• Aucun résultat trouvé

dans l'enseignement

Chapitre 5: Contenus, méthodes et manuels méthodes et manuels

5. Manuel ou enseignant?

C'est naturellement que survient ici le point qui va nous occuper pendant la deuxième partie de ce travail: les représentations des enseignants eux-mêmes. En effet, si on a affaire à un plan d'étude qui préconise une approche, mais qu'on travaille avec un manuel qui en propose une autre, et ce pour préparer à une évaluation qui se fait sur une perspective encore distincte, il est évident que le facteur qui va prendre une importance indéniable sera l'interprétation personnelle de l'enseignant, en fonction de ses conceptions propres. Et, quand bien même les programmes ou manuels sont parfois très clairs, cela ne les substitue pas au travail de l'enseignant!

Nous avons en effet souligné au début de ce chapitre le rôle important que jouent les manuels dans les activités d'enseignement. Nous n'avons pourtant pas, au fil des exemples proposés, discuté de la façon dont ces exercices et approches étaient réellement mises en pratique. Cela part d'un constat relativement simple: même si les documents officiels offrent des directives ou des définitions claires sur l'objet de l'enseignement, c'est seulement une fois qu'ils sont interprétés par les enseignants et concrètement mis en pratique qu'ils prennent (ou qu'ils ne prennent pas!) leur réel sens. Or, comme le note Besse, "Il est rare que l'enseignant suive [le manuel] ligne à ligne, il peut en sauter certains exercices, en modifier l'ordre, avoir recours à des procédés qui n'y sont pas prévus, et quand il reprend ceux qui y sont préconisés, il les met pédagogiquement en œuvre à sa façon, en y engageant sa sensibilité au moins autant que ses connaissances" (2010: 21). En d'autres termes,

"les résultats qu'obtient tel enseignant dans telle classe dépendent au moins autant de ce qu'il y fait pédagogiquement de sa propre initiative que du manuel qu'il y utilise avec ses étudiants, fût-il le mieux adapté à son public, et de sa méthode de référence, fût-elle la meilleure ou la plus récente."

(ibid: 23)

5.1 Exemple empirique: Perception du rôle du manuel chez les enseignants de langues étrangères débutant leur formation

Il est donc clair à ce point que le manuel occupe une place de choix dans l'enseignement des langues étrangères, mais que ce qu'il propose ne saurait se substituer aux représentations – autant

linguistiques que didactiques ou pédagogiques – de l'enseignant qui l'utilise. Ce relatif paradoxe nous a poussé, dans le petit questionnaire que nous avons soumis aux étudiants débutant leur formation à

l'Institut Universitaire de Formation des Enseignants entre 2012 et 2014 et que nous avons déjà abordé dans le chapitre 1 (voir page 31 pour une explication plus détaillée de cette enquête) à également examiner la place que ces futurs enseignants accordent aux manuels. L'exemple

empirique que nous allons présenter ici nous a permis répondre à la question suivante: Comment les enseignants débutant leur formation à l'Institut Universitaire de Formation des Enseignants (IUFE) de Genève se situent-ils par rapport aux manuels d'enseignement?

Pour cela, dans le même questionnaire que celui qui a déjà été en partie traité dans le premier chapitre, nous avons cherché à examiner leur positionnement sur deux facteurs: l'utilité et la suffisance des manuels. Encore une fois, la méthode servant surtout à proposer rapidement aux étudiants des résultats qui ouvriraient la discussion, ces positionnements se sont fait sur la base d'échelles de Likert basiques qui n'ont pas été traitées de façon poussée:

Image 48: Extrait du questionnaire diffusé aux étudiants novices (2)

Les participants se sont donc prononcés sur 6 affirmations touchant aux manuels et aux ressources50 (parmi d'autres questions sur d'autres facteurs de considération, voir Waltermann & Forel 2014 pour plus de détail):

1) Les manuels et ressources sont de bons éléments pour analyser les erreurs des élèves.

2) Les manuels et ressources sont un avantage pour bien expliquer le fonctionnement de la langue cible

3) Les manuels et ressources sont de bons éléments pour se prononcer sur le fait qu'une production d'élève est incorrecte.

4) Tout ce qui doit être enseigné sur la langue cible figure dans le manuel utilisé et les ouvrages de référence

5) Si j'ai les règles et les explications sous les yeux, ce n'est pas grave si je ne les maîtrise pas complètement pour bien enseigner.

6) Les manuels utilisés en classe ne sont pas complets, il y manque du contenu.

Sans rentrer ici dans trop de débat sur la nature de ce questionnaire (qui pourrait largement être modifié s'il visait à mieux correspondre au présent travail), les résultats proposés par les 99

participants au fil des 3 années sont particulièrement frappants. On voit par exemple qu'ils sont très majoritairement convaincus de l'utilité des manuels:

Tableau 3: Enquête auprès des enseignants novices: Proportion des scores sur l'utilité des manuels

50 Les ressources dans ce travail ont été définies comme les cadres théoriques définissant le savoir, incluant donc p.ex. les grammaires existant pour la langue d'enseignement.

-100% -50% 0% 50% 100%

3: Avantage pour repérer les productions incorrectes 2: Avantage pour expliquer le fonctionnement de la langue

1: Avantage pour analyser les erreurs des élèves tout à fait

oui non pas du tout

En revanche, ces derniers ne sont absolument pas considérés comme étant suffisants51:

Tableau 4: Enquête auprès des enseignants novices: Proportion des scores sur la suffisance des manuels

Les scores le montrent clairement: Autant les ressources sont perçues comme étant utiles, autant elles ne sont (et de loin!) pas complètes, ni suffisantes pour l'enseignement.

Les discussions qui ont émergé au fur et à mesure des présentations de ces résultats aux différents groupes de participants, même s'il est impossible de les restituer en détail ici, ont également permis de mettre en avant plusieurs éléments intéressants liés à la place du manuel dans l'enseignement:

 En tous les cas, ce sont les conceptions et les connaissances personnelles de l'enseignant qui, pour les étudiants ayant participé au questionnaire, priment. Plusieurs d'entre eux ont notamment mentionné qu'ils n'hésitent ou n'hésiteraient pas à changer ce que le manuel préconise pour que l'activité ou la façon d'expliquer leur corresponde. D'ailleurs, les groupes étaient relativement unanimes sur le fait que le manuel n'est en rien indispensable: la majorité d'entre eux ont en effet déclaré qu'ils ne seraient pas "perdus" sans manuel, même s'ils lui accordent l'utilité qu'on sait.

 Ils ont cependant mis en lumière une dimension de l'utilité qui n'était pas présentée dans le questionnaire, et qui touche à la dimension institutionnelle: le fait d'utiliser un même manuel permet, selon ce qu'ont relevé les étudiants, de garantir une forme de cohérence entre les différents enseignements d'une même école, ou même comme nous l'avons vu dans le cas du Cycle d'Orientation – d'un même canton ou d'une même région. Le fait d'avoir ainsi un "fil rouge" est un cadre de l'enseignement qui peut donc non seulement être un atout pour l'enseignant mais également à un niveau plus global.

 Même si cette utilité semble ne pas être contestée, plusieurs d'entre les futurs enseignants ont un regard assez critique sur les manuels qu'ils utilisent en termes de contenu, surtout dans les groupes de deuxième année dans lesquels ces résultats ont aussi été discutés: il y aurait fréquemment dans les manuels des manques, un besoin de se fournir auprès d'autres sources ou même d'inventer soi-même certains des contenus, des façons de présenter la langue qui sont "inadéquates" ou encore des éléments superflus – tous ces témoignages soutenant l'idée que dans la pratique, les enseignants interprètent ce qu'ils trouvent dans leur manuel au lieu seulement de l'appliquer.

Bien évidemment, ces quelques récits n'ont pas la valeur que pourrait prendre une enquête approfondie à ce sujet, qui serait d'ailleurs passionnante à conduire tant les enjeux mêlent indépendance professionnelle, cadre institutionnel, compréhension du plan d'études et sphères

51 La dernière affirmation étant formulée à la négative ("Les manuels ne sont pas complets"), les scores d'adhésion sont à comprendre comme allant en fait à l'encontre de la suffisance des manuels, d'où la présentation particulière dans le graphique.

-100% -50% 0% 50% 100%

6: manuels sont incomplets 5: Règles sous les yeux suffisent

4: Tout ce qui doit être enseigné y figure tout à fait

oui non pas du tout

représentationnelles. Les résultats de ce petit sondage apportent cependant un éclairage particulier, surtout parce qu'ils émanent d'enseignants que l'on peut qualifier de novices, soit entamant leur formation professionnelle, et qu'on constate donc que déjà à l'entame de leur carrière, ils

considèrent les manuels comme étant secondaires par rapport aux connaissances ou à l'action de l'enseignant.

On comprend donc à partir de là que le travail de transposition didactique qui mène les savoirs de référence à devenir matière d'enseignement est, en tout cas dans le contexte qui nous occupe (il n'en va pas de même ailleurs!), uniquement une forme de cadre dans lequel l'enseignant évolue, et qu'on ne peut raisonnablement pas traiter des représentations du savoir disciplinaire sans accorder une place conséquente aux représentations des enseignants eux-mêmes.

Cet aspect, que nous analyserons dans les deux chapitres à venir, est donc intéressant pour trois raisons:

 Premièrement, comme nous venons de le voir, qu'ils aient (indirectement) pleine latitude ou au contraire que les contraintes avec lesquelles il travaillent (par exemple le plan d'étude en vigueur dans leur établissement, le manuel qu'on leur impose) ne laissent pas de marge de manœuvre, les représentations des enseignants sont incontournables et même primordiales dans la façon dont la Langue (ou une langue précise) va être présentée aux élèves.

 Ensuite, comme nous l'avons largement discuté dans le premier chapitre en examinant ces facteurs de variation, les parcours de construction du savoir disciplinaire des enseignants, y compris leur propre expérience d'élève, leur formation en linguistique, leur expérience ou leur mode d'apprentissage d'une langue peut avoir mené chez eux à des représentations diverses de ce qu'est une Langue, et/ou de ce que sont les différentes langues. Nous pourrons donc, puisque les enseignants seront au cœur de cette seconde partie, enfin revenir sur ces points importants que nous avions laissés de côté depuis de nombreuses pages.

 De plus, ces représentations pourront être analysées par une perspective quelque peu différente de ce que nous avons utilisé jusqu'ici. Alors que les trois derniers chapitres ont concerné principalement des sources documentaires et permis d'observer des façons dont une langue était et est représentée dans ces sources, menant par là surtout à un travail de sélection et de présentation des données, on s'intéressera dès maintenant à examiner les représentations auprès de personnes. Ces conceptions pourront donc prendre également le statut de représentations sociales dans la mesure où elles seront examinées pour des groupes donnés. Même si, comme nous l'avons noté, l'objectif de cette deuxième partie se distingue du champ de la psychologie sociale puisqu'il ne vise pas à examiner les dynamiques de ces groupes mais se concentre sur le contenu représentationnel, il en empruntera dans une large mesure certains préceptes ou procédés méthodologiques.