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dans l'enseignement

Chapitre 3: Savoirs de référence: Linguistes

2. La place de la communauté linguistique

4.1 Un exemple: le débat des langues nationales en Suisse

4.1.1 Le contexte du débat

4.1.1.2 L'enseignement des langues en Suisse

L'enseignement des langues en suisse suit lui aussi des lignes directrices émises au niveau fédéral, mais est réellement géré par les cantons. Comme le notent Elmiger & Forster, "La Suisse n’a jamais élaboré de véritable politique fédérale en matière d’enseignement des langues. […] Les cantons organisent donc cet enseignement à leur gré. La Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique émet des recommandations qui n’ont pas de pouvoir contraignant." (2005: 17) Avant de présenter la situation actuelle en termes d'enseignement des langues, un bref regard en arrière est nécessaire. La première recommandation de la CDIP en matière de langues date en effet de 1975, lorsqu'elle postule que "la connaissance d'une deuxième langue nationale est, pour tous les citoyens, d'une grande importance politique et culturelle" (1995 [1975]: 25). Ceci ne signifie de loin pas que ce n'est qu'à cette époque que l'on a commencé à enseigner les langues en Suisse, mais comme le relève bien Extermann 2013 dans son ouvrage sur l'enseignement de l'allemand en Suisse Romande, la mise en place de réelles politiques a pris du temps. "Jusqu'au XIXe siècle, la question de l'enseignement n'est pas une affaire d'Etat. D'une part parce qu'il n'en a pas directement la

prérogative – c'est l'Eglise qui les détient en matière d'instruction, d'autre part, parce que la pluralité des langues ne constitue en rien un obstacle à la gestion politique et administrative des Etats" (2013:

24). On notera d'ailleurs que c'est également au début du XIXe siècle que la Suisse commence à prendre sa forme actuelle avec l'entrée de 9 des 10 derniers cantons dans la Confédération23. Ainsi, même s'il aura fallu attendre plus d'un siècle pour que les politiques tendent à être coordonnées, ce n'est que depuis les années 1800 que les langues ont progressivement fait leur place dans les

curriculums scolaires. On citera notamment le Projet d'Education Publique du père Grégoire Girard en 1798, qui évoque les disciplines qu'il faudrait, selon lui, enseigner à cette époque; les langues nationales en font partie:

En revenant sur les besoins publics et réels […], je trouve que les [objets de littérature qui devront trouver une place dans nos écoles] se réduisent aux suivants:

1. La physique ou l'étude de la nature […]

2. Les mathématiques […]

3. La géographie […]

4. La chirurgie et la médecine […]

5. La politique […]

6. L'art militaire […]

23 Le dernier canton est le produit d'une séparation d'un territoire de Berne qui a acquis son statut de canton en 1979.

Ce sont là, je pense, les branches de la littérature qui répondent immédiatement aux besoins publics. Il en est d'autres encore qui, quoique en seconde ligne, ne demandent pas moins d'être cultivées avec soin. Les voici:

7. L'étude des langues modernes et anciennes. L'Helvétie est partagée entre l'allemand, le français et l'italien, et il faut bien que les enfants d'une même famille puissent s'entendre. Le latin et le grec nous mettent en possession de tous les chefs-d'œuvre et de tous les monuments de l'antiquité […]

8. L'éloquence […]

9. La logique […]

10. L'histoire […] (Girard 1924 [1798]: 117)

On remarque facilement que ces prises de positions ou projets éducatifs révèlent déjà des représentations au sujet des langues, comme par exemple ici l'opposition entre "langues d'interaction nationale" et "langues menant à une culture classique"; nous tenterons de rester relativement factuels ici, gardant la perspective représentationnelle pour la seconde partie de cette section. Malgré l'intérêt de ces questions, on notera seulement ici que le texte du père Girard est souvent cité comme contribuant à l'établissement de l'enseignement des langues nationales.

Ceci ne signifie pourtant pas pour autant qu'à partir de ce Projet, l'enseignement des langues nationales se fait sans heurts. Comme l'explique très bien Extermann (2013: chap. 1), ce dernier passera par plusieurs phases – liées aussi à l'évolution du contexte éducatif en général, notamment à la démocratisation des études secondaires, lors desquelles les langues modernes seront

successivement retirées et réinsérées parmi les disciplines enseignées, de façon obligatoire ou facultative, étapes lors desquelles la comparaison est souvent faite avec les langues anciennes, incontournables à cette époque. Par exemple, parmi les raisons évoquées pour supprimer l'allemand du cursus, on citera la prise de position des régents du Collège de Genève qui affirment en 1821 que

"chaque langue vivante n'étant utile que dans quelques intérêts particuliers, il n'y aurait chaque année pour l'étudier qu'un petit nombre d'élèves" (cités dans Extermann 2013: 42). Exit, donc, les langues de la "famille suisse" évoquées par Girard, et ce même si les langues anciennes ne rentrent pas dans la balance. Comme le note l'auteur, "La critique porte sur ce que les maîtres perçoivent comme l'argument majeur des langues vivantes, leur utilité, et ils le contestent sur leur propre terrain […]: les langues vivantes ne peuvent satisfaire à l'intérêt général que doit défendre l'instruction publique." (2013: 43). Rappelons d'ailleurs que cet exemple genevois n'est d'ailleurs qu'une parmi 23 possibilités correspondant aux législations cantonales; on imaginera sans peine que dans les autres cantons aussi l'enseignement des langues nationales aura connu des hauts et des bas.

Sans aucun doute, l'un des éléments qui a cependant contribué en grande partie aux tensions actuelles se trouve dans la place de plus en plus grande occupée par la langue anglaise au courant du XXe siècle. C'est d'ailleurs notamment (entre autres) en réaction à cette expansion que se pose la recommandation de la conférence fédérale - CDIP de 1975, qui inscrit que:

1. Il est admis que l'étude d'une langue étrangère est un des objectifs de l'enseignement. L'enseignement de la première langue étrangère est obligatoire pour tous les élèves. Les classes spéciales seront exclues de cette obligation, mais leurs élèves devront en principe avoir aussi la possibilité d'apprendre une langue étrangère.

2. La première langue étrangère pour la Suisse romande est l'allemand. La première langue étrangère pour la Suisse alémanique est le français.

[…]

3. L'enseignement de la première langue étrangère ne doit pas laisser de choix entre une langue nationale et l'anglais (branches à option).

4. L'enseignement de la langue étrangère doit être confié à un enseignant spécialisé, ayant une formation méthodologique adéquate. (CDIP 1995 [1975]: 27, c'est moi qui souligne)

On remarque donc que d'une part cette recommandation spécifie clairement les langues à enseigner (et qui suivent la proportion des locuteurs dans le pays et placent l'anglais après ces dernières), mais se prononce également sur la formation des enseignants, bien que ce soit en termes

méthodologiques et non sur leur formation disciplinaire. Mais là n'est pas le propos de cette section (nous y reviendrons dans la conclusion).

Une autre étape importante se trouve ensuite en 1998, lorsque la même CDIP évoque que:

La Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) fera en sorte que, dans les écoles, l’enseignement continue d’être fondé sur la diversité des langues nationales afin de contribuer à la compréhension entre les régions linguistiques de la Suisse.

1. Les recommandations de 1975 (enseignement obligatoire d’une 2e langue nationale à partir de la 4e ou 5e année scolaire) restent en vigueur.

2. L’anglais deviendra obligatoire à partir de la 7e année scolaire. Les élèves faibles pourront en être dispensés (CDIP 1998: 1, c'est moi qui souligne)

Ce Concept Général de la CDIP offre donc aux cantons une marge de manœuvre toujours conséquente, mais introduit l'anglais comme langue obligatoire, ce qui fait intervenir dans les discussions non seulement les langues nationales mais également une langue réellement étrangère.

La place de l'anglais est ensuite même potentiellement renforcée dans la Stratégie de 2004 qui, dans un document extrêmement intéressant qui mériterait plus de discussions spécifie que:

Deux langues étrangères au moins sont enseignées en Suisse au cours des premières années de scolarité, au plus tard dès la cinquième année scolaire, dont au minimum une langue nationale. La fonction particulière de celle-ci dans un pays plurilingue est mise en évidence, en particulier dans ses dimensions culturelles. (CDIP 2004: 4, c'est moi qui souligne)

L'importance des langues nationales y est donc à nouveau mise en avant, même si ce texte laisse clairement le choix aux cantons d'équilibrer à leur guise l'enseignement des langues nationales et celui d'une autre langue étrangère (c'est-à-dire l'anglais, même si cette langue n'est que sous-entendue dans le texte). L'article concernant l'enseignement des langues dans la Loi sur les langues de 2007 adopte la même position:

1) La Confédération et les cantons veillent dans le cadre de leurs attributions à ce que la langue d'enseignement, en particulier sa forme standard, soit l'objet d'une attention particulière à tous les niveaux de l'enseignement.

2) Dans le cadre de leurs attributions, la Confédération et les cantons encouragent le plurilinguisme des enseignants et des apprenants.

3) La Confédération et les cantons s'engagent dans le cadre de leurs attributions en faveur d'un

enseignement des langues étrangères qui, au terme de la scolarité obligatoire, assure des compétences dans une deuxième langue nationale au moins, ainsi que dans une autre langue étrangère.

L'enseignement des langues nationales prendra en compte les aspects culturels liés à un pays multilingue.

(Loi 441.1 sur les Langues, 2007)

Même si cette Stratégie allait déjà dans le sens de ce qui deviendra en 2009 le concordat Harmos – visant à harmoniser les contenus d'enseignement à l'échelle nationale, le flou persiste: "Bien que la décision de réformer l’enseignement des langues ait été prise conjointement par les cantons au sein de la CDIP, sa mise en pratique incombe aux cantons, qui doivent cependant veiller à une certaine coordination régionale" (Elmiger 2010: 9). Même si les discussions ont abouti au consensus d'un

modèle "3/5" impliquant qu'une langue est enseignée en 3e primaire et l'autre en 5e, on se rend compte que la situation en 2015 reste relativement hétérogène au niveau des choix faits dans l'enseignement des différentes langues étrangères:

Outre les "situations particulières" évoquées pour le Tessin et les Grisons (le canton italophone et le canton trilingue), on voit bien qu'alors que même si tous les cantons ont introduit deux langues étrangères à l'école primaire, certains d'entre eux ont décidé d'enseigner l'anglais d'abord (soit en 3e année), alors que d'autres donnent la primauté à la 2e langue nationale. Sans vouloir discuter ici des avantages ou des inconvénients d'un choix ou d'un autre, cette disparité est surtout intéressante dans ce travail puisqu'à chaque changement dans une législation cantonale, les politiciens, médias et citoyens argumentent dans une direction ou une autre, mettant ainsi en lumière différentes

représentations des langues nationales et de l'anglais, mais par là également de la Langue en soi.