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Prégnance et saillance dans l’investissement territorial

DOMAINE VITAL ET TERRITORIALITE CHEZ LE LOUP

B) Prégnance et saillance dans l’investissement territorial

Le terme de prégnance, du latin premere : pressé, peut être interprété selon la définition du Larousse comme le caractère de ce qui s’impose à l’esprit, qui produit une forte impression. Cependant, il semble intéressant dès maintenant de considérer la terminologie du mathématicien René Thom dont les concepts de prégnance et de saillance ont trouvé une résonance particulièrement intéressante en éthologie. Selon Thom, les êtres ontologiques (dans l’environnement d’un être) sont de deux sortes : les saillances et les prégnances.

Une forme saillante « est une forme vécue qui se sépare du fond continu sur laquelle elle se détache » (107). C’est par exemple le cas d’un bruit quelconque entre deux intervalles de silence (exemple du tintement de la sonnette dans le conditionnement pavlovien). Ces formes saillantes ont un caractère de discontinuité physique (détermination contextuelle), elles sont ressenties subjectivement.

La prégnance est une forme qui a, pour l’animal, une signification biologique (exemple de la proie pour le prédateur affamé), elle attire ou repousse le sujet (278). La prégnance est alimentaire, de peur, sexuelle … Une forme saillante peut être alors investie par une prégnance. Le tintement de la sonnette qui fait saliver le chien dans le conditionnement pavlovien est alors investi par la prégnance alimentaire que porte la viande (277). Une forme saillante non prégnante est en général indifférente au sujet. Une forme saillante peut être investie par deux prégnances différentes. C’est par exemple le cas du goéland qui attaque et tue son petit égaré hors du nid. Dans le nid, le petit goéland est investi d’une prégnance protectrice qui s’effondre lorsque le petit sort du nid prématurément, le petit hors du nid étant alors investi d’une prégnance agressive comme le serait un intrus (278). Le dernier cas de figure est l’existence d’une prégnance quand aucune saillance ne semble présente. C’est le cas par exemple de l’oie qui ramène au nid l’œuf qui a roulé à l’extérieur mais qui n’interrompt pas son geste si l’œuf lui a échappé, ramenant à vide son bec au nid.

Au dire même de Thom, cet axiomatique de saillance et de prégnance ne permet pas la précision, mais elle peut tout du moins rendre intelligible un certain nombre de comportements. Par ailleurs, cette approche paraît intéressante dans la mesure où elle s’attache à la signification d’une saillance, d’un objet, d’un événement en se référant à une certaine intériorité d’ordre subjective. Or, cette notion de subjectivité renvoie à la notion développée par Von Uexküll, de l’umwelt animal, c’est à dire un monde qui lui est propre. L’umwelt, c’est à dire le monde à l’entour d’un animal, est le monde propre de son organisation, qui s’exprime dans la manifestation comportementale. Par exemple la connaissance du milieu extérieur n’est que celle de son propre équipement sensoriel. La

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kinesthésie, les ondes électromagnétiques ou telluriques, les infrarouges ou les infrasons sont des sens inintelligibles à l’homme alors qu’ils pourraient être un vecteur d’une signification pour l’animal, de même les molécules qui diffusent repérées par l’odorat auront une multiplicité de prégnances qui nous sont inaccessibles. Ainsi, le monde propre de l’animal n’est pas le reflet de notre réalité. La transposition de nos représentations humaines n’est pas satisfaisante. Cette subjectivité animale est donc loin de la subjectivité humaine. Gallo insiste (107), « il est en effet peu probable qu’une invariance analogue dans ses causes et sa nature à ce qu’elle est pour l’être humain, existe chez la plupart des espèces animales ».

Cette approche phénoménologique de l’éthologie (développer par Thines, Varela ou Gallo par exemple), remet en cause la permanence de la signification de l’objet. Pour ces auteurs, l’objet (qui peut très bien être un être vivant congénère ou non), n’est pas un à priori conçu et représenté par l’animal mais au contraire, il a une signification variable, partielle (exemple du chien tenant un chiffon noir dans sa gueule qui attire les choucas venant défendre leur « congénère »). L’objet considéré sous cet angle fonde la constitution d’un autre monde. On a l’impression selon les termes de Von Uexküll (107) que « l’animal vit dans un monde magique où n’est pas ce qui est où même est ce qui n’est pas ». Sans aller aussi loin, il apparaît tout de même, quand confrontant un message sensoriel au souvenir d’expériences vécues et aux attentes de l’individu, l’animal pourra identifier un stimulus et lui donner une signification à un moment donné. De telle sorte finalement que de manière liée à des changements d’états (hormonaux …), l’animal investira d’une signification particulière un objet mais également un endroit de l’espace où il vit. Cette thèse sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir paraît intéressante pour ce qui nous intéresse en ce moment, c’est à dire la relation du loup au milieu qui l’entoure, sa façon, de vivre l’espace qui l’enveloppe et d’être au monde.

Le loup est territorial cependant la représentation que l’on s’en fait n’est peut être pas la même que celle qui anime le loup. On peut concevoir que le loup est territorial mais dans une dynamique de territorialisation, d’investissement de l’espace, variable en fonction des prégnances de l’espace vécu. On peut considérer que les prégnances dans le lieu investi par une meute voisine ne sont pas les mêmes que sur son propre espace vital.

Prenons un exemple. Une meute de loup est anesthésiée puis transportée dans un enclos avant d’être relâchée dans un nouveau lieu. Ces loups ne quitteront pas l’enclos par le lieu où passaient les hommes, une ouverture devra être faite ailleurs (286). Le lieu du passage de l’homme est investi d’une certaine prégnance, de crainte, d’évitement. On peut supposer que le passage sur le territoire d’une meute voisine peut être similairement évité si ce territoire est investi d’une prégnance particulière liée aux traces, aux marques odorantes, visuelles ou acoustiques, laissées par cette meute et corrélées avec des expériences passées de rencontres (cf infra ). Cet espace devient significativement différent de celui investi généralement par la meute. Cependant, des excursions extraterritoriales existent comme on a pu le constater. On peut alors considérer que le lieu se trouve investi par une autre prégnance. On observe souvent ce type d’excursion par exemple lors de la poursuite d’une proie. Thom (278), propose un modèle de la prédation où le prédateur affamé, est au réveil, comme aliéné par l’image de sa proie. L’espace alors investi par l’animal sera l’objet d’une prégnance aliénante, ciblant, accrochant l’espace perceptif sur une forme saillante biologiquement prégnante : la proie. Dans ce contexte, la sortie du territoire n’a de valeur que dans la représentation que l’on s’en fait, mais elle ne deviendra effective pour le loup que lorsque l’espace ainsi conquis sera investi d’une autre prégnance (exemple satiété suite à la consommation de la proie et re- territorialisation, rencontre de la meute voisine …).

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Prenons un autre exemple. La territorialité, l’investissement territorial d’un lieu où une proie vient d’être tuée, seront différents en fonction de la satiété de la meute. Ainsi en période de pénurie alimentaire ou lorsque la meute commence à se nourrir sur la carcasse, le seuil de réactivité, la prégnance de défense du lieu à l’arrivée d’un intrus sera différente de celle rencontrée lorsque les loups seront complètement repus (exemple d’un coyote se nourrissant sur une carcasse, les loups étant couchés à quelques mètres) (283). Dans une étude d’Harrington (126), les loups ont conduit l’ensemble du groupe y compris les louveteaux, vers une proie tuée dans le territoire d’une autre meute. Malgré des interactions avec l’autre meute (hurlements), les loups restèrent sur leur proie jusqu’à que celle ci fut consommée. Dans l’étude, la disponibilité en ressources était faible et la prégnance alimentaire d’autant plus forte.

Finalement, ce qui paraît essentiel n’est pas tant le territoire que le processus de territorialisation. Une meute investissant un espace nouveau vacant, va se territorialiser par la manifestation de qualités expressives (cf. infra). Cette territorialisation apparaît comme un processus, un agencement essentiel, voire primaire, dans l’investissement d’un espace afin de repousser aux limites de ce territoire les formes, les forces, les éléments menaçants de l’inconnu, du chaos. Cette territorialisation engendre un espace particulier, approprié, où les formes sont investies d’une prégnance particulière, où l’expression des comportements en rapport avec ces formes devient différente des manifestations comportementales dans un espace non territorialisé. On comprend mieux alors ce qui se passe lorsque des loups suivent la migration des cerfs dans l’étude de Cook précédemment citée. Les loups quittent leur territoire « aliénés » par la migration des cerfs. On nous dit alors qu’ils ne manifestent pas de comportements territoriaux notamment envers leurs congénères. Seulement, on oublie de souligner que ces migrations durent en moyenne deux semaines. Deux semaines, c’est peut être insuffisant pour investir un lieu de manière complètement exclusive. D’autant plus que cet espace est de petite superficie, que les flux de déplacement des autres meutes sur cet espace limité sont importants. Pour des loups élevés en captivité, comme par exemple ceux du parc de Sainte-Lucie (50), lorsqu’un grand nombre de loup est introduit dans un enclos, le groupe se scinde en plusieurs meutes qui investissent des parcelles différentes, défendues par la suite farouchement. Mais ceci se passe selon un processus lent et progressif. Dans l’étude de Cook, ne pouvons nous pas considérer qu’il existe une esquisse de territorialisation. Si le territoire est l’utilisation d’un espace propre, exclusif, ne pouvons nous pas considérer que l’évitement est une forme d’exclusivité. Cet espace investi d’une prégnance particulière, de par l’abondance des proies, modifie l’agencement territorial mais ne l’annule pas nécessairement. Que savons nous de la communication entre ces loups, entre ces meutes afin de se maintenir respectivement à distance. Car finalement, l’expression d’un comportement, son intensité voire la prégnance que peut prendre une forme, intrus, étrangère, n’est elle pas variable en fonction du degré de territorialisation ? Ces questions restent en suspend mais s’ouvrent comme un outil de réflexion qui paraît intéressant et qui pourrait rendre plus intelligible les chevauchements territoriaux par exemple. En étayant notre regard sur ce qui vient d’être présenté, il me semble intéressant de revenir sur quelques résultats précédemment cités.

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C) Domaine vital, territoire et cartographie

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