• Aucun résultat trouvé

(B) Les particularités historiques comme justification d’une réserve à la Convention

L’article 57 de la CEDH prévoit la possibilité pour tout État contractant de formuler une réserve au sujet d’une disposition particulière de la Convention, dans la mesure où une loi en vigueur sur son territoire, au moment de la signature ou du dépôt de son instrument de ratification, n’est pas conforme à cette disposition. L’histoire peut être mobilisée dans ce cas comme un argument pour justifier cette application différenciée.

L’Andorre a ainsi formulé une réserve au Premier Protocole additionnel à la CEDH par rapport au droit à l’instruction (article 2), afin de maintenir la possibilité prévue en droit interne d’offrir dans tous les centres éducatifs des cours de religion catholique. En effet, comme le rappelle la Principauté dans le texte de sa réserve, sa législation en matière éducative « permet d'offrir dans tous les centres éducatifs, de manière facultative, des cours de religion catholique en dehors de l'horaire scolaire. Les autres religions peuvent proposer leur apprentissage dans les centres éducatifs, en dehors de l'horaire scolaire, avec l'autorisation du Gouvernement et des responsables éducatifs et sans que ceci n'implique des dépenses publiques ». Cette place privilégiée de l’éducation catholique trouve son fondement dans la Constitution qui reconnaît les « relations de collaboration particulière avec l’État » de l’Église catholique « conformément à la tradition andorrane »525. Dans le texte de sa réserve, la Principauté fait un appel explicite à un argument historique, considérant que cette réserve répond à la « réalité historique de la Principauté d’Andorre, de tradition catholique »526

.

De même, l’Estonie a fait une réserve à l’article 1 du même Protocole pour exclure l’application concernant les lois sur la réforme de la propriété qui régissent la restitution des biens nationalisés pendant la période communiste. Pour justifier cette réserve, elle a fait appel à son passé récent, notamment à la période de l’indépendance et aux mesures qui ont été

525 Article 11 § 3 de la Constitution de la Principauté d’Andorre (1993) : « La Constitution garantit à l’Église

catholique l’exercice libre et public de ses activités et le maintien de ses relations de collaboration particulière avec l’État, conformément à la tradition andorrane. / La Constitution reconnaît aux entités de l’Église catholique qui possèdent la personnalité juridique selon ses propres normes, leur pleine capacité juridique selon ses propres normes, leur pleine capacité juridique au sein de l’ordre général andorran ».

526 Déclaration consignée dans l'instrument de ratification déposé le 6 mai 2008 : « Compte tenu de la réalité

historique de la principauté d'Andorre, de tradition catholique, avec un Coprince évêque depuis le XIIIe siècle, la

législation en matière éducative actuelle (article 30, paragraphe 3, de la Constitution de la principauté d'Andorre, article 10 de la Loi organique de l'éducation et l'article 19 de la Loi de l'ordonnancement du système éducatif andorran) permet d'offrir dans tous les centres éducatifs, de manière facultative, des cours de religion catholique en dehors de l'horaire scolaire. Les autres religions peuvent proposer leur apprentissage dans les centres éducatifs, en dehors de l'horaire scolaire, avec l'autorisation du Gouvernement et des responsables éducatifs et sans que ceci n'implique des dépenses publiques ».

prises pour garantir la transition démocratique. Elle explique ainsi que, « après avoir retrouvé son indépendance l’Estonie a commencé des réformes économiques et sociales à grande échelle, qui ont inclus la restitution ou la compensation, pour d’anciens propriétaires ou leur héritiers, de leurs biens qui ont été nationalisés, confisqués, réquisitionnés, collectivisés ou expropriés de façon illégale durant la période de domination soviétique »527

.

D’un autre côté, en vertu de l’article 56 de la Convention, un État peut étendre l’application de la CEDH aux territoires « dont il assure les relations internationales »528. L’alinéa 3 prévoit, néanmoins, que dans ces territoires les dispositions de la Convention « seront appliquées en tenant compte des nécessités locales », ce qui permet, dans la pratique, d’adapter l’application de la CEDH dans ces territoires. Cette disposition est une exception au principe général consacré par l’article 29 de la Convention de Vienne selon lequel un traité lie chacun des États parties à l’égard de l’ensemble de son territoire. Elle permet ainsi aux États qui ont encore des territoires distincts de leur territoire métropolitain ou des dépendances, de prendre en compte leurs particularités. Eu égard au contexte de sa rédaction, l’article 56 (anciennement article 63) « tendait pour l’essentiel à répondre au fait qu’au moment où l’on a rédigé la Convention il était encore des territoires coloniaux dont le niveau de civilisation ne permettait pas, pensait-on, la pleine application de cet instrument »529

. Il est ainsi appelé la « clause coloniale », même si son application ne se limite pas aux territoires coloniaux. Cette clause a été utilisée par le Danemark, le Royaume-Uni et les Pays-Bas530. Néanmoins, plusieurs des territoires auxquels ces États avaient étendu l’application de la CEDH ont, depuis cette période, accédé à l’indépendance, ce qui implique que la Convention cesse de leur être appliquée sauf, dans le cas de territoires situés dans l’espace du Conseil de l’Europe et qui, postérieurement à leur indépendance, ont ratifié la CEDH.

La France avait, lors du dépôt des instruments de ratification de la Convention et du Protocole nº1, fait une déclaration selon laquelle ces textes s’appliqueraient « à l’ensemble du territoire de la République, compte tenu, en ce qui concerne les territoires d’outre-mer, des nécessités locales auxquelles l’article 63 de la Convention [article 56 actuel] fait référence ». Ainsi, elle considéra que la dite « clause coloniale », pour le cas de la France, s’appliquait aux

527 Réserve consignée dans l'instrument de ratification, déposée le 16 avril 1996. 528

Cette réserve est aussi prévue par les articles 4 du Protocole nº1, 5 du Protocole nº 4, 5 du Protocole nº 6, 6 du Protocole nº 7, 2 du Protocole nº 12 et 4 du Protocole nº 13.

529 Cour EDH, 25 avril 1978, Tyrer c. Royaume Uni, req. nº 5856/72, § 38. 530 V. sur ce point le commentaire de M. W

OOD,« Article 63 » in L-E. PETTITI,E.DECAUX,P-H.IMBERT,La Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 915-921.

territoires d’outre-mer531

. Elle fit jouer cette clause notamment pour le cas de la Nouvelle Calédonie dans l’affaire Py contre France.

Dans cette affaire, M. PY s’était vu refuser sa demande d’inscription sur la liste électorale spéciale des personnes admises à participer à l’élection du Congrès et des assemblées de province de la commune de Nouméa au motif qu’il ne justifiait pas avoir son domicile constant en Nouvelle-Calédonie depuis dix ans, comme le prévoyait l’Accord de Nouméa. La Cour devait alors examiner la proportionnalité et la nécessité de cette ingérence au droit à des élections libres, garanti par l’article 3 du Protocole nº1 de la Convention. Le Gouvernement français invoqua, à titre subsidiaire, l’application de l’article 56 de la Convention, considérant que des nécessités locales impérieuses justifiaient la restriction au droit de vote du requérant532

. La Cour prit alors en compte « l’histoire politique et institutionnelle tourmentée »533de la Nouvelle-Calédonie. En particulier, elle considéra que la condition des dix ans de résidence était un des éléments essentiels de l’accord qui avait permis de mettre fin à un conflit meurtrier et accepta la défense du Gouvernement français en application de l’article 56 de la Convention. Elle conclut alors que « l'histoire et le statut de la Nouvelle-Calédonie sont tels qu'ils peuvent être considérés comme caractérisant des “nécessités locales” de nature à permettre les restrictions apportées au droit de vote du requérant »534. L’argument historique fut ainsi mobilisé comme constitutif des « nécessités locales » qui justifiaient la réserve faite par l’État en vertu de l’article 56 de la Convention et qui permettait l’ingérence de l’État dans l’exercice du droit de vote.

(II)

La prise en compte de l’histoire dans le contrôle de la

marge d’appréciation de l’État

La Cour considère que certains sujets relèvent du choix du législateur national car ils sont liés « à des considérations d’ordre historique et politique qui sont propres à l’État en question »535

. Dans ces cas, l’État jouit d’une marge d’appréciation plus large et le recours aux arguments historiques pour justifier le but légitime ou le caractère nécessaire de l’ingérence

531 Sur la portée de cette déclaration v. A. P

ELLET, « La ratification par la France de la Convention européenne des Droits de l’Homme », RDP, 1974, p. 1351.

532

Cour EDH, 2ème section, 11 janvier 2005, Py c. France, req. nº 66289/01, § 26.

533 Ibid., § 62. 534 Ibid., § 64.

535 Cour EDH, 2 février 2010, Keml Taskin et autres c. Roumanie, req. nos 3206/04, 37038/04, 43681/04,

est fréquent. Cette marge d’appréciation est présentée comme la traduction jurisprudentielle du principe de subsidiarité, ainsi que de l’exigence idéologique du respect du pluralisme des États membres du Conseil de l’Europe. Elle reflète le réalisme de la Cour qui constate que les autorités nationales sont celles qui ont la meilleure connaissance des circonstances et des conditions d’application de la Convention536

. Toutefois, la Cour exerce un contrôle sur cette marge d’appréciation en examinant la proportionnalité et la nécessité des ingérences. D’après la jurisprudence de la Cour, plusieurs domaines sont concernés par cette possibilité de reconnaissance d’une plus grande marge d’appréciation. Il s’agit, avant tout, des rapports entre l’État, les religions et d’autres éléments de la tradition (A) et des droits politiques (B). Les considérations historiques ont aussi été prises en compte dans un contentieux particulier lié à la transition démocratique des anciens pays communistes (C).

(A) La marge d’appréciation en matière de questions

Outline

Documents relatifs