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dans l'enseignement

2. La langue comme savoir disciplinaire

2.3 Une langue s'acquiert ou s'apprend

On voit donc par cela que les langues peuvent être distinguées d'autres objets d'enseignements à plus d'un égard. Cela étant, il reste un élément à discuter, d'ailleurs probablement celui qui est le plus marquant dans cette distinction; il s'agit du fait que, même si tous les "savoirs savants" – quelle que soit la matière scolaire en question – sont à un moment donnés appris par celui qui les

enseignera plus tard, on ne peut pas comparer le parcours d'apprentissage d'une branche telle que par exemple les mathématiques ou l'histoire avec celui d'une langue.

Premièrement, une langue ne s'apprend pas forcément, ou du moins pas forcément uniquement par un parcours d'apprentissage conscient et explicite tel qu'on pourrait l'imaginer pour les deux disciplines que nous venons de citer. En effet, on peut tout à fait acquérir une langue sans passer par

3 Saussure, sur lequel nous reviendrons, détaille d'ailleurs très bien l'immutabilité et la mutabilité des signes linguistiques (voir 1967: 104)

4 On pensera par exemple à la double négation en anglais, traditionnellement considérée agrammaticale mais pourtant fréquemment utilisée dans certaines variétés de la langue, ou l'usage du "j'sais pas" à l'oral en français, pourtant inadéquat à l'écrit.

les bancs de l’école ou par un autre environnement éducatif; c'est notamment le cas des langues maternelles. Dans ce cas, les principes d'un usage spontané de la langue, menant pourtant à une maîtrise souvent prise comme modèle, ne sont pas du tout appris de façon scolarisée ou

institutionnelle, mais par un processus naturel, et ce même si certaines structures moins immédiates sont ensuite souvent renforcées par un apprentissage scolaire, comme l'a déjà expliqué Bally (1935).

Ainsi, et comme le soulève également Krashen (1981, 1982) en référence à la langue seconde, le parcours menant à la maîtrise d'une langue n'a pas besoin de passer par une phase d'explicitation pour que cette maîtrise soit reconnue. Le parcours menant à la maîtrise d'une langue peut autant passer par un apprentissage, soit un cursus explicite, impliquant un effort conscient de

mémorisation, d'exercice et de progression de la part de l'apprenant, que par une acquisition, processus de compréhension fait dans un cadre où la langue n'est pas utilisée comme objet d'étude mais comme outil et dont les usages et régularités viennent à l'apprenant de façon implicite, voire inconsciente (Ellis 1994 (Ed.), 2008 décrit très bien ces deux processus)

Encore une fois, on pourrait avancer que ces parcours implicites ne concernent pas que les langues, et que de nombreux savoirs disciplinaires peuvent être acquis hors d'un cadre institutionnalisé.

Même si cela peut arriver dans d'autres matières – par exemple si un enseignant de musique en est passionné depuis son enfance et a appris la pratique des instruments qu'il enseigne de façon intuitive, la différence tient cependant dans le fait que tous les enseignants de langues étrangères ont commencé par apprendre une langue de façon implicite, sans exception aucune. Que ce soit la langue qu'ils enseignent ou non, qu'ils aient eu beaucoup d'explicitation par la suite ou non, ils ont tous une langue maternelle et on peut donc affirmer que tous ont donc eu un premier contact avec un objet linguistique en dehors des salles de classe.

On pourrait objecter qu'un enseignant n'enseigne (de loin) pas toujours sa langue maternelle, et que, même si c'est le cas, ces dernières sont malgré tout explicitées à un moment donné dans le cursus pédagogique des enfants. Il est vrai – et nous le verrons à de nombreuses reprises dans ce travail – qu'on pourrait présupposer qu'au même titre que tous les enseignants ont eu un premier contact implicite, chacun effectue ou a effectué, au cours de ses apprentissages, un passage par une explicitation de contenus linguistiques. Cependant, et ce peu importe le cas, deux éléments ne doivent pas être oubliés: premièrement, dans l'instruction de la langue de scolarisation, souvent considérée (parfois à tort) comme la langue maternelle de tous les apprenants de la classe, on part du principe que la langue en question est déjà maîtrisée dans une certaine mesure, justement par la perspective d'usage spontané. Comme nous le verrons d'ici quelques paragraphes par rapport au

"Language Awareness" (page 29), l'enseignement de la langue maternelle / de scolarisation ne considère pas que les apprenants partent de zéro mais présuppose des acquis préalables – acquis, eux, le plus souvent implicitement. En second, on pourrait se demander ce qu'il en est des

enseignants qui apprennent leur future langue d'enseignement dans le cadre scolaire… Ne peut-on pas dire d'eux qu'ils l'ont apprise comme ils auraient appris la biologie ou la géographie? Cela s'y apparente en effet déjà plus, mais là encore, il est important de se rappeler que les enseignements de langues étrangères, et ce surtout dans le cadre scolaire, partent du principe que les apprenants maîtrisent déjà une langue. Que cette première langue soit considérée comme un obstacle ou comme un avantage, elle est toujours considérée comme présente (voir notamment Gass & Selinker 1983 ou Ellis 1994, chapitre 8 pour un approfondissement du rôle de la première langue dans

l'apprentissage d'une langue seconde). En d'autres termes, aucun apprentissage explicite d'une langue ne laisse de côté qu'une acquisition implicite – de cette langue ou d'une autre – a déjà eu lieu chez l'apprenant auparavant.

De ce fait, la multiplicité des possibilités rend la définition même des trajectoires menant à la maîtrise fonctionnelle d'une langue (que l'on nommera par la suite les compétences fonctionnelles, nous y reviendrons) extrêmement complexe, ce qui est une première esquisse du fait que le "savoir d'une langue" ne s'atteint pas par un seul et unique chemin.

2.3.1 Locuteurs natifs et savoir disciplinaire

Avant d'examiner avec plus de détails ce qui peut caractériser ces différentes trajectoires, un point mérite d'être soulevé par rapport à la problématique de l'acquisition/apprentissage des langues, et précisément par rapport au nombre de parcours de construction des savoirs; la position du locuteur natif semble en effet – ou semblait dans le passé – mettre tout le monde d'accord comme étant une référence. Il a effectivement longtemps été considéré, et il l'est de toute évidence parfois encore, que l'enseignement d'une langue étrangère ne pouvait se faire que par des locuteurs natifs, que seuls ces derniers pouvaient remplir leur rôle de façon satisfaisante ou du moins plus satisfaisante qu'un enseignant non-natif: "Native speakers have traditionally enjoyed a natural prestige as

language teachers, because they are seen as not only embodying the 'authentic' use of the language, but as representing its original cultural context as well" (Kramsch 1998: 79). Néanmoins, le concept même de "locuteur natif" en tant qu'enseignant a depuis plusieurs années été maintes fois redéfini et remis en question, particulièrement dans le domaine de l'enseignement (Davies 1991, 2003, Llurda 2005 ou Dervin et Badrinathan 2011 traitent d'ailleurs bien du sujet), mais il paraît que le niveau de maîtrise optimal reste pour beaucoup celui d'une "personne de langue maternelle".

Dès lors, et à la lumière de ce qui vient d'être dit en ce qui concerne les savoirs, on pourrait adopter deux points de vue. Chacun d'entre eux remet ce prestige en question:

Le premier serait d'affirmer qu'en effet, dans la mesure où on part du principe que les apprenants sont supposés (même si nous verrons que ce n'est pas toujours le cas) surtout atteindre un niveau de compétences fonctionnelles, les enseignants n'ont en réalité pas vraiment besoin de savoirs

explicites, mais qu'il leur suffit de représenter justement le "modèle" évoqué plus haut, qu'ils symboliseront par là un exemple que les apprenants suivront. Ceci est une vision cependant peu réaliste de la position de l'enseignant, tant l'enseignement des langues touche également au domaine de la compréhension, des règles à expliquer et à une forme de normativité qui – comme nous le verrons dans quelques chapitres – est pour certains centrale et présuppose des savoirs. De plus, l'affirmation qu'une compétence purement fonctionnelle suffit ne peut pas tenir debout, puisqu'à partir du moment où un enseignant offre une structure à son enseignement, c'est qu'il a apporté sur sa matière un regard qui ne peut pas être qu'implicite. On ne peut en effet pas décider quel point aborder avant quel autre, quel exercice proposer, comment évaluer, si on n'adopte pas une perspective analytique et descriptive qui s'éloigne de facto d'une pure "utilisation pratique".

Comme le dit Widdowson, "knowing language as a subject is not the same as knowing it as it naturally occurs in the social contexts of everyday life" (2002: 68)

On peut d'un autre côté partir du principe déjà évoqué que toute acquisition naturelle (du type de celle effectuée pour la langue maternelle) est de toute façon forcément suivie par une explicitation, et que par conséquent, les personnes maîtrisant une langue ont tous reçu une instruction explicite sur cette dernière. L'avantage des locuteurs natifs sur leurs pairs serait donc de pouvoir ajouter à cette explicitation une dimension implicite, une intuition par rapport à leur langue propre aux locuteurs d'une communauté en question et qui ferait d'eux des candidats enseignants idéaux et bénéficiant d'une palette de connaissances et compétences complètes. Cependant, la part

d'explicitation qui va avec la langue maternelle ne va, comme nous l'avons dit, pas de soi; on pourrait par exemple tout à fait imaginer, et les cas similaires sont nombreux, un enfant grandissant dans un

environnement francophone mais né de parents sinophones, qui aurait donc acquis le chinois comme première langue, mais aurait ensuite été immergé dans un milieu où le français est dominant et est la langue de scolarisation. Cet enfant, devenu adulte, n'aura donc jamais reçu d'enseignement explicite sur la langue chinoise, mais ce n'est pas pour autant qu'on lui refusera le statut de "locuteur natif". Il prendra, tout au plus, la peine de préciser qu'il ne "parle le chinois qu'avec ses parents et qu'il ne l'a jamais vraiment appris", mais pourra malgré tout prétendre, s'il le souhaite, à des emplois réservés aux sinophones. Sans pour autant traiter ici en profondeur de l'idée qu'il y aurait en réalité des "degrés de nativité", qu'un locuteur A pourrait être "plus natif" qu'un locuteur B, il est important de noter que la part d'explicitation présente dans l'acquisition d'une langue maternelle n'est pas un élément immuable, et que le simple fait d'être locuteur natif d'une langue donnée ne peut

finalement amener que peu de renseignements sur les détails de la trajectoire ayant mené à la maîtrise de cette dernière, et sur les connaissances qui s'y rapportent.

Le statut du locuteur natif, si on le considère d'un point de vue des constructions des savoirs, doit donc être pris avec précaution, tant il renvoie à une définition finalement floue mais connotée. En effet, le but ici n'est pas de remettre en question les apports que peut amener une utilisation

"native" de la langue (voir notamment Cook 1999: 185), que ce soit en termes d'intuition par rapport à l'adéquation et à la justesse de contenus linguistiques, aux nuances de sens inhérentes à une utilisation courante qu'il est parfois difficile d'apprendre de façon explicite, à la facilité d'utilisation des systèmes phonologiques, lexicaux et syntaxiques qui rendent l'usage spontané plus authentique pour les élèves, ou encore aux références culturelles plus nombreuses (mais parfois plus restreintes, voir notamment Kramsch 1993 à ce sujet). Toutefois, il convient de se demander si ces aspects-là sont réellement plus importants que la capacité d'une compréhension approfondie des phénomènes linguistiques sous-jacents à l'utilisation quotidienne, toute exemplaire qu'elle soit, de l'objet qui est à enseigner.