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Les groupements de bédouins

CHAPITRE III : LA SOCIETÉ GAZIOTE FACE AU BLOCUS DU

2. Une société de familles

2.2. Les groupements de bédouins

La société arabe traditionnelle se considère comme originaire de la Péninsule arabique au temps du Prophète Muhammad. Les Palestiniens aussi se considèrent comme des descendants des ‘arab à l’état de nomades dans la Péninsule arabique391. Ils s'appellent eux-mêmes des Arabes Adnani ou Qahtani; la première appellation fait référence à Adnan l'ancêtre mythique des Quaysites qui ont émigré du nord de la Péninsule arabique, la deuxième s'apparente à Qahtan, figure ancestrale des Arabes du sud de la péninsule, le Yémen.

Ces tribus bédouines unies par de puissants liens de consanguinité s'avèrent extrêmement solidaires malgré l'éloignement géographique qui leur a été imposé à cause de la partition de la Palestine en 1948 et l'occupation israélienne depuis 1967. Les bédouins restent donc profondément unis au nom de leurs racines dans la patrie d'origine, al watan.

Pendant l’Empire ottoman mais aussi sous le Mandat britannique, il était encore possible de raisonner en termes de tribus (qabileh), groupements de fratries (ashireh), de clans voire de lignages (afkhad), de familles étendues (hamuleh) : toutes sortes de groupes familiaux dont les membres se considèrent comme descendants d’un ancêtre commun. Les tribus étaient dispersées dans un territoire tacitement connu d'elles toutes. Aussi, les divers clans évoluaient-ils ensemble dans le même espace tribal mais sans empiéter l'un sur l'autre392. Les notions de tribu et de hamuleh s'apparentent donc à cet espace territorial et en particulier au

391 Même les Arabes chrétiens considèrent comme un honneur de situer leurs origines dans la péninsule arabique. Dans les interviews, les Gaziotes nous ont expliqué qu’avant la première Intifada, les gens se disaient avant tout Arabes puis donnaient leur affiliation religieuse et ensuite signalaient leur localité de naissance Gaza, Jaffa, Jérusalem, etc. Depuis la première Intifada, ils se présentent comme Palestiniens.

392 MARX Emmanuel (1977), “ The Tribe as a Unit of Subsistence: Nomadic Pastoralism in the Middle East ”, American Anthropologist, v. 119, n ° 1, pp. 261–526.

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dharb, l’endroit où les bédouins plantent leurs tentes. L'espace territorial est totalement

décentralisé avec des tentes disséminées393. La tente bédouine correspond à une famille nucléaire que les chercheurs nomment a’ela ou usra. Elle est divisée en deux chambres et un salon de réception. Un certain nombre de familles étendues partageant un ancêtre commun comme arrière-grand-père forment la hamuleh, le clan. Plusieurs hamuleh avec un ancêtre commun sont connues comme ashireh (fratrie). Un groupe de fratries ashireh forme une tribu, al qabileh, avec un territoire commun qui est leur patrie, al watan.

Les bédouins comme les paysans et les citadins se servent du concept de muwatanah pour se distinguer des déplacées, des réfugiés et des étrangers. Les habitants de la Bande de Gaza ayant des racines historiques ou muwatinun (les gens du pays, watan, autochtones, locaux) ne sont pas les seuls à avoir développé la notion de patrie ; les réfugiés lajiyun expulsés de leurs terres entre 1946 et 1948 possèdent aussi leur propre concept de

muwatanah. Il existe aussi des muwatinun et des lajiyun parmi les hadaris, les citadins et les

bédouins. Il n’y a pas de corrélation directe entre les deux classifications.

La structure tribale traditionnelle suit la hiérarchie dans ses affiliations de consanguinité394. La famille étendue ‟ idéale ”, la hamuleh comprend d’habitude quatre générations. Chaque groupe familial habite dans des tentes séparées, beit el sha’er. Si une famille étendue partage une grande tente, chaque groupe habite séparément sa section ou al

shuq’ qui a engendré le concept de shuq’ah pour l’appartement dans un immeuble ou une tour

résidentielle par exemple dans la ville de Gaza. Beit el sha’er donnera plus tard le nom beit singulier et biut pluriel à la pièce qui va héberger chaque famille nucléaire dans la maison en ville et plus tard, à la maison de famille utilisée dans les villes par les hadari, les citadins. Les chercheurs utilisent ces termes pour le classement en catégories.

Aujourd’hui en 2016, ces catégories n’existent plus dans la Bande de Gaza. Les groupements bédouins ont souffert des nombreux changements géopolitiques. Leur organisation économique s'est donc modifiée. Toutefois, nous observons à Gaza que tout en

393 En ce qui concerne les Bédouins des montagnes d’Hébron à Beit Jibrin, quand ils s'installent dans des caves, celles doivent être distribuées selon les liens claniques ; ils deviennent alors semi-sédentarisés et se consacrent aussi à l’agriculture.

394 Voir MARX Emmanuel (1977), “ The Tribe as a Unit of Subsistence :
 nomadic Pastoralism in the Middle East”, American Anthropologist, v. 119, n°1, pp. 261–526 et voir aussi BARAKAT Halim (1993). Aussi in SHARABI, H. 1977. In Psychological Dimensions of Near Eastern Studies, ed. L Carl Brown and Norman Itzkowitz, Princeton, N.J. Darwin Press.

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s'adaptant aux restrictions de mouvement qui limitent leur mode de vie nomade, les bédouins conservent le souvenir d'une organisation spatiale selon les tentes hama’el. Les tribus bédouines devenues semi-nomades dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie se sont regroupées en familles étendues (hamuleh) formant seulement 5 % de la population.

A Gaza, nous avons constaté que chaque famille nucléaire habite, parfois avec la grand-mère, dans une tente beit el sha’er, constituée de deux chambres al shuq’ 395 et d'un salon

de réception pour les visiteurs396. Même quand la famille déménage dans une maison en dur, elle garde une distribution similaire. Le manque de terre et l’impossibilité de sortir de la Bande de Gaza rend de plus en plus difficile l’élevage de moutons, de chèvres et de chameaux. Les bédouins ne peuvent donc survivre que par l’entraide des familles étendues et leurs bonnes relations avec la communauté voisine. Leur importance sociale et politique étant très faible, ils doivent impérativement posséder des relations avec des familles vivant en Cisjordanie, surtout dans la région de Jéricho. En effet, ces tribus bédouines partagent des liens de sang avec celles de la Jordanie bien que le mouvement entre Gaza et la Jordanie soit restreint. Toujours unies entre elles par la lignée paternelle, tirant leurs origines d’une même souche, se référant à un ancêtre fondateur, les tribus bédouines ont dû développer des relations de clientélisme pour vendre leurs produits afin de survivre. Dans certains cas, les jeunes cherchent à faire des études et accéder à un travail rémunéré397. D’une façon plus générale, on assiste à une détribalisation des Palestiniens due à l’abandon forcé du mode de vie nomade sous l’effet des restrictions territoriales, de la modernisation et de l’importance considérable qu’ont pris la propriété et les droits à la terre dans le contexte du conflit israélo-palestinien398.

Après de nombreuses lectures de chercheurs, spécialistes du sujet, nous avons jugé pertinent d'exposer le point de vue d’un de nos interviewés, un bédouin habitant à Rafah :

« Nous sommes originaires du sud de la province arabique, du Yémen et c’est là que nous trouvons nos racines, el watan. Notre qabileh provient de Bir Sheba, les Hanajrah. Nous avons été déplacés en 1948 pendant la guerre entre Juifs et Arabes. C’était un peu avant la déclaration

395 Le terme shuqq’ah qui désigne un appartement tire son origine d’al shuq’, l’espace séparé dans la tente familiale bédouine.

396 Abu Kamal, bédouin de 92 ans habitant à Rafah décrit ainsi son beit sha’er. 397 SHARABI, Hisham (1988), op. cit., pp. 26-32.

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de leur [juifs] État. Mon père et mon oncle avec leur familles se sont réfugiés dans les montagnes d’Hébron chez les bédouins Sa’atari. L’UNRWA nous a inscrits comme appartenant à leur hamulah qui aussi lié à notre ashireh, qui nous avait accueillis.

Mon oncle décide de continuer vers la Auja qui comme Rafah faisait partie de notre madhrab (notre territorial tribal) et où nous avions aussi des parents, pendant que mon père, l’aîné, avec ma grand-mère, préféra continuer vers Rafah parce qu’elle ne voulait pas s’éloigner trop des lieux connus. C’est comme ça que nous avons rejoint notre madhrab à Rafah (aujourd’hui Rafah gaziote) et nous avons établi notre dharb [nos logements] dans des nouvelles conditions plutôt sédentaires399. Mon père me racontait que nous avions dû planter deux tentes avec plusieurs piquets parce qu'il y a beaucoup de vent dans cette région. Dans une tente, il y avait mon père, ma mère, ma grand-mère et mes deux autres frères et dans l’autre, mon frère aîné qui venait de se marier. Je suis né un an après notre arrivée. Mon oncle, le chef d’une fakhd de notre ashira

[fratrie] a fait son madhrab à la Auja, près de Jéricho. On ne pouvait pas concevoir à cette

époque que nous allions être séparés et que perdre la guerre pour les Arabes signifierait de nouvelles frontières difficiles à franchir. Notre vie a changé complétement avec les années et la réduction progressive du territoire. Nous devenons semi-nomades par force. Nos déplacements d’été sont du passé ! ».

Les tribus bédouines ont été éparpillées après 1948 et encore plus après 1967. De leurs formations tribales, il ne reste que leurs structures patriarcales perdurant dans les familles étendues. Interrogeons-nous sur la nature de celles-ci ? Quelles sont donc les relations hiérarchiques non seulement chez les bédouins mais aussi chez les familles de notables et les groupes claniques qui tous se réfèrent encore avec fierté à leur ascendance tribale.