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dans l'enseignement

Chapitre 3: Savoirs de référence: Linguistes

2. La place de la communauté linguistique

3.1 Exemples de représentations de linguistes

3.1.2 Une langue est pont entre l'individu et le monde

Après la description des lettres/sons, la Grammaire Générale et Raisonnée aborde dans sa seconde partie "la signification [des signes], c'est-à-dire, la façon dont les hommes s'en servent pour signifier leur pensée" (ibid: 246). Les auteurs y expliquent d'ailleurs très clairement que

C'est l'usage que nous faisons [de la langue] pour signifier nos pensées, et cette invention merveilleuse de composer de vingt-cinq ou trente sons cette infinie variété de mots, qui, n'ayant rien de semblable en eux-mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d'en découvrir aux autres tout le secret, et de faire entendre à ceux qui n'y peuvent pénétrer, tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme. […] C'est pourquoi on ne peut bien comprendre les diverses sortes de signification qui sont enfermées dans les mots, qu'on n'ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos pensées (ibid:

268, c'est moi qui souligne).

Ainsi, comme le résument Harris & Taylor, "Here is the linchpin of Port-Royal linguistic thought: the primary function of speaking is said to be the communication of thoughts being expressed. And the only way that speech can successfully perform that task is by acting as a mirror of the structure of the thoughts being expressed" (1997: 99).

Il serait erroné, cependant, d'affirmer ici que la Grammaire Générale et Raisonnée a l'exclusivité – ou même la primeur – de ce rapprochement. "Quel linguiste, quelle école, même les plus positivistes, ne se sont pas préoccupés au départ du problème fondamental de l'adéquation du langage à la pensée, du signe au concept. Depuis l'Antiquité, tout tourne autour de ces rapports" (Leroy 1980: 122). Sans prétendre ici que toutes les théories linguistiques se centrent autour de ce lien entre l'individu et le monde (il n'est pas une priorité pour toutes), c'est un élément d'étude qui est en effet récurrent.

Certains linguistes lui ont cependant accordé une place centrale, comme par exemple Modistae et Thomas von Erfurt, bien avant Port-Royal.

3.1.2.1 La Grammaire Spéculative (XIVe siècle)

Ce qui est particulièrement intéressant dans la Grammatica Speculativa de Thomas von Erfurt (le

"spéculatif" se référant au "speculum" latin) est qu'ils font une référence très forte au locuteur, qui est indispensable à expliquer en quoi une langue est liée au monde réel. Ces linguistes partent en effet du principe que la réalité se retrouve dans l'esprit de l'individu: "there is in all modistic theory a close relationship between the structure of reality, the operations of the mind, and their linguistic expression" (Bursill-Hall 1972: 29) et que "grammar [has] its basis outside language itself but in reality" (ibid: 22). En d'autres termes, et von Erfurt le montre en utilisant le terme de modus

significandi, une langue est avant tout un moyen intellectuel pour exprimer une réalité: "intellectus vocem ad significandum et consignificandum imponit" – "l'intellect utilise la voix pour signifier et consignifier" (von Erfurt in Bursill-Hall 1972: 136, ma traduction).

Au-delà du fait que cette perspective marque un lien entre le système linguistique et le monde que nous retrouverons, notamment chez les relativistes (voir section 3.1.2.3.1), cette approche, comme d'autres, affirme donc que le phénomène linguistique prend d'abord sa source dans une

interprétation personnelle du réel, et non au moment uniquement par la forme que cette

interprétation prend une fois énoncée. Ceci est donc intéressant ici puisque ce ne sont pas que les structures qui sont centrales (mêmes si elles sont très présentes dans l'œuvre d'Erfurt), ni le mode par lequel elles sont mise en pratique; C'est aussi par les processus mentaux de perception du monde par lequel elle se concrétise qu'une langue existe.

3.1.2.2 La langue comme connaissance humaine (Locke (1690) et Condillac (1798))

Cette évocation de la Langue comme impliquant un phénomène intellectuel se retrouve d'ailleurs dans de nombreux travaux, notamment chez le philosophe John Locke lorsqu'il affirme dans son Essay on Human Undersanding que – outre par la perception – l'expression aussi implique la pensée:

Besides articulate sounds [which Man had by Nature his organs so fashioned as to be fit to frame] it was farther necessary, that he should be able to use these Sounds, as signs of internal Conceptions; and to make them stand as marks for the Ideas within his own Mind, whereby they might be made known to others, and the Thoughts of Mens Mind be conveyed from one to another. (Locke 1690, Book III, Chapter 1.2: 185, c'est moi qui souligne)

Même si l'ouvrage de Locke concerne les connaissances humaines en général, on voit qu'il place la Langue dans le domaine des phénomènes d'esprit; cette approche est également reprise chez Condillac qui dans l'introduction à son propre Essai sur l'origine des connaissances humaines (1798) en réponse à Locke postule lui aussi le l'importance de l'intellect dans le phénomène langagier:

Les idées se lient avec les signes, et ce n’est que par ce moyen, comme je le prouverai, qu’elles se lient entre elles. Ainsi, après avoir dit un mot sur les matériaux de nos connaissances, sur la distinction de l’âme et du corps, et sur les sensations, j’ai été obligé, pour développer mon principe, non seulement de suivre les opérations de l’âme dans tous leurs progrès, mais encore de rechercher comment nous avons contracté l’habitude des signes de toute espèce, et quel est l’usage que nous en devons faire.

Dans le dessein de remplir ce double objet, j’ai pris les choses d’aussi haut qu’il m’a été possible. D’un autre côté, je suis remonté à la perception, parce que c’est la première opération qu’on peut remarquer dans l’âme ; et j’ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles dont nous pouvons acquérir l’exercice. D’un autre côté, j’ai commencé au langage d’action. On verra comment il a produit tous les arts qui sont propres à exprimer nos pensées ; l’art des gestes, la danse, la parole, la déclamation, l’art de noter, celui des pantomimes, la musique, la poésie, l’éloquence, l’écriture et les différents

caractères des langues. (2010 [1798]: 15, c'est moi qui souligne)

On voit dans cet exemple que non seulement une langue est un outil d'expression, mais en plus qu'elle n'est qu'un outil parmi d'autres (le nombre des signes de toute espèce qu'il mentionne nous le rappelle). Le fait que Condillac mentionne d'ailleurs les "différents caractères des langues" nous montre d'ailleurs que ses propos se rapportent à une forme de Langue abstraite, liée à la pensée humaine et se manifestant de diverses formes, et non sur la description uniquement d'une langue particulière.

3.1.2.3 La Langue comme marqueur d'identité nationale (Humboldt (1836)) La conception de la Langue comme unie à l'esprit se retrouve comme nous l'avons évoqué à de nombreuses reprises, et ce y compris lorsque les théories linguistiques les abordent avec moins d'exclusivité. Wilhelm von Humboldt, par exemple, qui suit la tendance lancée par les comparatistes du début du XIXe siècle et s'intéresse à la comparaison des différentes langues (et des différents peuples), l'évoque même s'il développe cette idée différemment. Il affirme en effet dans son ouvrage Über die Verschiedenheit des Menschlichen Sprachbaues l'hypothèse selon laquelle les langues marquent l'identité sociale d'un individu. En d'autres mots, "language undergoes shaping from two different directions. On the one hand, it is umbued with a spirit, a character which is particular to the individual speaker, although its essential characteristics will be shared by all the individuals of his nation/race"(Harris & Taylor 1997: 177).

Humboldt présente donc l'objet linguistique comme étant justement à l'interface entre une réalité sociale et un esprit individuel, idée qu'on peut retrouver notamment chez Saussure (que nous verrons dans la section 3.1.4.1) mais aussi notamment, bien que très différemment, dans le courant

relativiste représenté par les linguistes américains Sapir et Whorf au XXe siècle. Prenons les deux versants de cette idée: le lien avec la société, et le lien avec l'individu.

3.1.2.3.1 Humboldt, la société et le Relativisme Linguistique (Sapir, 1921)

Humboldt affirmait en effet qu'une langue – au contraire d'autres caractéristiques innées de l'être humain, n'est pas uniquement spirituelle dans ses fondements mais ne peut pas être séparée de son contexte socio-culturel. Il écrit en effet que:

Sans vain jeu de mots, il est permis de voir dans le langage un pouvoir autonome et une divine liberté, et dans les langues un état de soumission qui les met sous la dépendance des nations auxquelles elles appartiennent. (Humboldt 1974: 147, c'est moi qui souligne)12

Ce qui est intéressant, c'est qu'il postule entre autres par cette approche "ethnographique" que les langues font partie des acquis culturels permettant de distinguer différents peuples:

Les propriétés spirituelles et l'organisation linguistique sont si intimement fondues ensemble chez un peuple que, l'un des termes étant donné, on devrait pouvoir en déduire absolument le second. La

puissance intellectuelle et la langue ne donnent le jour qu'à des formes qui sont mutuellement accordées.

La langue est, si l'on veut, le phénomène extérieur de l'esprit des peuples; leur langue est leur esprit et leur esprit est leur langue. (ibid: 179)13

Par cet exemple, on peut voir qu'une langue est représentée comme une caractéristique d'une civilisation, qui – au même titre que d'autres de ses particularités – correspond à la façon de fonctionner de ce peuple en question. Ce lien très fort entre "l'esprit d'un peuple" et "sa langue" est d'ailleurs un fondement de ce qui se retrouve dans les écrits d'Edward Sapir, qui – lui aussi –

présuppose en introduction à son ouvrage Language and Environment la nature intrinsèquement sociale de la Langue:

Eliminate society and there is every reason to believe that [the individual] will learn to walk, if, indeed, he survives at all. But it is just as certain that he will never learn to talk, that is, to communicate ideas according to the traditional system of a particular society (1921: 2)

D'ailleurs, ce qui ressort le plus fréquemment à l'évocation du linguiste et anthropologue américain – et à celui de son élève Benjamin Lee Whorf est, plus que seulement l'importance du côté social, un lien très fort entre langue et une certaine vision du monde: "the so-called Sapir-Whorf Hypothesis […] claims a connection to exist between the perception of the outside world by a given people ('world-view') and the grammatical organization of their particular language" (Koerner 1995: 214).

Sapir et Whorf insistent en effet tous deux sur l'importance du langage dans la perception et la description d'une réalité sociale, une idée qui se retrouvait déjà chez Humboldt lorsqu'il affirmait qu'une langue offre une "façon de voir le monde" particulière (qu'il nomme Weltanschauung): "La production du langage répond à une besoin intérieur de l'humanité […] condition indispensable pour qu'elle déploie les forces spirituelles qui l'habitent et pour qu'elle accède à une vision du monde"

(Humboldt 1974: 151, voir aussi Leroux 2006 sur la dualité du lien entre langue et façon de penser)14

12 "Es ist kein leeres Wortspiel, wenn man die Sprache als in Sebstthätigkeit nur aus sich entspringend und göttlich frei, die Sprachen aber als gebunden und von den Nationen, welchen sie angehören, abhängig darstellt" (Humboldt 1836 §2: 5, l'oeuvre citée est la traduction de P. Caussat).

13 "Die Geisteseigenthümlichkeit und die Sprachengestaltung eines Volkes stehen in solcher Innigkeit der Verschmelzung in einander, dass, wenn die eine gegeben wäre, die andere müsste vollständig aus ihr abgeleitet werden können. Denn die Intellectualität und die Sprache gestatten und befördern nur einander gegenseitig zusagende Formen. Die Sprache is gleichsam die äusserliche Erscheinung der Völker; ihre Sprache ist ihr Geist und ihr Geist ihre Sprache; man kann sich beide nie identisch genug denken" (1836 §7: 37)

14 "[Die Sprache] ist ein inneres Bedürfnis der Menschheit […] in ihrer Natur selbst liegendes, zur Entwicklung ihrer geistigen Kräfte und zur Gewinnung eine Weltanschauung." (1836 §3: 9)

C'est cependant Sapir (du moins dans ces extraits pour lesquels il est souvent nommé), qui est souvent pris comme référence de ce Relativisme Linguistique – et ce même sans expliciter

"l'hypothèse" qu'on lui attribue:

In actual society even the simplest environmental influence is either supported or transformed by social forces. (1921: 89) The physical environment is reflected in language only in so far as it has been influenced by social factors. (ibid: 90) While we find it necessary to distinguish sun and moon, not a few tribes content themselves with a single word for both, the exact reference being left to the context […]

Everything naturally depends on the point of view as determined by interest. Bearing this in mind, it becomes evident that the presence or absence of general terms is to a large extent dependent on the negative or positive character of the interest in the elements of environment involved. (ibid: 92) If the characteristic physical environment of a people is to a large extent reflected in its language, this is true to an even greater extent, of its social environment. A large number, if not most, of the elements' that make up a physical environment are found universally distributed in time and place, so that there are natural limits set to the variability of lexical materials in so far as they give expression to concepts derived from the physical world. A culture, however, develops in numberless ways and may reach any degree of complexity. Hence we need not be surprised to find that the vocabularies of peoples that differ widely in character or degree of culture share this wide difference. (ibid: 94, c'est moi qui souligne) Ainsi, on peut comprendre que "Sapir conçoit le langage comme organisant, au travers des étiquettes verbales, les réflexions humaines ou la manière de percevoir le monde objectif"

(Bronckart 1977: 132), un lien qu'on retrouve aussi (avec quelques orientations différentes) chez son disciple Whorf:

The cue to a certain line of behavior is often given by the analogies of the linguistic formula in which the situation is spoken of, and by which to some degree it is analyzed, classified, and allotted its place in that world which is 'to a large extent unconsciously built up on the language habits of the group'. And we always assume that the linguistic analysis made by our group reflects reality better than it does. (Whorf 1939 : 137, c'est moi qui souligne)

Sans entrer dans le détail ici de la direction ou des bienfaits – existants ou non – de cette relation entre langage et expérience personnelle de la réalité (ce que Joseph 2002 décrit par les termes de metaphysical garbage ou de magic key), il est intéressant de constater que dans tous ces textes se trouve l'idée selon laquelle une langue est un relais entre la société et la réalité. Nous verrons par la présentation de Saussure d'ici quelques paragraphes que certaines théories linguistiques décrivent parfois le rôle de la société dans le phénomène langagier de façon encore plus concrète.

3.1.2.3.2 Humboldt et l'individuel

L'oeuvre d'Humboldt Über die Verschiedenheit des Menschlichen Sprachbaues (1836) n'insiste pas uniquement sur le fait que les différentes langues comparées sont des symboles culturels marquant les distinctions entre nations. Il explique également que même si les langues sont propres à un peuple, l'examen des langues dépend complètement de l'examen de l'esprit:

Même lorsqu'il s'agit d'accéder à la substance propre d'une seule nation et au système interne d'une seule langue, tout autant que la situation relative qu'elle occupe par rapport aux réquisits fondamentaux du langage, il est impossible d'y parvenir sans fonder sur la totalité spirituelle dont chaque langue est l'émanation singulière. (Humboldt 1974: 143, c'est moi qui souligne)15

Plaçant la Langue au sein d'autres phénomènes intellectuels, il met très clairement en avant l'idée d'une langue servant de marqueur identitaire et se retrouvant donc chez chaque individu: il met en effet aussi en exergue l'importance de cette dimension "interne" à chaque individu:

15 "auch die Einsicht in das eigentlich Wesen einer Nation, und in den inneren Zusammenhang einer einzelnen Sprache, so wie in das Verhältnis derselben zu den Sprachforderungen überhaupt, hängt ganz und gar von der Betrachtung der gesammten Geisteseigenthümlichkeit ab" (1836, §1: 2)

Aussi sa vraie définition [de la langue] ne peut-elle être que génétique. Il faut y voir la réitération

éternellement recommencée du travail qu'accomplit l'esprit afin de ployer le son articulé à l'expression de la pensée. […] L'assertion selon laquelle on doit voir dans les langues un travail de l'esprit trouve du même coup sa complète justification dans l'existence de l'esprit lui-même, pour qui exister, c'est agir.

(Humboldt 1974: 183-184, c'est moi qui souligne)16

Par là, Humboldt désigne la fonction "intellectuelle" de l'objet linguistique, même s'il ne perd de loin pas de vue la place prise par ce dernier dans les questions sociales; il offre donc une image de la langue multiple, touchant à des principes divers.

En prenant ainsi appui sur la diversité des langues pour extraire des fondamentaux de La Langue, il se place également dans des considérations sur la nature même de l'objet linguistique plutôt que sur les langues; l'essor des réflexions comparatistes ou étymologiques (visant parfois à retrouver la langue d'origine) ont en effet mené de plus en plus de chercheurs à se pencher sur le concept d'une transversalité ou de phénomènes universaux plutôt que de considérer les langues isolément.

Humboldt nous en offre une belle illustration, puisqu'il lie le côté individuel de la langue aussi à cette forme d'abstraction qu'il met en avant:

Comme l'homme est par nature, universellement, prédisposé au langage, et que tous les hommes doivent porter au fond d'eux-mêmes la clef qui donne l'intelligence de toutes les langues, il s'ensuit qu'elles doivent toutes impliquer une forme fondamentalement identique et qu'elles ne peuvent manquer d'atteindre la fin universelle qu'elles visent. (Humboldt 1974: 404, c'est moi qui souligne)17 Par une position telle que celle-ci, il véhicule non seulement l'idée d'un phénomène plus abstrait commun à toutes les langues du monde, mais montre également – comme évoqué plus haut – que l'universalité se retrouve aussi dans l'intellect des individus utilisant le langage, une conception qui se trouve aussi fortement chez Chomsky (dont nous discuterons dans quelques paragraphes).