• Aucun résultat trouvé

(A) Le contexte historique considéré comme circonstance exceptionnelle

La notion de circonstances ou de situations exceptionnelles est intimement liée à la notion d’État. Tel Janus, cette notion a un double visage : si elle peut être un instrument pour justifier la prééminence de la raison d’État suivant l’adage salus patriae suprema lex, elle est aussi un moyen, en cas de crise grave, de sauvegarder l’État de droit en lui permettant une adaptation aux circonstances. Il s’agit d’une sorte de « soupape de sûreté qui permet de mettre provisoirement de côté les garanties de l’État de droit et du respect des droits de l’homme, tout en sauvegardant l’essentiel en ces domaines »505

. La reconnaissance de ces situations et de la nécessité d’adapter le droit ont motivé la mise en place de mesures législatives et jurisprudentielles qui font appel à une sorte de « légalité de crise »506

qui couvre, notamment, la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles et les états d’exception prévus

504 G. J

ÈZE,Principes généraux du droit administratif (1925) [préface S. SALON, J-C.SAVIGNAC], Tome 1, Paris : Dalloz, Coll. Bibliothèque Dalloz, 2005, p. II.

par différents textes normatifs, internes ou internationaux, puisque la notion de situations exceptionnelles a été reconnue dans les deux sphères507.

Ces différentes mesures trouvent elles-mêmes leur origine et leur justification en réponse à des contextes historiques précis. Pour le cas de la France, la plus ancienne d’entre elles est l’état de siège consacré actuellement par l’article 36 de la Constitution, mais qui remonte à la loi du 9 août 1849. L’origine de la régulation de l’état de siège peut donc être liée aux événements entourant la révolution de 1848. La théorie des circonstances exceptionnelles, de son côté, a été développée par le juge administratif pour faire face aux conséquences de la Première Guerre mondiale508

. D’un autre côté, la loi du 3 avril 1955 qui régule le droit d’urgence a été adoptée pour faire face aux « événements » d’Algérie. Par ailleurs, l’article 16 de la Constitution de 1958 qui donne des pouvoirs exceptionnels au Président « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate » avait été conçu par DE GAULLE « à la suite de son expérience de

mai-juin 1940 »509

et du souvenir de l’impossibilité pour le Président de l’époque de faire face, dans le respect des cadres et de la légitimité constitutionnels, à une crise sans précédent.

De son côté, l’article 15 de la CEDH qui prévoit la possibilité de dérogation en cas d’état d’urgence, comme la possibilité ouverte par ce même instrument de moduler l’application de certains droits et libertés, répond aussi au contexte historique de sa rédaction. Ainsi, ces mesures « ont été introduites pour permettre aux autorités de faire face aux manœuvres des groupes qui, à l’abri du réseau des libertés démocratiques, pourraient chercher à s’emparer du pouvoir pour renverser l’ordre établi sur le principe de la liberté politique. Le spectre des régimes totalitaires a plané incontestablement sur les travaux de Strasbourg »510.

505 P. T

AVERNIER,« Article 15 » in L-E. PETTITI,E.DECAUX,P-H.IMBERT,La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, Paris : Economica, 2e éd., 1999, p. 495.

506 Expression de J. W

ALINE, Droit administratif, Paris : Dalloz, Coll. Précis Droit public, science politique, 24e

éd., 2012, p. 336.

507 C. D

ENIZEAU, « La théorie des circonstances exceptionnelles » in J.B. AUBY (dir.), L’influence du droit

européen sur les catégories du droit public, Paris : Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, 2010, p. 428.

508 L’origine de cette théorie remonte à deux arrêts du Conseil d’État prononcés pour faire face aux conséquences

de la Seconde Guerre mondiale : CE, 28 juin 1918, Heyriès, Leb., p. 651 et CE, 28 février 1919, Dames Dol et

Laurent, Leb., p. 208.

509

D. MAUS,« L’institution présidentielle dans l’écriture de la Constitution de 1958 » in D.MAUS,L.FAVOREU, J-L.PARODI,L’écriture de la Constitution de 1958, Aix-en-Provence : Economica / Presses universitaires d’Aix- Marseille, 1992, p.268.

510 M. M

ERLE,« La Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales », RDP, 1951, p. 714.

Il ne s’agit pas, dans le cadre de cette recherche, de retracer les caractéristiques et l’application de toutes ces mesures de légalité de crise511. Il sera avant tout examiné le cas des circonstances exceptionnelles, notion qui a été développée tant par le juge interne que par le juge conventionnel et qui laisse à ces juridictions une large marge d’appréciation pour sa qualification.

En droit interne, les circonstances exceptionnelles peuvent être définies comme « une situation anormale, imposant à l’administration l’obligation d’agir sous peine de compromettre l’intérêt général, et ne permettant pas l’observation des règles ordinaires […] »512

. Le juge décide de façon casuistique si les circonstances invoquées méritent cette qualification. Si elles peuvent être liées à des événements plus ponctuels, comme l’imminence d’une catastrophe naturelle513

, elles ont surtout été mobilisées lors de grandes périodes de crises nationales. Des faits qui peuvent être caractérisés d’ « historiques », peuvent donc justifier une application différenciée de la règle de droit. En effet, à l’origine, la théorie des circonstances exceptionnelles fut développée pour faire face aux conséquences de la Première Guerre mondiale. Elle connut un plus ample développement durant la période de l’Occupation et, postérieurement, à la Libération et aux conséquences, en général, de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, si un des éléments qui caractérise la circonstance exceptionnelle est l’éminence du péril, le juge l’insère dans un contexte plus large de crise qui implique de s’intéresser au contexte historique de ce péril. Ceci peut être illustré par l’arrêt Laugier, qui avait trait à la possibilité pour le commissaire à la Guerre de prendre par voie de circulaire une mesure destinée à placer d’office dans la position de disponibilité tous les officiers de carrière n’appartenant pas aux armées du Gouvernement provisoire, mesure que seul ce Gouvernement provisoire aurait pu prendre par voie d’ordonnance. Le juge prit en compte le contexte général de la Libération dans lequel s’insérait le fait plus particulier de l’impossibilité pour le Gouvernement provisoire de se réunir, afin de justifier cette méconnaissance des règles de compétence514

. Mais, c’est avant tout dans la jurisprudence

511

V. parmi une abondante littérature v. L. NIZARD, La jurisprudence administrative des circonstances exceptionnelles et la légalité, Paris : LGDJ, Coll. Bibliothèque de droit public, 1962, 293 p. ; P.COLLIÈRE, « Circonstances exceptionnelles et droit public », LPA, nº 234, 2005, p. 6-8. ; M-L. BASILIEN-GAINCHE,État de droit et états d’exception : une conception de l’État, Paris : PUF, Coll. Fondement de la politique, 2013, 303 p.

512 J. W

ALINE, Droit administratif, op. cit., p. 340, § 330.

513 CE, 18 mai 1983, Rodes, nº 25308, Leb., p. 1999. 514

« Considérant qu’à la date du 27 août 1944, les circonstances exceptionnelles du moment et, notamment, le fait que le Gouvernement n’avait pu se réunir et qu’il était dès lors impossible de légiférer par voie d’ordonnance, autorisaient le Commissaire à la Guerre à prendre les mesures indispensables pour parer provisoirement à la situation » (CE Ass., 16 avril 1949, Laugier, Leb., p. 161). De même, dans l’arrêt fondateur

conventionnelle qu’il est possible de retrouver un renvoi explicite au contexte historique comme justificatif d’une circonstance exceptionnelle motivant une modulation de la règle de droit.

L’article 15 de la CEDH prévoit la possibilité de déroger à l’application de la Convention sous certaines conditions, ainsi « en cas de guerre ou en cas d’un autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Toutefois, les États signataires ne peuvent pas porter atteinte aux droits et aux libertés qui sont considérés comme intangibles et qui forment une sorte de noyau dur de la Convention : les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture), 4 §1 (interdiction de l’esclavage et de la servitude) et 7 (principe de nulla poena sine lege). Sa mise en œuvre fait appel à une procédure prélable qui demeure soumise au contrôle de la Cour. Seuls la Belgique, la France, la Grèce, l’Irlande, le Royaume- Uni et la Turquie ont eu recours à cette dérogation515

. Pour le cas de la France, elle utilisa cette procédure pour le cas de la déclaration d’urgence en Nouvelle Calédonie en 1985. Dans l’application de cette clause, la Cour examine l’existence de situations exceptionnelles pour analyser si elles constituent un cas d’urgence pouvant motiver des mesures dérogatoires à certains droits garantis par la CEDH. Dans certains cas, elle peut analyser l’urgence dans un cadre plus large et prendre en compte le contexte historique afin de justifier la gravité de la situation qui peut motiver une mesure aussi radicale. C’est le cas notamment de l’affaire

Irlande c. Royaume-Uni. Dans un contexte de multiplication des affrontements en Irlande du Nord, la Cour analysa les mesures prises par le gouvernement britannique en application de pouvoirs extrajudiciaires d’arrestation, de détention et d’internement. En particulier, elle étudia si la situation dans les six comtés en Irlande du Nord pouvait être à l’origine d’un état d’urgence. Pour cela, si elle fit une examen minutieux de la situation contemporaine, elle prit soin de l’insérer dans un contexte plus large qu’elle retraça jusqu’en 1922 avec la création de

des filles publiques, le danger du développement de la galanterie vénale fut inséré dans le contexte plus large de la situation militaire en 1916 et du caractère stratégique de la ville de Toulon comme lieu de passage des troupes qui partaient ou qui revenaient du front de l’Orient (CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, précité).

515 V. G. G

ONZALEZ, « L’état d’urgence au sens de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme », CRDF, 2007, nº 6, p. 93-100.

l’État libre d’Irlande. Elle souligna ainsi le côté « persistant » de la situation en Irlande du Nord, pour considérer que la crise traversée par l’Irlande du Nord relevait de l’article 15516.

En dehors de la procédure prévue par l’article 15, la Cour de Strasbourg admet aussi la possibilité pour les États contractants d’invoquer des circonstances exceptionnelles comme

ratio decidendi pour justifier une restriction ponctuelle à certains droits. C’est notamment le cas de l’article 1 du Premier Protocole additionnel, relatif au droit de propriété. En effet, en matière d’expropriation, par une jurisprudence constate, la Cour rappelle que « sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 (P1-1) que dans des circonstances

exceptionnelles »517

.

La possibilité d’une prise en compte effective de ces « circonstances exceptionnelles » n’a été confirmée par la Cour qu’à propos de la réunification allemande. Ainsi, face à un groupe de requérants, héritiers des « paysans nouveaux » de la RFA qui avaient bénéficié d’une loi de 1990 levant les restrictions au droit de propriété, mais qui fut postérieurement modifiée avec pour conséquence l’obligation de rétrocéder les terrains acquis sans indemnisation, la Cour examina l’affaire « à la lumière du contexte unique de la réunification allemande »518 pour savoir si les particularités de l’affaire pouvaient être qualifiées de « circonstances exceptionnelles ». Elle conclut à l’existence de ces circonstances et, par conséquent, à la non violation de l’article 1 du Premier Protocole additionnel. C’est donc le contexte historique, qualifié d’unique, qui justifia l’existence de circonstances exceptionnelles qui permirent à l’État défendeur de justifier une expropriation sans indemnisation. Toutefois, cette position de la Cour ne fut pas unanime : quatre juges exprimèrent deux opinions partiellement dissidentes et deux opinions dissidentes. Comme le souligne le juge CABRAL

BARRETO, il était difficile « de spéculer d’une façon générale sur le type de “circonstances

exceptionnelles” qui peuvent justifier un manque total d’indemnisation »519

. En effet, il paraît contestable que la Cour considère comme circonstance exceptionnelle justifiant une

516 Cour EDH, plénière, 18 janvier 1978, Irlande c. Royaume-Uni, req. nº 5310/71, § 13 à 19 et 202 à 224. 517 Cour EDH, 9 décembre 1994, Les saints monastères c. Grèce, req. nos 13092/87 et 13984/88, § 71 [souligné

par nous]. V. aussi Cour EDH, Grande chambre, 23 novembre 2000, Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce, req. nº 25701/94, §89 ; Cour EDH, 1er mars 2001, Malama c. Grèce, req. nº 43622/98, § 48 ; Cour EDH, 12 novembre

2002, Zvolsky et Zvolska c. République tchèque, req. nº 46129/99, § 70 ; Cour EDH, 22 mars 2011, Granitul S.A.

c. Roumanie, req. nº 22022/03, § 49.

518 Cour EDH, Grande chambre, 30 juin 2005, Jahn et autres c. Allemagne, req. nos 46720/99, 72203/01 et

72552/01, § 112.

519 Ibid., Opinion partiellement dissidente du juge C

expropriation sans indemnisation la seule réunification allemande, refusant de l’appliquer à d’autres contextes historiques découlant aussi d’un changement brutal de régime politique520 : le passage de la Monarchie à la République, comme dans le contexte de l’affaire Ex-roi de

Grèce et autres c. Grèce521

ou le passage d’un système communiste à une économie de marché dans les pays de l’Est, comme dans l’affaire Maria Atanasiu et autres c. Roumanie522

.

Ainsi l’expliquaient les juges COSTA et BORREGO BORREGO : « Il ne faut cependant pas, nous

semble-t-il, abuser de cette expression, car l'histoire agitée de l'Europe, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux conflits dans les Balkans, en passant par l'effondrement des régimes communistes dans les pays de l'Est, a connu beaucoup de “contextes uniques” » 523

.

La notion de circonstances exceptionnelles, à la lumière de l’histoire mouvementée du continent, se révèle alors dangereuse. Malgré cela, la Cour a repris cet argument, toujours à propos de la réunification de l’Allemagne, pour justifier un droit de restitution prioritaire aux héritiers des propriétaires initiaux de confession juive spoliés à l’époque national-socialiste sur ceux qui ont souffert d’une expropriation pendant la période communiste. Ainsi, elle a rappelé « que l’État dispose d’une grande marge de manœuvre en ce qui concerne l’adoption des lois dans le contexte unique de la réunification allemande, eu égard à l’immense tâche auquel le législateur était confronté pour régler toutes les questions qui sont nécessairement posées lors du passage d’un régime communiste à un régime démocratique d’économie de marché »524. Compte tenu des circonstances exceptionnelles liées à l’unification allemande, elle a donc estimé que l’État défendeur n’avait pas excédé sa marge d’appréciation. La qualification d’ « unique » du contexte de la réunification allemande porte aussi en germe le risque d’un jugement historique qui dépasserait la compétence et la légitimité de la Cour.

520 U. D

EUTSCH, « Expropriation without Compensation – the European Court of Human Rights sanctions German Legislation expropriating the Heirs of “New Farmers” », German Law Journal, nº 10, 2005, p. 1378- 1379.

521

Cour EDH, Grande chambre, 23 novembre 2000, Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce, précité.

522 Cour EDH, 12 octobre 2010, Maria Atanasiu et autres c. Roumanie, req. nos 30767/05 et 33800/06.

523 Cour EDH, Grande chambre, 30 juin 2005, Jahn et autres c. Allemagne, précité. Opinion dissidente commune

des juges COSTA et BORREGO BORREGO à laquelle se rallient les juges RESS et BOTOUCHAROVA.

524 Cour EDH, 8 décembre 2011, Göbel c. Allemagne, req. nº 35023/04, § 47. Dans un arrêt rendu le même jour

et concernant une autre application de la même loi à l’origine de l’affaire Göbel, la Cour a aussi pris en considération « les circonstances très particulières de cette affaire, et malgré la grande marge d’appréciation dont l’État dispose dans le contexte unique de la réunification allemande ». Toutefois, elle conclut, dans le cas d’espèce qui concernait les droits découlant de l’Accord germano-américain, à une rupture du juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général (Cour EDH, 8 décembre 2011,

(B) Les particularités historiques comme justification

Outline

Documents relatifs