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Conclusion : La fabrique de l'histoire, du récit au mythe

CHAPITRE I : MÉTHODOLOGIE ET PROBLÉMATIQUE

21. Conclusion : La fabrique de l'histoire, du récit au mythe

Alors que notre enquête commence en 2006 quand le Hamas gagne les élections, et que le blocus total est instauré, le blocus commence vraiment dans l’année 2000. Il peut sembler hors sujet que nous retracions l' « histoire » de la Bande de Gaza depuis les Ottomans, soit depuis 1516 ! Or cette première période est déterminante pour comprendre la complexité des structures sociales de la société gaziote comme de toute la Palestine. Les événements décisifs de la Nakba en 1948 ont aussi été particulièrement évoqués car ils expliquent combien la population s'avère hétérogène. Le regard sur les différentes autorités qui ont gouverné les Gaziotes (britannique, égyptienne, israélienne et palestinienne) permet aussi de suivre le développement des programmes d'enseignement vu que le territoire a toujours été administré.

Qui plus est, des pans entiers de l'histoire de la Bande de Gaza sous-tendent l’identité gaziote en nourrissant la mémoire collective des habitants. Comme l'histoire est importante quand on vit enfermé en proie à un avenir incertain. Toutefois, il existe un fort décalage entre l'histoire que nous avons tenté de reconstituer avec le meilleur des travaux historiques et celle qui est racontée par les Gaziotes. Nous aimerions maintenant exposer à travers quelques témoignages cette histoire différente, celle des Gaziotes comme on l'entend de leurs bouches et comme on la lit dans leurs manuels scolaires.

Précisons tout d'abord que raconter l'histoire constitue l'un des passe-temps préférés des Gaziotes d'autant plus prisé que celui qui parle fut témoin oculaire. La meilleure occasion reste la réunion familiale qu'elle soit joyeuse ou triste. Grâce aux souvenirs transmis oralement, les générations reprennent possession de leur histoire. En la transmettant, ils l’intègrent dans le présent. On peut aussi dire que le passé revit dans le présent ou encore que le présent est imprégné de l'esprit du passé. La mémoire collective gaziote est si riche d’expériences

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marquantes et d'images fortes que le pays semble réellement se livrer avec ses chants et ses senteurs. Cependant, curieusement, nos interlocuteurs parlent très souvent de ce qu’ils appellent el nisian, l’oubli du passé370 et même des événements récents. En cherchant le sens donné à ce terme, nous avons compris que cette terminologie quasi culturelle ne recouvre pas l'idée d’oubli mais celle de censure, d'autocensure. Les souvenirs personnels, accompagnés fréquemment d’une pléthore de détails, sont en fait encadrés par un discours normatif qui permet la représentation collective du passé. Il existe donc des sujets dicibles. Ainsi se constitue un musée virtuel d’histoires orales personnelles sur fond d’événements historiques partagés qui forment la base des chroniques orales des Gaziotes et en disent la « vérité » et la « réalité ». Pour les enfants de réfugiés, ces histoires orales leur conservent de façon vivante le souvenir du pays perdu. Chaque famille possède ainsi sa propre histoire qui au fil des récits s'amplifie en se transformant en histoire quasi épique à laquelle on ajoute parfois des détails imaginés. On est donc évidemment très loin de « cette histoire mémorielle » nourrie de l’enchevêtrement de la mémoire individuelle et de la mémoire collective. On est tout aussi loin de l’histoire académique pour qui « la mémoire est toujours suspecte à l’histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. » 371 À travers le discours collectif, chacun a la possibilité de s’approprier l’histoire et de trouver sens à son propre vécu.

Le meilleur exemple de la transmission orale concerne le récit de la Nakba, sans doute l'un des souvenirs les plus racontés. Il permet aussi de constater que l'événement reconnu collectivement comme fondateur s'appuie sur deux mémoires, celle des originaires de Gaza et celle des réfugiés.

Rawya El Shawwa, fille de Hadj Rashad Shawwa, ancien maire de la ville de Gaza d'une famille de notables du quartier de Shaja’ia évoque les centaines de réfugiés arrivés à Gaza en 1948 à la recherche d’un abri :

« Ils ont campé dans nos jardins et nous avons partagé avec eux nourriture et histoires. Des membres de ma famille se trouvaient aussi parmi eux […] Ils sont arrivés dans un état de choc, épuisés, affamés et assoiffés. J’étais encore enfant. Je leur ai parlé. Je leur ai demandé ce qui s’était passé et beaucoup d’entre eux ne se souvenaient pas ».

370 Ce thème de l'oubli mériterait une recherche approfondie mais dépasse le cadre de notre étude présente. 371 SAND Shlomo (2010), Comment le peuple juif fut inventé, de la Bible au sionisme, Paris, Flammarion, p. 43.

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Dans ce témoignage, la mémoire de la jeune gaziote, comme l'oubli des déplacés, se mêle dans un discours où tous les souvenirs du peuple palestinien feront du passé la matrice du présent. La recherche ethnographique sur l'influence des événements historiques sur les itinéraires de vies pose alors un défi à l’historien : le déroulement de l’histoire prend des accents personnels et devient complexe.

Lisons maintenant les souvenirs d’Abu Maher, un autre Gaziote de souche :

« Nous sommes des Gaziotes de la famille al Wazir. Mon père travaillait à Ramleh où je suis né, sous les Anglais. Après le massacre de Deir Yassin, il faut le dire : les gens étaient très anxieux et les adultes avaient le sommeil léger. La nuit, les militaires appelaient la population à monter dans des transports avec uniquement ce qu'elle avait sur elle. Ma mère et ma grand-mère n'ont pu prendre que peu de vivres. Les transports nous ont laissés hors de la ville et nous avons dû marcher jusqu’à Gaza où nous avons trouvé notre famille nullement surprise de notre arrivée. Nous étions des milliers d'habitants à avoir été expulsés. Le plus difficile, c'était pour les vieux. Il faisait chaud pendant la journée […]. Quand je pense que mon professeur d’histoire était juif ! Cela n’avait pas d’importance à mon époque. Il nous faisait cours à l’aide d’images dans des livres. Nous avons appris l’histoire des Juifs, de la tour de Babel et du Jugement Dernier. Des années plus tard, nous étions expulsés par les Juifs. Rétrospectivement, je réalise que le complot pour s’accaparer de la terre de la Palestine avait déjà été décidé et j’ai lu des années plus tard que c’était une partie du Plan Dalet mise en place par Moshe Dayan et Itzhak Rabin. Je sais que nous partions dans des transports que les Juifs avaient préparés pour nous qui nous ont laissés au bord de la ville. Je ne me souviens pas exactement comment finalement ce départ si soudain est arrivé […]. Je crois entendre que les gens craignaient un deuxième Deir Yassin mais je ne suis pas certain. »

Les départs sous la contrainte sont surtout dans la mémoire des villageois. Les autres interviewés répètent pour la plupart ce qu'ils ont lu ou encore vu dans les photos de l'UNRWA. L’histoire telle qu'elle est énoncée par le peuple palestinien n’est pas forcément diachronique mais elle est porteuse d’une identité forte et fait la part belle dans les souvenirs aux actes de solidarité. En conséquence, l’anthropologue doit réunir les mille et un morceaux dans un tout cohérent comme s’il s’agissait de restaurer une vieille mosaïque tout en respectant l’attachement viscéral des témoins aux images restées vives dans leur mémoire. Lévi-Strauss nous enjoint de distinguer les catégories naturelles de la pensée, nourries des expériences individuelles, des stratégies politiques ; ces dernières jouant un rôle déterminant dans l’élaboration de l’histoire formelle.

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Sans aucun pouvoir, vaincus et vivant sous le blocus, les réfugiés, surtout les plus âgés, caressent pourtant le rêve de retourner à leur lieu d’origine. En voici un témoignage, celui d’Abu Hazem, refugié du village d’Al Bre’r :

« Je n’ai pas fréquenté l’école. Nous nous occupions de nos terres. Pendant la période du Mandat britannique, les écoles se trouvaient en ville. Néanmoins, je connais l’histoire de mon pays mieux que beaucoup d’autres : c’était juste après la récolte372. Des Juifs armés sont arrivés pendant la nuit. Ils ont menacé de nous tuer si nous ne partions pas. Nous avons essayé de nous arranger avec eux en leur assurant que nous ne les molesterions pas et même que nous les protégerions. Mais à la fin, nous sommes partis, craignant un autre Deir Yassin. Je suis venu avec ma famille dans le camp de réfugiés de Jabaliyah. Je venais de me marier avec ma cousine. Nous sommes rentrés plusieurs fois pour aller au village pour rapporter une partie de la récolte que nous avions laissée derrière nous. Depuis, je suis ici à Jabaliyah. J’ai rêvé du retour toute ma vie durant et, jusqu’à récemment, je le croyais possible. Avez-vous entendu parler d’Ariel Sharon ? Il nous a pris nos terres pour son ranch et, de surcroît, il nous a poursuivis jusqu’à Jabaliyah avec ses chars, ses avions d’attaque F-16 et tous ses moyens de semer la terreur. J’ai vu des photos de son ranch : on peut y voir nos deux puits et les figuiers à côté des puits ».

L'analyse de la manière dont l’histoire s'enseigne et s'apprend, dont se construit un discours normatif autorisant ou non le rappel d’événements passés et encadrant les souvenirs personnels, dépasse le cadre de cette enquête. Cependant, nous avons recueilli des témoignages sur la façon dont, selon les périodes, l’histoire est racontée. Ainsi, Abu Ghazi Mushtaha, 91 ans qui vient d’une des familles notables de l’est de la ville de Gaza dans le quartier de Shaja’ia connait la bande de Gaza depuis 1920 jusqu’à la période actuelle. Scolarisé sous le Mandat britannique, il a fait ses études supérieures sous l’administration égyptienne et est devenu chimiste, responsable d’un laboratoire. Il raconte comment la vision de l’histoire s’est transformée selon les périodes : « Dans les trois décennies que j’ai vécues, j’ai été témoin de

l’ascension et de la chute des Ottomans ! Sous le Mandat britannique, c’étaient des méchants tyrans ; sous les Égyptiens, des patriotes musulmans, protecteurs de la Palestine ; aujourd’hui, on les voit comme des alliés amis. Ce changement de représentation s’est traduit par des modifications des programmes dans les écoles ».

Ali Abu Shahla, un des premiers ingénieurs de Gaza, responsable de l’aménagement du territoire à la municipalité de Gaza dans les années 1970 a vécu la fin de l’administration

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égyptienne et a aussi observé que « le programme des écoles a changé ces dernières années. C’est comme

un miroir des différentes occupations dont la Bande de Gaza a pâti ».

Dans ces deux témoignages, il est rappelé que les programmes scolaires changent au gré des différentes administrations. Ainsi, on enseigne une "histoire" révisée dans la perspective d'une réalité politique particulière.

Nizar, né dans le camp de réfugiés d’Al Bureij peu d’années avant le début de l’occupation israélienne (en 1967) raconte : « Sous l’occupation israélienne, l’histoire n’était pas

enseignée dans les écoles. Nous dévorions des livres de la bibliothèque du Croissant Rouge tenue à jour par le Dr Haidar Abd Al-Shafi. Nous lisions aussi des magazines des partis politiques introduits illégalement dans la bande de Gaza. Mon père était résistant ; alors je n’avais pas besoin de livres pour apprendre l’histoire. La plupart des livres étaient révisionnistes : ils ne disaient pas la vérité. Les nombreuses pages qui parlaient du sionisme ou d’Israël ou de tout sujet en rapport avec la Palestine étaient censurées. J’ai intégré les histoires de mes grands-parents et mes parents, racontées presque comme s’il s’agissait de secrets, comme mes propres souvenirs à moi. Je les garde vivants avec des images en moi – on dirait que je les ai vraiment vécues ! ».

Ce dernier témoignage est particulièrement intéressant car il fait le lien entre l’histoire portée par la mémoire collective et l’histoire enseignée. Quand cette dernière n’est plus crédible, ce sont les souvenirs mêmes réinventés, le mythe, qui dise la vérité.

Dans notre étude, nous souhaitons donner un cadre aux souvenirs des Gaziotes que les gens ont partagés dans de nombreux entretiens effectués ces quinze dernières années. Nous citons des sources pour clarifier et pour combler les lacunes dans les récits des habitants. L’histoire est présente dans leur discours ; notre « histoire » devient leur mémoire, les enjeux et les souvenirs qui donnent du sens à leur vie présente. La mémoire des Gaziotes autochtones et celle des réfugiés se mêlent ; leurs points de vue différents donnent à la narration un esprit dynamique et montrent souvent leur sens de l’humour.

Les éléments choisis dans cette deuxième partie qui se termine avec la victoire du Hamas aux élections se fondent sur les événements les plus importants qu'ont vécus nos interviewés à Gaza comme ils l'ont signalé eux-mêmes. La ligne chronologique suggérée par le panel de nos interviewés commence en 2000 et se termine fin 2015. La mise à jour faite en 2016 montre que les Gaziotes n’ont perçu aucune amélioration réelle du blocus. Entre avril et décembre 2016, les restrictions concernant les matériaux de construction, pour les maisons détruites ou abimées pendant le dernier conflit de 2014, se sont aggravées prolongeant la vulnérabilité de plus de 10 000 familles qui continuent à se trouver sans maison.

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Traumatisés pas ce blocus que la politique impose, les gens survivent en cultivant un discours de plus en plus riche exprimant leur désir ardent du pays rêvé. Tout est sous-entendu dans les silences, les hésitations et les oublis. Le blocus mis en place progressivement à la fin des années 1990 s'est renforcé en 2000 avec la deuxième Intifada pour devenir total en 2007. Les Gaziotes sont de plus en plus isolés du reste du monde. Ils ont aussi perdu la possibilité de sortir de la Bande de Gaza ou d’y entrer quand les tunnels ont été détruits et que le passage de Rafah au sud de Gaza a été encore plus sujet à des fermetures. Privée de ce "cordon ombilical", Gaza est devenue la plus grande prison au monde.

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