de durée de l'enseignement impliquent inévitablement des réflexions touchant de plus près à l'enseignement même. On ne se contentera donc plus de chercher à dresser un portrait plus ou moins exhaustif d'un objet (dans notre cas, d'une langue ou encore moins de la Langue), mais on se posera la question des buts et des contenus plus précis de l'enseignement, sans oublier également celle de la méthode. C'est ce qui nous occupera dans les chapitres suivant.

Il est cependant important avant d'entamer l'analyse de ce travail de déconstruction d'une langue qui passe par la définition des programmes et contenus de bien garder à l'esprit les quelques points principaux de ce que nous venons de définir comme étant les "savoirs de référence", surtout en ce qu'ils ne se restreignent pas aux décisions politiques:

 Premièrement, la communauté des locuteurs de la langue cible est souvent définie comme une référence indéniable, et la première à laquelle on pense lorsqu'on cherche le "savoir de base". Cependant, ce n'est pas forcément auprès de cette dernière qu'on trouve le plus facilement une description de l'objet linguistique en tant que tel.

 Ce sont surtout les scientifiques du langage qui sont considérés comme étant les acteurs les plus pertinents de cette définition des savoirs. Les linguistes s'attellent en effet jour après jour à définir la langue – que ce soit une langue ou la Langue – et ce sans visée

d'enseignement (ou du moins, plus de nos jours, ou plus aussi souvent), et sont donc en première ligne dans l'explication de ce qu'est le sujet de notre enseignement.

 La communauté académique et scientifique traitant de l'objet linguistique ne parle

cependant pas à l'unisson. Même si les idées écrites ne sont pas figées, qu'elles évoluent et

offrent parfois des recoupements plus ou moins forts avec d'autres perspectives en

circulation dans le monde de la linguistique, on peut assez facilement voir qu'elles insistent souvent particulièrement sur quelques points et en laissent d'autres de côté, ce qui nous rappelle une fois encore qu'une langue n'est de loin pas un objet facile à définir. Comme le note Puech, "il n’y a pas, dans l’ordre de ce que les didacticiens appellent aujourd’hui les 'savoirs savants', de 'connaissances pures' dissociables d’un style expositif voué à la transmission et reposant sur une représentation globale de la discipline" (1998: §17)

 Les différentes descriptions faites par les linguistes ne jouent cependant véritablement leur rôle de "savoirs de référence" qu'à partir du moment où une langue est décrétée comme devant faire partie de ce qui sera enseigné sur les bancs des écoles. Ces décisions –

politiques – reposent sur des considérations parfois très éloignées du monde académique et même d'une quelconque volonté de préciser un objet de savoir, mais ces "savoirs ordinaires"

sont essentiels puisqu'ils sont et fournissent une évaluation contextualisée de cet objet, en offrant par la même occasion une définition (ou une représentation) socialement ancrée de premier ordre sans laquelle aucun processus de transposition n'aurait véritablement lieu.

C'est donc avec ces quelques considérations à l'esprit que nous allons entamer dans les chapitres suivants l'examen des savoirs tels qu'ils sont réellement représentés d'abord comme des buts d'enseignement, dans les plans d'étude, puis dans les manuels et enfin auprès des enseignants. La tâche peut paraître inconforatble, tant on se rend compte déjà à ce stade que les images de l'objet linguistique sont variées et liés à des problématiques qui dépassent par leur ampleur le cadre de cette thèse. Nous verrons cependant que les échos à ce que nous avons illustré que nous trouverons dans tous les exemples qui vont être présentés sont fascinants.

Chapitre 4: Finalités,