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dans l'enseignement

2. La langue comme savoir disciplinaire

2.4 Connaissances, compétences et modes de construction

Le statut du locuteur natif est complexe lorsqu'il s'agit de le lier à une forme de savoirs, et ces derniers ont des particularités lorsqu'on traite de "savoir une langue". On peut en réalité remarquer dans tous ces questionnements que deux axes s'entremêlent.

Le premier concerne la nature même de ces savoirs. D'abord, on peut penser à ceux liés à l'emploi de la langue, au fait d'être capable d'utiliser l'outil linguistique dans des contextes divers, souvent qualifiés de maîtrise de la langue, soit des compétences fonctionnelles. Ces compétences se

distinguent cependant des savoirs liés à sa description d'une langue, à la compréhension verbalisable des systèmes linguistiques désignant les connaissances déclaratives5. En d'autres termes, ce savoir composite signifie que l'on peut non seulement s'exprimer dans la langue cible mais également à propos de cette dernière, cette distinction étant élégamment utilisée dans le milieu anglophone de l'enseignement des langues par l'opposition de knowledge of a language et de knowledge about a language. Ces deux extrêmes de l'axe touchent au même sujet (la langue) mais ne sont pas

forcément liés, comme l'ont par exemple démontré Alderson et al. en examinant la corrélation statistique entre les compétences métalinguistiques et le niveau de maîtrise d'étudiants de français,

"the relationship between metalinguistic knowledge and language proficiency is weak. Metalinguistic knowledge and language proficiency appear to constitute two separate factors of linguistic ability"

(1997: 118, voir aussi Dabène 1997: 20).

5 On peut ici opposer compétences fonctionnelles et connaissances comme on opposerait les savoirs

procéduraux et les savoirs déclaratifs, ou la pratique et la théorie… voir notamment les travaux de Perrenoud (1996) ou Barbier (1996)

Le second axe touche à la façon dont ces savoirs peuvent être construits, qui peut référer comme expliqué plus haut autant à un apprentissage explicite qu'à une acquisition implicite, deux éléments aussi distingués par Ellis citant Krashen:

[Krashen 1982] argued that adult L2 students of grammar-translation methods, who can tell more about a language than a native speaker, yet whose technical knowledge of grammar leaves them totally in the lurch in conversation, testify that conscious learning about language and subconscious acquisition of language are different things (2008: 2, c'est moi qui souligne).

En effet, Krashen explique que:

The first way [to develop competence in a language] is language acquisition, a process similar, if not identical, to the way children develop ability in their first language. Language acquisition is a subconscious process; language acquirers are not usually aware of the fact that they are acquiring language, but are only aware of the fact that they are using the language for communication. The result of language acquisition, acquired competence, is also subconscious. We are generally not consciously aware of the rules of the languages we have acquired. Instead, we have a "feel" for correctness. Grammatical sentences "sound" right, or "feel" right, and errors feel wrong, even if we do not consciously know what rule was violated. […] The second way to develop competence in a second language is by language learning. We will use the term "learning" henceforth to refer to conscious knowledge of a second language, knowing the rules, being aware of them, and being able to talk about them. In non-technical terms, learning is "knowing about" a language, known to most people as "grammar", or "rules". Some synonyms include formal knowledge of a language, or explicit learning. (1982: 10, c'est moi qui souligne) Ainsi pourrait-on situer chaque élément de savoir lié à une langue sur ces deux axes:

On s'imaginera sans trop de peine qu'une majorité des connaissances déclaratives seront plutôt situées également du côté des connaissances apprises, alors que les compétences fonctionnelles auront tendance à être plutôt acquises. Or, et c'est une idée générale importante dans ce travail, il est important de ne pas se limiter à cela mais de bien considérer toutes les sphères de ce savoir. Une compétence fonctionnelle peut par exemple tout à fait être explicitement apprise; c'est le cas

lorsqu'un élève apprend des "chunks", des éléments standards de conversation, ou encore des règles d'emploi et de politesse à respecter dans la langue cible. De l'autre côté, il est également tout à fait possible que des connaissances déclaratives (des savoirs en tant que tels) n'aient jamais à être explicités pour être comprises par un apprenant. Les méthodologies de grammaire inductive le montrent d'ailleurs: par exposition à des régularités du langage, un apprenant peut tout à fait se construire son propre répertoire de savoirs déclaratifs et les énoncer par la suite, sans pour autant qu'on ne lui ait jamais à proprement parler "expliqué" les régularités en question.

Connaissances acquises Connaissances apprises

Compétences fonctionnelles Connaissances déclaratives

2.4.1 Le mouvement du "Language Awareness"

L'importance de ces axes situant le savoir disciplinaire en langues est d'ailleurs à l'origine (sans que ça eût été aussi systématiquement) de la création du mouvement du Language Awareness (voir notamment Hawkins 1984 ou James & Garrett 1991 pour les sources de ce projet). Né au Royaume-Uni autour de 1980, et partant du constat fait lors d'une enquête nationale sur l'éducation que les degrés d'alphabétisation des enfants étaient en-deçà des attentes et que ces enfants entraient dans le système scolaire avec des compétences linguistiques très variables, le projet du Language

Awareness avait pour but de modifier le curriculum national afin d'introduire dans l'enseignement des jeunes britanniques une sensibilisation aux faits linguistiques:

"the chief aim of [the new element in the curriculum] will be to challenge pupils to ask questions about language, which so many take for granted. […] our new curriculum topic will seek to give pupils confidence in grasping the patterns in language. A contrastive study, at an appropriate level, of such patterns with those met in other languages ([…]) will be part of this growing insight into the way language works to convey meaning." (Hawkins 1984: 4).

En d'autres termes, l'idée du Language Awareness est de faire expliciter aux utilisateurs d'une langue, par des activités de réflexion et de conscientisation, ce qu'ils maîtrisent pour la plupart déjà implicitement, et de confronter par la même occasion ces connaissances au sujet de leur langue avec d'autres idiomes, afin de rendre explicite l'importance du phénomène linguistique dans une

perspective dépassant le simple usage qu'ils en font ou même la dimension grammaticale. Ainsi, on trouve dans les propositions originales, des suggestions de sujet d'enseignement comme la

communication non-verbale, la distinction entre langue écrite et orale, l'usage social de la langue, les schémas d'apprentissage d'une langue ou encore les variétés linguistiques (voir aussi Hawkins 1984).

Cette prise de recul sur les connaissances de l’objet linguistique a depuis été reprise à de maintes reprises, que ce soit dans la façon dont il s'intègre dans différentes facettes de l'enseignement (James & Garrett 1991), ou notamment dans les différents programmes d'éveil aux langues (comme par exemple EVLANG ou EOLE, voir notamment Moore 1995b, Candelier 2003, Perregaux et al. 2003 ou Perregaux 2004). Elle a également été liée plus étroitement à la construction des connaissances des enseignants: Andrews en tête, par le Teacher Language Awareness soutient par exemple l’utilité de la conscience linguistique des enseignants : “In the case of teachers, it is assumed that an

understanding of the language they teach and the ability to analyse it will contribute directly to teaching effectiveness" (2007: 10). Il n'est d'ailleurs pas le seul à mettre en avant cette importance;

Tinkel (1992), Anderson (1992), Brumfit (1992), Wright (1992), Wright & Bolitho (1993), Alderson et al. (1997) ou encore Wong-Fillmore & Snow (2002), pour n'en citer que quelques-uns en ont tous mis en avant la nécessité pour les enseignants de disposer de suffisamment de connaissances explicites au sujet de la langue, et ce à tous les niveaux de description (en syntaxe, morphologie ou encore en phonologie).

Une grande partie des ouvrages dans le champ du Teacher Language Awareness concernent

cependant les connaissances métalinguistiques des enseignants et de leur impact sur l'enseignement de la grammaire ou des structures linguistiques (la définition de ces deux termes restant parfois encore sujette à débat). Ils restreignent donc le champ de l'explicitation au domaine interne de la langue (voir notamment Thornbury 1997, ou les travaux d'Andrews), laissant de côté une partie non négligeable des facettes de la langue dont on pourrait toutefois également souhaiter une forme de conscientisation, et qui sont d'ailleurs mentionnées dans les recommandations du rapport Bullock, à l'origine au mouvement du Language Awareness, comme notamment "the nature and function of language", "speaking and writing as social processes", "the communicative event" ou encore "self-development" (Rapport Bullock cité dans Hawkins 1984: 214ff). Le mouvement du Teacher Language

Awareness, en se focalisant majoritairement sur la langue comme objet systématique, néglige un grand nombre d'aspects liés à cet objet, ce qui est regrettable, puisque nous aurons l'occasion de voir dès le chapitre 3 que cela témoigne d'une perspective très restreinte. Tout au long de ce travail l'idée de la conscience linguistique des enseignants, sera donc prise avec un sens aussi large que possible, ce qui est d'ailleurs la définition qu'en fait également l'Association for Language Awareness:

We define Language Awareness as explicit knowledge about language, and conscious perception and sensitivity in language learning, language teaching and language use. It covers a wide spectrum of fields.

For example, Language Awareness issues include exploring the benefits that can be derived from developing a good knowledge about language, a conscious understanding of how languages work, of how people learn them and use them. (ALA 2015, c'est moi qui souligne)

L'intérêt de ce mouvement pour la problématique centrale à ce chapitre – les savoirs disciplinaires – se situe principalement dans le fait qu'il met en avant l'importance d'une explicitation de

connaissances ou compétences qui sont parfois implicites, et donc d'un équilibre dans les savoirs:

"pupils learning languages in formal settings should acquire some explicit understandings and knowledge of the nature of language, alongside the development of practical language skills"

(Mitchell et al. 1994: 2). Appliqué aux enseignants autant qu'aux apprenants, l'idée qu'un "savoir de la langue" conjugue autant des compétences fonctionnelles que des connaissances (déclaratives), et que ces facettes du savoir sont (ou devraient être) autant acquises qu'apprises, est probablement également ce qui est à l'origine de la multiplicité des exigences d'entrée dans la profession, qui sont parfois variables d'un employeur à l'autre comme nous avons pu le voir dans les offres d'emploi présentées en introduction.