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Les différents récits sur le passé et, notamment, les récits historiques, servent, dans un premier temps, de fondation au droit. Suivant une métaphore architectonique, cette fondation se manifeste premièrement dans la mise en place de cadres à l’intérieur desquels se développe l’activité juridique, mais aussi, et de façon plus profonde, par la mise en place des soubassements nécessaires à la mise en place d’un ordre juridique. La première partie de l’étude insiste alors sur le rôle de l’ancrage historique, d’un historicisme pris au sens large et qui peut être défini comme « la doctrine qui met l’accent sur l’importance de l’histoire pour la

127 A. S

ARAT,T.R.KEARNS,« Writing History and Registering Memory in Legal Decisions and Legal Practices : An Introduction » in History, Memory and the Law, Michigan : the University of Michigan Press, The Amherst Series in Law, Jurisprudence and Social Thought, p. 3.

compréhension des institutions et des activités humaines »128

, dans la formation, la compréhension et l’application du droit.

Dans cette fonction d’encadrement et de fondement, le droit utilise, premièrement, les récits sur le passé comme un éclairage contextuel pour l’interprétation et l’application de la norme. La place et l’importance données à cet éclairage contextuel varient non seulement en fonction de l’époque, mais aussi de l’activité juridique. Plus qu’un encadrement, la référence au passé est aussi un fondement du droit. Le passé peut ainsi faire partie des sources formelles du droit, notamment à travers la coutume et la tradition. Il peut aussi donner un fondement de légitimité non seulement aux normes, comme c’est le cas de l’ancrage dans le passé républicain des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, mais aussi à l’ordre juridique dans son ensemble. Les différents temps du passé composé, qu’il s’agisse du passé généalogique des fondations, du passé répétitif de la tradition, du passé chronologique de l’histoire événementielle ou du passé intemporel des invariants juridiques, sont ainsi mobilisés par le droit afin de donner une assise à sa légitimité (Première Partie).

Le droit a recours au passé et au discours historique, en quête de légitimité. Mais une fois cette légitimité acquise et consolidée, elle peut l’utiliser pour imposer une certaine vision du passé, faisant appel à la force symbolique du droit.

Dans un deuxième temps, le droit utilise alors le passé comme objet de son action de régulation et de prescription. Il veille à organiser le passé. Il peut donc chercher à construire son propre récit du passé, pour bâtir une représentation collective et permettre l’émergence d’une mémoire collective. Le droit exerce ici pleinement sa fonction instituante. Cette construction mémorielle peut prendre des formes diverses, par exemple, la mise en place des commémorations ou la réparation des préjudices liés à certains faits historiques. Elle passe aussi par une certaine gestion de l’oubli, comme corollaire de la gestion mémorielle.

Le problème est que cette reconstruction du passé par le droit peut conduire vers une distorsion des registres de l’histoire, la mémoire et le droit. Cette distorsion peut même mener à un remplacement de l’histoire par le droit, conduisant à une déformation dialectique des deux disciplines.

128 F.C. B

EISER,The Cambridge Companion to Hegel, New York / Cambridge: Cambridge University Press, 1993, p. 271.

Dans un contexte de confusion entre les registres de la mémoire et de l’histoire accompagné d’une remise en cause du récit national qui assurait la cohésion, le droit peut chercher à intervenir pour s’ériger en tiers impartial des revendications mémorielles. Toutefois, dans cette fonction, le droit peut être conduit à imposer sa propre vision du passé en produisant un récit qu’il érige en vérité officielle, substituant ainsi l’histoire dans son domaine. Le résultat est alors une fragilisation de la règle du droit et une certaine juridisation de l’histoire (Seconde partie).

P

REMIÈRE PARTIE

:L

A FONDATION DU DROIT PAR LE PASSÉ

 

 

 

 

 

 

Première Partie : La fondation du droit 

par le passé

 

 

Le droit est inscrit dans une histoire dont il ne peut pas se défaire. En effet, le droit n’est pas seulement construit, mais il prend des racines et s’inscrit dans un contexte. S’il est le fruit d’une volonté, il est aussi le reflet de situations de fait, « droit construit et droit donné,

“droit pur” et droit “impur” car déterminé par l’histoire, l’économie, la sociologie, le droit naturel, et envahi, pollué peut-être par les historiens, les sociologues et les autres intrus »129

.

Il est donc nécessaire de mettre en lumière une certaine historicité du droit, de l’inscrire dans la durée et dans un contexte précis afin de mieux comprendre son origine et son fonctionnement. Toutefois, cet ancrage du droit dans son histoire n’implique pas pour autant l’idée d’un déterminisme historique. L’historicisme qui est ici pris en compte est seulement une posture épistémologique qui met l’accent sur l’importance de la contextualisation historique pour l’analyse du droit comme activité humaine. Il ne s’agit pas d’ériger l’histoire comme instance autonome qui déterminerait, à elle seule, le contenu et le développement du droit, ou une sorte d’oracle qui permettrait de deviner le futur du droit par l’étude des rythmes ou des motifs qui se dégagent de l’étude de son passé130

. Contrairement à l’école historiciste telle que développée par des philosophes comme E. TROELTSCH, il n’est

pas considéré que « tout ce qu’il est, l’homme l’apprend uniquement par l’histoire »131 . En effet, cet historicisme, défini comme l’ « historicisation fondamentale de toute notre pensée sur l’homme, sa culture et ses valeurs »132 a fait l’objet d’intenses critiques, notamment par son déterminisme et le relativisme des valeurs qu’il entraîne. Mais si le passé ne détermine pas pour autant le présent, il joue un rôle dans la formation, l’interprétation et l’application du droit.

Le droit se réalise dans un cadre historique et il est, en partie, le produit de l’histoire qui peut ainsi devenir sa source et sa fondation. Le terme « fondation » désigne ici, d’après son étymologie, les bases ou les assises d’une construction. L’édifice « droit », comme système et comme activité, s’enracine et se construit à partir de son passé qui lui sert de cadre

129 B. C

UBERTAFOND, La création du droit, Paris : Ellipses, Coll. Le droit en questions, 1999, p. 6.

130 Critiquant l’historicisme comme école de pensée qui s’était développée en Allemagne durant la seconde

moitié du XIXe siècle, K. P

OPPER se réfère à cette théorie en soulignant « qu’il me suffise de dire que j’entends par [historicisme] une théorie, touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique leur principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l’on découvre les “rythmes” ou les “motifs”, les ”lois” ou les “tendances générales” qui sous-tendent les développements historiques » (K. POPPER, Misère de

l’historicisme (1944) [trad. H.ROUSSEAU], Paris : Plon, 1956, p. XV).

131 C.B

OUTON,Le procès de l’histoire. Fondements et postérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris : Vrin, Coll. Histoire de la philosophie, 2004, p. 254.

132 E. T

et de soubassement. La prise en compte de ce passé éclaire, premièrement, l’application de la norme. La contextualisation historique de la norme à appliquer et des faits soumis au juge est un élément parfois déterminant pour la résolution d’une affaire. L’opérateur juridique mobilise ainsi des récits historiques pour son activité herméneutique et juridictionnelle (TITRE I).

L’appel au passé peut aussi être une source, un des fondements possibles du droit. Le droit, comme système, ne peut pas prétendre à son auto-fondation, il doit donc chercher ses fondements en dehors du système lui-même. Le recours au passé, l’ancienneté et la permanence sont porteurs d’une certaine autorité, d’une force qui permet de légitimer non seulement l’ordre juridique dans son ensemble, mais aussi le recours à des règles non écrites dans un système profondément marqué par la codification et le droit écrit. Les récits sur le passé, sur les origines, qu’ils soient mobilisés et même construits par le discours juridique, servent ainsi de source réelle du droit, à la fois fondement possible à la prétention à l’autorité de l’ordre constitutionnel dans son ensemble et de certaines règles qui n’émanent pas de la volonté du souverain (TITRE II).

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