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dans l'enseignement

Chapitre 5: Contenus, méthodes et manuels méthodes et manuels

3. Approches de la Langue dans les manuels

3.2 Une langue? Les langues? La Langue?

Un dernier point mérite d'être soulevé avant de conclure ici les exemples de représentations

disciplinaires que l'on peut trouver dans les manuels; la place que prennent les langues par rapport à la Langue dans les diverses approches ou outils. On notera trois points à cet égard:

 Au fil des sous-sections que nous venons de parcourir, nous avons beaucoup évoqué la représentation de l'objet linguistique pris sous sa dimension abstraite, et ce d'ailleurs à travers des exemples tirés de manuels en plusieurs langues différentes. Il est donc évident par là que ces dernières ont été prises comme instances concrètes de La Langue; il serait cependant tout à fait intéressant de se pencher sur l'équilibre de ces différentes façons de présenter l'objet en fonction des différentes langues. L'écrit prend-il par exemple plus de place pour l'allemand que pour l'espagnol? Les contenus culturels sont-ils plus importants pour l'italien que pour l'allemand? Attache-t-on plus d'importance à la contextualisation pour l'anglais? Le spectre des documents à analyser étant ici aussi pharaonique et le risque de caricaturer relativement grand, on laissera cette question ouverte à de futures recherches.

 Ces interrogations ne sont cependant pas anodines, puisqu'elles soulèvent un élément important: au contraire des plans d'études qui donnent parfois une finalité commune aux langues étrangères, les manuels ne concernent eux, qu'une seule langue. Comme nous l'avions déjà noté pour les programmes qui varient parfois d'une langue à l'autre (ou justement qui se ressemblent), les manuels sont rarement considérés comme pertinents pour plusieurs langues. Ainsi, c'est donc indirectement (soit par une langue) que la Langue est abordée.

 Ceci souligne d'autant plus la difficulté de mettre en place des programmes touchant à un enseignement intégré ou plurilingue, qui se heurte donc régulièrement à une trame fixée par un manuel "monodirigé". Même si les différents projets dans ce sens tels qu'EOLE ou le CARAP (voir Candelier et al. 2011) proposent un nombre croissant d'activités à objectif plurilingue directement utilisables en classe, il est rare que le manuel qui soit utilisé régulièrement promeuve une telle approche.

Il n'en reste pas moins que les différentes commissions oeuvrant pour la mise en place des approches plurilingues et pluriculturelles ne sont pas sans influence dans le monde des créateurs de manuels, qui proposent donc parfois (et peut-être sera-ce de plus en plus) des activités pertinentes, comme on le voit dans les activités incluant par exemple de l'Europanto ou des activités de conscientisation (Image 47) qui peuvent amener l'élève à développer sa

compréhension de la Langue.

Image 47: Extrait de Geni@L B1 (Funk et al. 2004: 7 )

La présence (potentielle) de ces activités dans le manuel utilisé en classe ne signifie certes pas que ce dernier est à 100% plurilingue ou pluriculturel, même si les approches plurielles de la culture telles que présentées il y a quelques paragraphes ne sont pas rares. Ceci tient probablement en grande partie au fait que l'enseignement des langues, dans le contexte genevois comme dans de nombreux autres, continue à traiter et à dispenser les différentes disciplines linguistiques comme étant séparées – à discipline distincte, manuel distinct! Il n'est donc pas surprenant que selon l'approche privilégiée dans un outil ou un autre, dans une méthode ou une autre, on associe différentes représentations à différentes langues, et que les questions transversales soient accessoires.

4. Conclusion

La place des approches plurilingues, tout comme celle de la culture, des contextes d'utilisation, des aspects formels, de l'oral, de l'écrit ou même du caractère automatique de la langue enseignée que nous avons évoquées à l'instant sont des exemples de façons dont la matière linguistique est (re)présentée aux élèves. Bien entendu, ces dernières sont incomplètes... des méthodes ont ainsi été laissées de côté malgré tout l'intérêt qu'elles auraient pu revêtir; on aurait en effet tout à fait pu investiguer les composantes cognitives du Total Physical Response ou la dimension sensorielle et expérientielle du Silent Way de Gattegno (que l'on pouvait déjà deviner chez Comenius au XVIIe siècle!). Les exemples choisis ici sont cependant déjà nombreux dans ce qu'ils transmettent comme image de la Langue, et montrent bien autant les avantages que les inconvénients de ce que Richards

& Rogers nomment "the proliferation of approaches and methods" (1986: vii).

Avant de conclure ce chapitre en discutant de façon plus directe de l'impact qu'ont ces outils sur les pratiques, il est cependant nécessaire de tenter de dégager quelques conclusions de ces deux

derniers chapitres et de ce que nous y avons observé en termes de représentations disciplinaires. Ces conclusions nous permettent de répondre à la question qui était posée: Quelle est la représentation de la langue / des langues dans les méthodes et manuels d'enseignement?

En retenant ce qui avait été évoqué par rapport aux objectifs de l'enseignement, on peut en effet voir que la diversité des représentations reste remarquable:

 Les premiers éléments que l'on retiendra témoignent d'une interrelation complexe entre les domaines de l'écrit et de l'oral, le premier étant souvent associé (notamment pour des raisons historiques) à une attention particulière portée à une forme de normativité.

 La distinction est d'autant plus intéressante lorsqu'on se souvient que l'exactitude était aussi un but de plusieurs méthodes basées sur la langue parlée, et ce même si ces dernières approchent la Langue de façon radicalement différente de ce que préconise la grammaire-traduction.

 Comme le notait Germain (1993: 300), la plupart des plans d'étude et des outils en circulation aujourd'hui ont des visées communicatives. La langue enseignée y est donc en général présentée comme un outil menant l'apprenant à pouvoir (inter)agir dans la communauté cible par différentes activités langagières (écrites et orales). Ceci se traduit notamment par la contextualisation des énoncés et l'attention portée à ce que la langue permet.

 Cette contextualisation est également souvent liée, dans les finalités de l'enseignement, aux domaines socio-culturels qui sont liés à la Langue. Que ce soit parce que l'allemand et l'italien représentent une communication au niveau national ou parce que l'anglais est la

"langue de communication mondiale", ou simplement parce que les langues étrangères doivent également favoriser l'ouverture interculturelle, l'association d'une langue avec la société qu'elle représente est souvent évoquée, ne serait-ce que de façon implicite.

Même si les approches plurielles offrent parfois une issue à la problématique de la vision stéréotypée d'une langue-culture, leur mise en pratique dans les manuels est plus discrète lorsqu'il s'agit d'observer les exemples de l'enseignement par une perspective plurilingue.

On remarque en effet que différentes façons de représenter la Langue (en tant qu'objet abstrait, puisqu'on peut trouver des exemples pour différents idiomes enseignés) existent dans les manuels, mais que ces derniers ne franchissent que très rarement les barrières entre deux langues distinctes. Même si dans les objectifs, surtout ceux du Collège, on pouvait clairement distinguer les traits de représentation qui s'appliquent à la Langue et ceux qui sont évoqués pour une langue précise, l'approche privilégiée par les manuels reste à première vue restreinte puisqu'elle concerne une langue – cette dernière pouvant malgré tout être abordée par différentes perspectives.

 Finalement, l'observation de la Langue telle qu'elle devient sujet d'enseignement révèle également un trait de représentation qui – lui – est relativement transversal dans les différents programmes et dans le fait que les manuels sont définis pour un public précis:

celui qu'une langue s'apprend par étapes et s'évalue, qu'il existe donc des niveaux ou des stades d'apprentissage, ainsi que des façons de définir et de mesurer ces derniers.

Au-delà de signifier la diversité des représentations possibles, les différents éléments que l'on peut donc retirer de ces deux chapitres soulignent un autre sujet d'importance en ce qu'ils font un écho parfois retentissant à des théories linguistiques que nous avions évoquées dans le chapitre 3. Nous y avions déjà évoqué le fait que linguistes et didacticiens ne forment pas deux mondes

hermétiquement clos, mais qu'au contraire, les premiers se sont parfois saisis de problématiques touchant à l'enseignement alors que les seconds sont informés par les théories académiques. Il n'est donc pas surprenant que les différentes représentations de la langue telles qu'elles s'appliquent à la langue "sujet d'enseignement" résonnent parfois avec celles que l'on trouve lorsqu'on traite de l'objet langue. Plusieurs exemples sont parlants:

 On se souvient par exemple, puisque nous l'avons déjà noté, la priorité donnée dans les travaux du mouvement de la Réforme à la langue parlée est dépendante (en tout cas en partie) du travail des phonéticiens qui y ont contribué – le lien entre perspective académique et méthode didactique est donc évident.

 De la même façon, on comprend bien pourquoi les analogies entre la méthode audio-orale (et de façon plus générale les activités visant les automatismes) et la représentation

behaviouriste de Bloomfield basée sur le stimulus-réponse (voir page 71) sont fréquentes, ce dernier ayant même contribué à des projets méthodologiques (voir Germain 1993: 141).

Palmer lui-même (1921: 78), bien qu'il ait publié ses Principles avant l'ouvrage maître de Bloomfield sur lequel nous nous sommes penchés, mentionne le rôle croissant des psychologues dans l'enseignement des langues.

 Nous avons également déjà noté à plusieurs reprises la portée des ouvrages de l'Ars

Grammatica de Donatius et l'idée selon laquelle si une langue est décrite (ou enseignée), ce sera d'après les préceptes qui s'appliquent au latin. Ainsi, on retrouve fréquemment des activités (ou même, on l'a vu, des programmes) qui font la part belle à la Langue comme

objet normé et aux contenus grammaticaux, qui résonnent donc avec ce que qui était proposé dans l'Antiquité.

 On ne sera pas étonné non plus de constater que le CECR cite en référence de son chapitre sur les "compétences de l'utilisateur/apprenant" les noms de Searle et d'Austin, les deux philosophes du langage qui présentaient déjà l'objet linguistique par les actions qu'il permet (voir page 79), et qu'il mentionne dans son introduction le concept de compétence

communicative faisant par là un écho aux idées de Hymes (voir page 77), et ce même si leur définition de la notion diffère de celle de l'auteur.

 De plus, et toujours à titre d'exemple, on ne peut pas passer à côté de toutes les mentions qui sont faites au sujet des différences entre les communautés linguistiques et à l'importance de ces distinctions socio-culturelles, qui rappellent les idées mises en avant notamment par les spéculatifs, Humboldt ou les relativistes. Le CECR par exemple mentionne même que

"image du monde et langue maternelle se développent en relation l’une à l’autre" (2001: 82) – le concept de "Weltanschauung" de Humboldt n'est donc pas bien loin.

 Pareillement, on a pu entrevoir quelques exemples (surtout dans les programmes des formations gymnasiales) se référant à l'idée que la Langue sert à "structurer la pensée", faisant par là (comme Locke) un lien entre l'objet linguistique et les phénomènes intellectuels, dans un sens qui rappelle ce que proposait Whorf au début du XXe siècle.

 Enfin, même si la définition de niveaux et de l'évaluation ne figure pas en tête de liste des domaines traités par les académiciens (surtout ceux qui ne se préoccupent pas de

l'enseignement), il est évident que le fait de vouloir examiner le niveau d'un apprenant dans une langue amène une caractéristique clé: en effet, la définition de niveaux et surtout celle de test implique forcément une analyse de réalisations concrètes – on ne songerait pas à tester les connaissances qu'un apprenant a internalisées ou à évaluer son état cognitif. En d'autres termes, pour reprendre les termes de Saussure, on se basera sur "l'acte individuel"

ou, comme le nommerait Chomsky, la "performance" plutôt que la "compétence".49 Que les objectifs, plans d'études, programmes, méthodes ou manuels soient en totale adéquation avec certains courants théoriques ou – au contraire - qu'ils mettent en avant des aspects qui en divergent, il paraît essentiel de rappeler ici qu'autant les travaux théoriques des scientifiques du langage que les travaux pratiques des organes chargés de transformer le savoir "savant" en savoir

"à enseigner" offrent de réelles représentations de ce qu'est l'objet de savoir dont il est question, et que certaines des caractéristiques qui sont mises en avant par différents courants hier et aujourd'hui sont récurrentes. Puech l'explique bien:

Quoi qu’il en soit, la manuélisation des savoirs […]apparaît bien au carrefour de plusieurs séries de contraintes, de contextualisations, et d’histoires : représentation des savoirs en discipline à l’intérieur même des savoirs savants, intégration dans un complexe de connaissances, de pratiques et de finalités à l’école sous le nom de « français » [ou ici: de "langues"]. L’hypothèse que nous avons risquée ici est qu’entre ces deux séries il y a bien continuum de représentations, même hétérogènes ou décalées, plutôt que rupture. La manuélisation des savoirs linguistiques n’est sûrement pas réductible à une dégradation, une perte de substance des connaissances vivantes, mais représente sans doute l’aboutissement d’un processus continu qui, de l’invention au réinvestissement dans les savoir-faire scolaires, traverse plusieurs types de contraintes liées à la transmission. (1998: 29, c'est moi qui souligne)

49 C'est sans compter le fait que le travail autour de l'évaluation vise à ce que l'un reflète l'autre... mais nous laisserons ce débat à d'autres.

Bien entendu, les champs de l'enseignement des langues et celui de la didactique ne sont en rien des états de fait statiques, et les idées évoluent dans un domaine comme dans l'autre par des approches en phase avec leur temps, qui continueront donc de s'entrecroiser. Il est malgré tout intéressant de constater que certaines de ces représentations semblent "avoir la peau dure" et perdurer au fil du temps, ce qui peut d'ailleurs aller à l'encontre du caractère presque exclusivement dynamique (voir éphémère) qui est parfois assigné aux représentations sociales. Ceci ne signifie pas pour autant que la façon dont la Langue est définie par tous ces acteurs de la définition des savoirs forme un tout homogène; nous l'avons bien évoqué et les deux chapitres que nous venons de parcourir l'ont – je l'espère – largement illustré. Nous en sommes donc rendus à un constat: les enseignants, qui comme nous l'avons décrit travaillent avec des savoirs qui ont été "prédéfinis" dans les différentes étapes de transposition didactique, doivent jongler avec des outils divers qui peuvent, dans le pire des cas, proposer parfois des représentations radicalement divergentes de ce savoir. D'ailleurs, comme le note Kramsch, "teachers know well the variability inherent in the educational context and the impossibility of capturing this variability in any methodical way" (1993: 2).