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Une « population » aussi diversifiée que possible

CHAPITRE I : MÉTHODOLOGIE ET PROBLÉMATIQUE

1.2. Une « population » aussi diversifiée que possible

La détermination de la population sur laquelle on va travailler est une des premières difficultés que pose l’usage d’une méthodologie qualitative. Dans le cadre des méthodes quantitatives, il existe en effet des règles très précises qui permettent la construction d’un échantillon représentatif de la population que l’on veut étudier et qu’appliquent, par exemple, avec succès, les instituts de sondages. Il n’en va nullement de même dans le cadre d’une méthode qualitative où la population sur laquelle on travaille ne peut être qualifiée d’échantillon que par une analogie discutable avec le quantitatif. Cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse faire n’importe quoi. Les critères par lesquelles on sélectionne la population doivent répondre aux objectifs de l’enquête et impliquer au moins la recherche de la diversité grâce à laquelle on saura si ce que l’on aura constaté correspond à une expérience collective ou au contraire une expérience singulière.

Au regard de notre sujet : montrer comment les habitants de la bande de Gaza résistaient par rapport au Blocus, une première question se posait. Fallait-il prendre des habitants dans toute la Bande de Gaza (des ruraux et des urbains) ou seulement dans la ville de Gaza ? Il était évidemment beaucoup plus simple de réaliser des entretiens dans l’endroit où l’on vit et où l’on a la plus grande partie de son activité professionnelle, en l’occurrence la ville de Gaza. Mais, outre l’argument non négligeable dans un contexte où les déplacements sont difficiles, il y avait aussi celui qui tenait au fait que la croissance démographique de la bande Gaza avait effacé progressivement l’opposition ville/campagne en fabriquant ce qu’on appelle aujourd’hui du péri-urbain (rappelons cependant que la densité de la Bande de Gaza est de 4000 habitants au klm2. Mais nous avons réalisé cependant, quand nous en avons eu l’occasion des entretiens, dans d’autres villes de la Bande de Gaza, Khan Younes, Rafah et Deir el Balah et des camps de réfugiés comme el Bureij et al Nuseirat.

En revanche, même si nous n’avions aucunement l’objectif, comme cela a été dit précédemment de chercher la représentativité, puisqu’il s’agissait des conditions de vie et

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l’expérience quotidienne, nous avons tenu compte pour constituer cette population d’un certain nombre de critères. D’abord la position professionnelle. Nous avons essayé d’avoir de ce point de vue la représentation la plus large possible : du chauffeur de taxi au professeur d’université en passant par les commerçants, les artisans, les journalistes, les ouvriers, les chefs d’entreprise, les médecins, les chômeurs pris en charge par les ONG, les personnels de service, les retraités, les femmes au foyers… employé par l’autorité locale ou travaillant dans le privé, journalistes, médecins, propriétaires, entrepreneurs, femmes au foyer, coiffeurs, chômeurs bénéficiaires des ONG, personnels chargé du ménage….

Ensuite la position sociale. On objectera qu’elle est liée à la position professionnelle. Ce n’est qu’en partie vrai. La société gaziote est une société hiérarchisée dans laquelle les positions de chaque famille gardent une grande importance. Nous avons donc été attentifs à avoir à la fois des représentants de familles de notables, de clans connus et des représentants de familles « ordinaires », des représentants des bédouins qui jusqu’à aujourd’hui constituent celui des groupes à part, n’ayant pas les mêmes traditions que les autres ainsi que des réfugiés, même si, comme nous l’avons déjà souligné, la distinction entre réfugiés et non réfugiés tend à s’affaiblir.

Enfin le genre et l’âge. Dans un univers social et familial où les définitions des rôles des hommes et des femmes restent très différentes, il était indispensable de pouvoir recueillir aussi bien le point de vue des hommes que celui des femmes et nous avons donc choisi de prendre autant d’hommes que de femmes. Quant à l’âge, il nous a permis, en prenant des individus entre 22 et 65 ans, voire même plus âgés, d’accéder à des expériences et à des représentations très différentes, puisque nous avons dans notre population aussi bien des Gaziotes, qui ont vécu en 1967 le début de l’occupation israélienne et dont les parents (qui sont parfois encore en vie) ont vécu ou assisté à la nakba, que de jeunes Gaziotes qui n’ont pratiquement connu que la situation de blocus.

Nous avons sur cette base réalisée 120 entretiens18 que l’on peut classer en trois catégories. Une vingtaine d’entretiens exploratoires ont été faits avant l’inscription en thèse. Il s’agissait alors de rentrer dans l’univers gaziote et ce sont moins des entretiens que des récits de vie dont le grand intérêt est qu’ils permettent de voir la force de l’histoire partagée, du récit collectif, qu’il s’agisse de la nakba, de la guerre de 1967, de la visite de Sadat à Jérusalem en

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1973, des deux Intifadas, et, même, lorsque nous avons revus une partie de ces personnes un peu plus tard, pour des événements plus récents comme la prise du pouvoir par Hamas en juin 2007, les attaques sur Gaza par les Israéliens en décembre 2008/2009, les deux dernières conflits armés de 2012 et celui de juillet-août 201419. Une quarantaine d’entretiens courts ont été ensuite réalisées avec d’autres personnes avec comme objectif d’avoir plus de précisions sur ce qui semblaient être des moments historiques marquants. Mais le cœur de notre enquête a été la réalisation d’une soixantaine d’entretiens approfondis qui ont nécessité plusieurs rencontres (entre 4 et 6) échelonnée sur une période assez longue qui a dépendu de la disponibilité des personnes et de leur facilité qu’ils ont eu ou non à nous raconter leur histoire personnelle.

Les entretiens ont été réalisés entre 2007 et 2016 et nous avons repris contact par Skype avec une partie de nos interlocuteurs en 2017 pour savoir comment ils avaient vécus les derniers événements. Au regard de notre objet de recherche, ce nombre d’entretiens, bien que considérable pour un seul chercheur (aucun des entretiens n’a été sous-traité), peut paraître relativement limité, car nous n’avons été en contact été en contact qu’avec à peine plus d’une centaine de personnes alors que la ville de Gaza compte environ 900 000 habitants et la Bande Gaza plus de 3 millions. Mais faut-il le rappeler ? Nous ne nous situons pas dans le cadre d’une enquête quantitative. Par ailleurs, il est un autre élément dont il est important de devenir compte. Il n’existe pratiquement pas de Gaziotes isolés, coupés de tout lien social, qui seraient dans le vocabulaire de Robert Castel, des individus « désaffiliés ». On pourrait dire au contraire qu’ils sont « suraffiliés ». Non seulement nos interlocuteurs appartiennent à des fratries nombreuses (entre quatre et septe enfants), mais aussi à une famille élargie qui comprend plusieurs générations le plus souvent réunie sous un même toit, famille elle-même alliée du fait des mariages et de la consanguinité à d’autres familles du même type, à quoi s’ajoutent les relations amicales liées au voisinage qui dans un monde où l’on ne peut se déplacer, prend encore plus d’importance et à la vie professionnelle. De ce fait, l’entretien individuel ne donne pas seulement accès à l’expérience d’un individu, mais aussi à celle du « collectif » auquel il appartient et qui souvent s’est manifesté lorsque les entretiens avaient lieu à domicile. Sans exagération, on peut ainsi considérer que nous avons établi des contacts indirects avec près de 600 personnes auxquelles il faut ajouter toutes celles avec qui nous avons travaillé (notre

19 A noter, mais nous y reviendrons, que les Accords d’Oslo, même s’ils sont connus de nos interlocuteurs, ne s’inscrivent pas dans ce récit collectif et consensuel.

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activité professionnelle dans l’humanitaire ayant une forte dimension relationnelle) et celles avec qui j’ai des relations amicales et familiales. On arrive donc facilement à un total de plus d’un millier de personnes, chiffre qui cette fois-ci pourrait paraître trop important, mais qui s’explique à la fois par ce qui précède et par la durée de notre séjour à Gaza (plus d’une dizaine d’années de présence continue).