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dans l'enseignement

Chapitre 3: Savoirs de référence: Linguistes

2. La place de la communauté linguistique

3.1 Exemples de représentations de linguistes

3.1.1 Une langue suit une logique normée

En plus de devoir opérer des choix parmi la diversité des travaux existants, il est difficile de se situer par rapport à l'ampleur des travaux traitant de la Langue, des langues, du langage ou d'autres phénomènes liés. A partir de quand peut-on affirmer qu'un ouvrage précis fait partie du champ de la linguistique? S'agit-il de descriptions de la Langue lorsqu'on traite d'une collection de signes

représentant une forme de lexique telle qu'on en trouve déjà chez les Sumériens? Que faire des précis de grammaire contemporains? On pourrait en effet recenser des quantités immenses de sources décrivant – avec plus ou moins de détail – une langue utilisée dans différentes cadres ou civilisations. Nous ne nous étendrons donc pas sur ces ouvrages aux origines du champ, mais débuterons avec quelques exemples pris dans l'Antiquité.

3.1.1.1 L'Ars Grammatica de Donatus (IVe siècle)

Les premières d'entre ces sources anciennes qui méritent que l'on s'y attarde, non pas parce qu'elles sont les plus anciennes mais plutôt de par la portée qu'elles ont eu, sont les travaux que l'on peut trouver dans l'Ars Grammatica des Romains. Tout d'abord, l'étendue du latin sur le territoire pendant la période de l'Empire Romain en a fait un idiome pratiquement continental, offrant donc à sa

description une grande portée. De plus, et par conséquent, l'influence de la langue latine n'a pas été que géographique, mais également temporelle, puisque le latin a été utilisé pendant des centaines d'années dans divers milieux ou diverses sociétés sur le continent européen et ailleurs. Le travail linguistique existant à son propos a ainsi servi de référence pour de nombreuses recherches par la suite, y compris dans le développement de méthodes d'enseignement comme nous le verrons dans les deux chapitres suivants.

Le développement de l'Ars Grammatica, une attention au langage qui était principalement à visée rhétorique et littéraire (ratio loquendi, "l'art de parler correctement" et enarratio auctorum,

"l'interprétation d'auteurs", voir Taylor 1995b: 107), a notamment été basé sur les travaux de Terence Varron (116-27 av. J-C.) qui dans De Lingua Latina décrit que les différentes façons – individuelles – de s'exprimer (la langue latine, donc) suivent en fait des régularités (analogiae): "Or, ceux qui veulent que, dans le langage, on suive en partie l'usage, en partie l'analogie, ne doivent pas être accusés d'inconséquence, parce que l'usage et l'analogie ont plus d'affinité qu'on ne pense."

(Livre IX: I.2)9. Il décrit ensuite qu'il "[traitera] d'abord de l'analogie, en faisant voir ce qui […] semble

9 "Sed ii qui in loquendo partim sequi iube<n>t nos consuetudinem partim rationem, non tam discrepant, quod consuetudo et analogia coniunctiores sunt inter se quam iei credunt" (voir Varron 1875)

la justifier et nous faire une loi de la suivre, jusqu'à un certain point, dans l'usage" (Livre IX: II.7)10. Au-delà d'affirmer que la langue latine dépasse les productions individuelles mais forme un système autonome et descriptible, principe que l'on retrouvera évidemment par la suite, Varron offre justement cette vision d'une langue comme un objet structuré et normé: "Varro's linguistic theory […] accounts for arbitrariness and systematicity in language and insists that grammatical analysis can be defined in terms of principles and procedures" (Taylor 1995a: 105)

Cette décomposition de la structure de la langue se retrouve également clairement dans l'ouvrage qui est souvent mentionné comme référence, à savoir l'Ars Grammatica en deux parties (minor et maior) de Donatius, écrit au IVe siècle. Alors que l'Ars minor détaille les parties du système grammatical "restreint" (les chapitres 7 à 15 ci-après), l'Ars maior reprend ce dernier avec une perspective plus large, mais toujours dans l'idée qu'une langue (ici, le latin) suit des régularités descriptibles (et prescriptibles), qui sont présentées en 21 chapitres:

1: La voix (de voce) 12: Les participes (de participio)

2: Les lettres/sons (de littera) 13: Les conjonctions (de coniunctione) 3: Les syllabes (de syllaba) 14: Les prépositions (de praepositione) 4: Le pied métrique (de pedibus) 15: Les interjections (de interiectione)

5: Les accents (de tonis) 16: Les babarismes, influences étrangères (de

6: La ponctuation (de posituris) barbarismo)

7: Les parties de la parole (de partibus orationis) 17: Les fautes syntaxiques (de soloecismus) 8: Les noms (de nomine) 18: Les autres fautes (de ceteris vitiis)

9: Les pronoms (de pronomine) 19: Les particularités phonologiques (de metaplasmo) 10: Les verbes (de verbo) 20: Les figures de style (de schematibus)

11: Les adverbes (de adverbio) 21: Les tropes (de tropis)

Cette attention portée à la description, semblable à celles que l'on pouvait aussi trouver auprès de certains Grecs, a servi de référence (et sert encore de référence à plus d'un égard) bien après son écriture, notamment dans l'enseignement: "Roman grammar is a fait accompli, both a well-defined scholarly discipline and the heart and soul of the educational system, and it was destined to remain as such throughout history" (Taylor 1995b: 107), et ce même si les buts pour lesquels les grammaires ont été utilisées ont depuis dépassé les objectifs rhétoriques de l'époque.

3.1.1.2 La Grammaire Générale et Raisonnée de Port-Royal (1660)

On retrouve notamment plusieurs de ces éléments jusqu'aux grammaires européennes ayant eu cours bien après le déclin de l'Empire Romain. En fait, on se rend compte le système qui avait été mis en place pour la description de la grammaire latine a été utilisé comme cadre de description même dans des cas où elle n'était pas aussi pertinente, et ce des siècles après le début de notre ère. On le

note par exemple – dès 1660! – dans la Grammaire Générale et Raisonnée (Arnauld &

Lancelot 1810 pour une 2è édition), souvent nommée "Grammaire de Port-Royal", l'un des premiers documents écrit dans une langue autre dans le latin. Cet ouvrage, qui prend exemple sur différentes langues européennes et moyennes-orientales (comme l'hébreu) pour montrer des caractéristiques générales communes à plusieurs langues (et donc toucher sans que ce ne soit mentionné à la

10 "Et hi unc iam primum dicam pro universa analogia, cur non modo non videatur esse reprehendenda, sed etiam cur in usu quodammodo sequenda" (voir Varron 1875)

Image 6: Extrait de la Grammaire Générale et Raisonnée: les cas, p. 291

Langue), ne peut se sortir des schémas latinistes. Ainsi, même si cette grammaire mentionne par exemple qu'"il estvrai que, detoutes les langues, il n'ya peut-être que la grecque et la latine qui aient proprement des cas dans les noms" (1810: 282) (ce qui est plutôt curieux puisqu'elle prend également l'allemand comme exemple). On voit que pour décrire le français les auteurs suivent le schéma latin, comme illustré dans l'Image 6.

Ainsi – et de tels exemples se retrouvent dans de nombreux écrits allant jusqu'au XIXe siècle – cette centration sur la grammaire latine a longtemps véhiculé l'idée selon laquelle la meilleure façon de décrire une langue passait forcément par une structure, et donc par un schéma pertinent au latin.

La structure latine telle que décrite a donc fait office de "cadre de représentation" dans plus d'un ouvrage, et ce même lorsqu'il s'agissait comme on l'a vu dans la Grammaire de Port-Royal de ne pas seulement décrire une langue précise mais d'amorcer une généralisation des phénomènes

linguistiques.

Ce que la Grammaire Générale et Raisonnée a également repris de l'Ars Grammatica (et elle n'est de loin pas la seule à le faire) est la dualité des modes d'utilisation des langues, oscillant entre l'écrit et l'oral. Affirmant en entame de l'ouvrage en écho aux considérations rhétoriques des Romains que

"La Grammaire, c'est l'art de parler" (1810: 245), et malgré la confusion que cela suggère aujourd'hui, les auteurs distinguent explicitement les deux facettes de l'objet linguistique:

Parler, est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein. On a trouvé que les plus commodes de ces signes étoient les sons et la voix. Mais parce que ces sont passent, on a inventé d'autres signes pour les rendre durables et visibles, qui sont les caractères de l'écriture (ibid.).

Il est vrai que cette distinction dans la Grammaire Générale et Raisonnée n'est ni centrale dans l'ouvrage, ni aboutie (on voit par exemple dans la Grammaire Générale et Raisonnée, chapitres 1 et 2 qu'alphabet et sons sont souvent – parfois malheureusement – liés11. Les auteurs contrastent cependant bien les deux modes d'expression et les discordances qui en résultent (que les auteurs nomment "corruption" (ibid: 261)), cette impression étant probablement aussi exacerbée par la diffusion des techniques d'impressions figeant à cette époque des usages oraux divers. Ces débats autour des liens entre les sons et les lettres finiront progressivement par se dissiper, même s'il en subsistera l'idée nette selon laquelle une langue se réalise autant à l'écrit qu'à l'oral, distinction acceptée au sein du champ de la linguistique et ce même si les approches considèrent souvent l'une de ces dimensions comme étant le pendant de l'autre, ou se focalisant parfois même exclusivement sur l'une des deux. Le temps permettra même de faire émerger les champs de recherche spécifiques à ces dernières, par exemple celui de la phonétique/phonologie ou de la stylistique littéraire. Ainsi, malgré le flou que l'on peut parfois voir dans les ouvrages du XVIIe siècle, la mention de ces deux modes est un élément qui mérite attention et nous aurons l'occasion de voir dans les représentations des enseignants (chapitres 6 et 7) que cette distinction est toujours centrale mais complexe.

En plus du recours à la grammaire latine et la séparation entre oral et écrit, la Grammaire de Port-Royal est intéressante puisqu'elle esquisse un questionnement plus large dessinant une langue comme un moyen d'exprimer par un système logique une pensée individuelle. Ainsi, même la grammaire ou le système sont centraux à la Langue, celle-ci touche également le raisonnement de l'individu.

11 On peut citer en exemple la confusion que l'on noterait aujourd'hui entre phonologie et système d'écriture:

"L'élévation de la voix s'appelle accent aigu, et le rabaissement, accent grave" (1810: 257)