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Des familles étendues

CHAPITRE III : LA SOCIETÉ GAZIOTE FACE AU BLOCUS DU

2. Une société de familles

2.1. Des familles étendues

La plus petite unité sociale s'appelle la « famille nucléaire » (parents et enfants) en arabe ‘a’ela ou usra384 : elle maintient toujours des relations d’interdépendance et de réciprocité. Barakat385 la considère comme la miniature d’une société familiale : elle se retrouve dans les groupements de bédouins, dans les familles citadines, que ce soient des notables ou non, dans les familles des réfugiés vivant dans les camps ou hors des camps.

Dans le cadre de l'aide humanitaire, lorsque nous parlons de famille à Gaza, nous entendons cette famille nucléaire. Chez les plus pauvres, elle peut compter jusqu'à sept enfants ou plus. Dans les classes moyennes et plus aisées, le nombre d'enfants est environ de quatre. Parfois, les grands-parents sont à charge ou encore une tante non mariée. Depuis la guerre de juillet-août 2014, compte tenu du nombre important de destructions de maisons, beaucoup de familles nucléaires ont dû rejoindre leurs familles étendues pour cohabiter.

Chaque unité familiale constitue une cellule économique plus ou moins autonome protégée en permanence par la famille étendue qui s'efforce d'en assurer la subsistance, la perpétuation et sa place au sein de la société. Parfois, dans les camps comme en ville, des familles nucléaires font table commune avec la famille élargie par coutume, par manque de moyens ou quand les deux parents travaillent à l'extérieur. Certaines familles nucléaires qui

384 La racine de ‘a’ela et d’usra signifie "soutenir", BARAKAT Halim (1993), p. 98. D'autres chercheurs comme Sharabi utilisent ‘a’ela pour famille élargie. Sur le terrain, les interviewés utilisent le mot ahli pour famille élargie. 385 BARAKAT Halim (1993), The Arab World: Society, Culture, and State, Berkeley, University of California Press, p. 23. Le livre de Barakat est un ouvrage de référence d'autant qu'il présente la société arabe dans ses développements historiques.

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mangeaient auparavant séparément sont obligées, par nécessité économique, de rejoindre la famille étendue pour simplement manger ou améliorer leur ordinaire. Nous verrons ce genre de cas chez certains de nos interviewés.

Dans le gouvernorat de Gaza incluant la ville de Gaza et trois ‟ villages ” ruraux et péri-urbains, le recensement de la population en 2007 faisait état de 484 628 personnes, soit 75 023 familles. 20 % (13 355) d'entre elles appartiennent à des familles étendues, 77 % (52 650) à des familles nucléaires, 2 % (1 581) résident seules et 1 % n'est pas identifié. Il semble donc que la famille nucléaire soit dominante. D'après le Bureau central palestinien des statistiques, PCBS, qui a réalisé une enquête sur des échantillons certes assez limités, le nombre de familles nucléaires a considérablement augmenté après les trois guerres de 2008 à 2009, 2012 et surtout après celle de juillet à août 2014.

Toutefois, notre expérience du terrain en tant que responsable d’une ONG et pour cette étude ne confirme pas cette tendance. Les familles que nous avons côtoyées étaient rarement des familles nucléaires : la plupart des foyers que nous avons visités étaient des familles étendues de la lignée paternelle386. Le chef de famille, le père, la mère, les fils mariés, leurs épouses respectives leurs enfants, auxquels s’ajoutaient le grand-père, la grand-mère et des célibataires de la famille de la lignée paternelle vivaient sous le même toit ou dans des appartements voisins mais dans le même immeuble, partageant parfois la même cuisine. Certains couples et familles qui mangeaient à part depuis des années reviennent manger avec leurs parents à cause des vicissitudes économiques.

Ce phénomène est significatif. Il est évident que la solidarité qui règne dans la famille étendue permet une protection plus grande que celle que confère la famille nucléaire même si les membres de celle-ci gardent des liens très forts avec leur groupe familial. Quand l’autonomie économique est possible, les familles nucléaires prolifèrent. Or, le blocus en détériorant l’économie dans les secteurs industriels publics et privés a fait avorter ce processus. Toutefois, il serait inexact d’opposer ces deux types de familles et de considérer la famille nucléaire comme une structure plus moderne remettant en cause le modèle traditionnel qui reste patriarcal. Ainsi, au moment du mariage, l’épouse rejoint la famille du

386 Hormis notre expérience du terrain, nous ne disposons pas de statistiques à jour sur la cohabitation dans la Bande de Gaza mais seulement d'enquêtes ponctuelles menées par des ONG. Nous avons aussi reçu des informations lors de conversations privées avec des fonctionnaires du Bureau central palestinien des statistiques.

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mari et les enfants prennent le nom de leur père qui est aussi celui du père de ce dernier. Le couple va d’habitude vivre dans la maison du père du mari ou dans un appartement, construit à l'étage ou en annexe de la maison parentale. Certaines jeunes femmes réclament un appartement indépendant mais ce n’est pas la norme. Nous avons aussi constaté qu’après quelques mois de vie séparée ou quand la situation économique se dégrade, le couple rejoint la maison parentale.

La famille patriarcale tire sa structure des liens d’autorité, de domination et de dépendance qui reflètent les relations sociales387. Dans ce modèle, la hiérarchie familiale consacre le père, chef de famille, agent central de répression et de contrôle. L'autorité imposée est donc verticale. Le pouvoir tient par la peur du châtiment et de l’abandon. Le personnage de Sayed Ahmed Abdel Gawwad, caractère principal de la trilogie Impasse des deux palais de l’écrivain Nagib Mahfouz illustre à merveille ce schéma.

Toutefois, bien que les « vrais » liens soient du côté du père, ulad al ‘am, les liens utérins silet el rahem du côté de la mère comptent aussi impliquant responsabilité et solidarité. Par ailleurs, les rôles sont très clairement définis. Le père représente une autorité avec des obligations et des responsabilités qui ne sont jamais remises en question. Il est rab-al usra, le maître de la famille et doit pourvoir aux besoins de tous mais aussi être obéi par tous. L’épouse-mère est la maîtresse de maison, attachée ou liée à son mari, ‘aquila ou qarina et aussi, hirma, interdite. Les enfants qui, jeunes, sont ‘iyal, dépendants atteignent le stade de la maturité de sanad (ceux qui soutiennent) au moment où les parents vieillissent. Selon la tradition, les parents se nomment Abu (le père de) et Um (la mère de) du fils aîné. Ces désignations expriment la force des rôles paternel et maternel et l’engagement qu’ils impliquent388. Lorsque les fils deviennent adultes, ils sont responsables de leur mère en l’absence du père. Les jeunes sont subordonnés aux plus âgés et les femmes au chef de famille. Si le père est malade ou absent, le fils aîné ou celui qui assume les responsabilités de fils aîné doit prendre en charge les parents, les sœurs et les frères plus jeunes.

387 SHARABI Hisham (1988), op. cit., pp. 41-43. 388 BARAKAT Halim (1993), op. cit., pp. 97-100.

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Les recherches anthropologiques389, ces vingt dernières années ont montré que dans toutes les sociétés arabes en voie de développement, même si le nombre de familles nucléaires a tendance à augmenter, le modèle traditionnel de la famille étendue se maintient. Ce modèle avec ses liens de parenté confère le bien-être à tous ses membres car il est synonyme de sécurité et de ressources. Il facilite aussi les unions endogames. Pour les Palestiniens, à cause du blocus quasi total depuis 2006 et de la dernière guerre de juillet-août 2014, de nombreuses familles ayant basculé dans la pauvreté n'ont plus qu'un seul choix : se tourner de plus en plus vers leur famille étendue.

Cependant, on constate que l’image du père s'est affaiblie. Lors de la première Intifada fin des années 1990, les pères ont perdu de leur prestige : ils ont été humiliés devant leurs enfants par des soldats israéliens qui leur demandaient d’effacer des graffitis ou de rester debout sous un soleil de plomb pendant des heures.

Depuis la seconde Intifada (en 2000), la réduction progressive des permis de travail en Israël a entraîné une perte massive d’emplois. La capacité du père à faire vivre sa famille a été remise en cause. Il n’est plus désormais un ‟homme” au sens coranique de virilité. Il ne peut plus faire preuve de cette générosité qui manifeste la grâce de Dieu390. La mère-épouse, quand elle contribue directement à l’amélioration des conditions de la vie familiale change alors de statut. C’est d’elle dont dépend maintenant la famille ; elle peut empêcher son mari de perdre la face. Cependant, malgré ce phénomène croissant dû au blocus et à la réduction du travail des hommes, le père symbolise toujours l’autorité principale dans la famille et l’épouse n'a de cesse de lui conserver cette image. Dans les familles nécessiteuses, ce fonctionnement est particulièrement visible.

Il n'existe pas à Gaza de structures sociales parfaites mais plutôt des adaptations sociales selon le contexte, différentes selon les origines, la situation économique et l'engagement politique. Nous dirons que les habitants de Gaza se classent en trois types de

389 Voir FURSTENBERG Frank (2005), “Banking on Families: How Families Generate and Distribute Social Capital”, Journal of Marriage and Family, 67, novembre, pp. 809-921; AL-HAJMajid (1989) “Social Research on Family Lifestyles among Arabs in Israel”, Journal of Comparative Family Studies vol. 20, n° 2 (Summer), pp. 175-195; BARAKAT Halim (1985), “The Arab Family and the Challenge of Social Transformation” in Elizabeth Warnock-Fernea (ed), Women and Family in The Middle East, Austin, University of Texas Press, pp. 27- 48 ; et aussi BARAKAT Halim (1993), pp. 97-100 et BARAKAT Halim (2011), Lebanon in Strife, Austin, Texas, Texas University Press (1èr éd. 1979).

39011 :ةيآىحضلا(ثدحفكبرهمعنباما. On doit jouir de la générosité de Dieu et montrer la bienveillance divine à travers ses manières et son style de vie.

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groupements familiaux caractéristiques des structures tribales de style clanique : les groupements en hama’el de bédouins proprement dits, les familles (hama’el pluriel de hamuleh) de notables ou a’ayan (formant des familles étendues) et les clans (constituant des familles étendues, hama’el), venant des villages détruits qui forment la plupart des réfugiés. Ces trois groupes disposent d’attributs similaires, possèdent tous des obligations (surtout les hommes), tissent des réseaux informels. Leur système culturel est fondé sur l'honneur et la honte, inspiré dans leurs mœurs par les traditions bédouines.