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(B) La non application de la règle de l’imprescriptibilité en droit administratif

Le droit pénal français reconnaît un cas particulier d’imprescriptibilité606

: il s’agit du cas des crimes contre l’humanité. En effet, la loi nº 64-1326 du 26 décembre 1946 dispose que « Les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte internationale du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature ». En conséquence, l’article 213-5 du code pénal prévoit que tant l’action publique que les peines prononcées par rapport à des crimes contre l’humanité et de génocide sont imprescriptibles.

Cette imprescriptibilité est une conséquence de la spécificité des crimes. En effet, au sens large, « le crime contre l’humanité consiste en des actes inhumains inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux. Il constitue une infraction hors du

604 CE Ass., 8 juillet 2005, Société Alusuisse-Lonza-France, nº 247976, Leb., p. 311. 605 B. P

LESSIX,op. cit., p. 376.

606 En effet, en droit français le principe est la prescription des actions pénales. Le Conseil d’État considère

même que l’existence d’une règle de prescription est un principe fondamental reconnu par les lois de la République (CE, Ass., 29 février 1996, Avis sur le projet de statut de la Cour pénale internationale, nº 358597,

GACE 3e éd., nº 28, p. 336). Toutefois, la Cour de cassation a contredit cette affirmation, considérant que le

principe de prescription de l’action pénale n’a pas de valeur constitutionnelle (Cass. Ass. Plén., 20 mai 2011, nos

commun »607

. La définition juridique de ces crimes s’est construite grâce à l’évolution du droit pénal international à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle apparaît ainsi, pour la première fois, dans le statut du Tribunal militaire de Nuremberg, établi par la Charte de Londres608

. Actuellement, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale prévoit, dans son article 5, que cette juridiction est compétente pour connaître les « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale », à savoir : le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression. Les crimes contre l’humanité sont définis par l’article 7 du Statut et comprennent une série d’actes allant du meurtre à l’apartheid et d’autres actes inhumains, lorsqu’ils sont commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». Le génocide, de son côté, est défini par l’article 6 du Statut, et implique le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, la soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner la destruction physique totale ou partielle, les mesure destinées à entraver les naissances ou le transfert forcé d’enfants, quand ils ont été commis « dans l’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel ».

Le code pénal français réserve un sous-titre du titre premier du livre II aux « crimes contre l’humanité ». À l’intérieur de cette catégorie, il intègre le crime de génocide qu’il définit dans son article 211-1, comme « le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres de ce groupe, l'un des actes suivants : atteinte volontaire à la vie ; atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique ; soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ; mesures visant à entraver les naissances ; transfert forcé d'enfants » et les « autres crimes contre l’humanité » qu’il énumère à l’article 212-1. Le code pénal français, s’il reprend certains éléments de la typification

607 J-P. F

ELDMAN, « Crime contre l’humanité » in D. ALLAND, S. RIALS (dir), Dictionnaire de la culture

juridique, op. cit., p. 334.

608 Article 6 paragraphe c) de la Charte de Londres (Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands

criminels de guerre des Puissances européennes de l'Axe et statut du tribunal international militaire) : « Les Crimes contre l'Humanité : c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ».

internationale, rajoute une condition préalable, ainsi les infractions doivent avoir été commises « en exécution d'un plan concerté »609.

L’imprescriptibilité de ces infractions a été jugée compatible avec la Constitution. En effet, examinant le Traité portant statut de la Cour pénale internationale qui prévoit, à son article 29 que « les crimes relevant de la compétence de la Cour ne se prescrivent pas », le Conseil constitutionnel a considéré « qu’aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle n’interdit l’imprescriptibilité des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale »610.

L’imprescriptibilité s’applique, en principe, en matière pénale et permet ainsi de juger les personnes physiques considérées comme auteurs de ces crimes de nombreuses années après les faits. C’est grâce à cette règle, qu’à partir de la fin des années 1980, se déroulèrent des procès afin de juger plusieurs responsables de la déportation de milliers de juifs sous l’Occupation. En effet, les procès qui s’étaient déroulés à la Libération dans le cadre de l’Épuration visaient avant tout les crimes commis contre les résistants et la collaboration avec l’occupant. Aucun collaborateur ni responsable de Vichy n’avait été inculpé pour des faits ayant trait à la déportation des Juifs611

. Des mesures d’amnistie avaient empêché de juger de nombreux responsables du génocide juif. Néanmoins, le vote de la loi nº 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité ouvrit la possibilité de les juger. Le travail des historiens et la prise de conscience nationale sur ces périodes sombres de l’histoire préparèrent le terrain, comme l’explique l’ancien garde des sceaux R. BADINTER :« Le travail des historiens, la volonté et la persévérance des victimes et

de leurs avocats, l’émergence d’une sensibilité nouvelle dans les jeunes générations anxieuses de connaître la vérité et de voir régner la justice plutôt que l’oubli, entraînèrent une succession de poursuites et de procès qui mobilisèrent l’opinion publique »612.

Le premier de ces grands procès fut celui de l’ancien chef de la Gestapo de la région lyonnaise, Klaus BARBIE, qui fut condamné en 1987 à la réclusion criminelle à perpétuité. En

609 La raison de cet ajout n’est pas évidente. Ainsi, les commentaires officiels expliquaient que cette formule « a

été préférée, parce que plus objective, aux références jusqu'ici faites aux mobiles des auteurs pour caractériser les crimes contre l'humanité » (M.MASSÉ,« Les crimes contre l’humanité dans le nouveau code pénal français »,

RSC, 1994, p. 376.

610

CC nº 98-408 DC du 22 janvier 1999, Traité portant statut de la Cour pénale internationale, Rec., p. 29 ; JO du 24 janvier 1999, p. 1317.

611 H. R

OUSSO,Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris : Seuil, coll. Points Histoire, 1987, p. 175.

612 R. B

ADINTER,« Avant Propos » in J-P.JEAN,D.SALAS (dir.),Barbie, Touvier, Papon. Des procès pour la mémoire, Paris : Autrement, 2002, p. 6.

1994, ce fut l’ancien chef de la milice P. TOUVIER qui fut aussi condamné à la réclusion

criminelle à perpétuité pour complicité de crimes contre l’humanité. Après un des plus longs procès de l’histoire judiciaire de la France, M. PAPON fut condamné plus de cinquante ans après les faits, pour avoir participé à la déportation de 1560 juifs de la région de Bordeaux. Ces différents procès, auxquels il faudrait rajouter la condamnation par contumace à l’encontre d’A. BRUNNER, un des collaborateurs d’ A. EICHMANN, pour l’arrestation, la

séquestration et la complicité d’assassinat de centaines de juifs, ont eu d’importantes conséquences non seulement juridiques, mais aussi dans l’opinion publique et dans la compréhension de la période de l’Occupation.

Ces différentes condamnations pénales ont encouragé une réflexion sur la possibilité de juger aussi les agissements des responsables du régime de Vichy et d’imputer ces actions à la responsabilité de l’État. Se posait alors la question de savoir si l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité pouvait aussi être opposée devant le juge administratif afin de déterminer la participation de l’État dans ces agissements criminels et mettre en jeu la responsabilité administrative.

Cette possibilité fut avancée par le commissaire du gouvernement S. AUSTRY dans ses

conclusions sur l’arrêt Pelletier. Dans une construction juridique très originale, il commença par rappeler la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de crimes contre l’humanité selon laquelle l’imprescriptibilité s’applique non seulement à l’action publique mais aussi à l’action civile613

. S’appuyant sur la condamnation de M. PAPON par la Cour d’assises de

Bordeaux pour complicité de crimes contre l’humanité, il en déduisit que la responsabilité civile personnelle d’un agent public peut être recherchée à tout moment, à raison des dommages résultant de crimes contre l’humanité, sans délai de prescription et cela même devant la juridiction administrative. Il considéra en effet :

« que la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation relative à l’imprescriptibilité de l’action civile à raison de dommages résultant de crimes contre l’humanité, qui découle de la combinaison des dispositions de l’article 10 du code de procédure pénale et du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg traduites en droit interne aux articles 212-1 et suivants du code pénal, s’étend nécessairement aux actions visant à engager la responsabilité de l’État dans de tels dommages, que cette responsabilité soit recherchée devant le juge judiciaire, dans l’hypothèse où le crime contre l’humanité

constituerait une atteinte à la liberté individuelle au sens de l’article 136 du code de procédure pénale, ou devant la juridiction administrative »614.

Les crimes contre l’humanité s’analysent non seulement comme des fautes personnelles, mais aussi comme des fautes de service, puisque la déportation n’a été permise que « par une planification bureaucratique assurée par des fonctionnaires consciencieux »615

. Selon le commissaire du gouvernement, si l’imprescriptibilité est admise pour la faute personnelle, elle devrait aussi être admise pour la faute de service, ce qui implique la possibilité de rechercher, sans limite de temps, la responsabilité de l’État à raison du même dommage616. Toutefois, le Conseil d’État décida de ne pas suivre l’analyse de son commissaire du gouvernement. En effet, à l’époque où cet arrêt fut prononcé, la reconnaissance de la responsabilité de l’État pour les crimes commis sous le régime de Vichy n’était pas encore consacrée par la jurisprudence administrative. De plus, la démonstration du commissaire du gouvernement se heurtait à un autre obstacle. En effet, elle impliquait de passer de l’administration prise comme civilement responsable des crimes de ses agents à l’administration comme entité impersonnelle responsable par elle même des crimes contre l’humanité617

. Mais, pour pourvoir soutenir ce raisonnement, il fallait que les textes prévoient la possibilité que l’État français lui-même soit reconnu comme coupable de crimes contre l’humanité, or les différents textes relatifs à l’imprescriptibilité de ces crimes s’appliquent uniquement à des personnes physiques.

L’arrêt Papon permit au juge administratif de surmonter la première objection. En effet, dans cet arrêt, le Conseil affirma explicitement la responsabilité de l’État pour une série d’actions qui ont permis et facilité les opérations qui ont été le prélude à la déportation, mettant ainsi fin à une jurisprudence contraire qui s’était développée à partir de 1952618

. Même si, dans ce cas, le Conseil a dû juger des faits anciens afin de déterminer l’existence d’une faute de service qui se rajoutait à la faute personnelle commise par l’ancien préfet, cela n’impliquait par pour autant une application du principe d’imprescriptibilité en droit administratif. En effet, comme l’explique le commissaire du gouvernement S. BOISSARD dans

ses conclusions, le fait que le Conseil doive prendre en compte des faits anciens tient

614 S. A

UTRY,« La réparation du préjudice subi par les orphelins de déportés juifs : aide ou responsabilité. Conclusions sur CE, Ass., 6 avril 2002, Pelletier » RFDA, 2001, p. 719.

615 Loc. cit. 616

M. GUYOMAR, P. COLLIN, « La réparation accordée aux orphelins de parents victimes de persécutions antisémites et le principe d’égalité », AJDA, 2001, p. 447.

617 Loc. Cit.

618 CE, Ass., 4 janvier 1952, Époux Giraud, Leb., p. 14 et CE, sect., 25 juillet 1952, Demoiselle Remise, Leb., p.

simplement à la circonstance que la créance à l’origine du litige n’est devenue certaine, liquide et exigible qu’à la date où le juge judiciaire a déterminé le montant des intérêts civils mis à sa charge. Ainsi, il ne considère pas que « l’imprescriptibilité qui s’attache aux crimes contre l’humanité, telle qu’elle a été reconnue en droit français par la loi du 26 décembre 1964, et qui s’applique tant à l’action publique qu’à l’action civile, puisse être étendue, en l’absence de dispositions expresses en ce sens, aux actions tendant à mettre en cause, devant la juridiction administrative, la responsabilité de l’État à raison de faits ayant concouru à la commission de tels crimes »619. Postérieurement, le juge administratif affirma explicitement que « le caractère imprescriptible des crimes contre l'humanité, posé par l’article 213-5 du code pénal, ne s’attache qu’à l'action pénale et à l'action civile engagée devant la juridiction répressive »620

.

Cette position fut confirmée et développée par le commissaire du gouvernement F. LENICA dans ses conclusions sur l’avis contentieux Hoffman Glemane. Confronté à une

multitude de dossiers portant sur le même type de réclamations, le Tribunal administratif de Paris avait demandé au Conseil d’État de donner un avis sur les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’État pouvait être engagée du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites durant la Seconde Guerre mondiale. La première question posée par le Tribunal reprenait presque mot à mot le raisonnement du commissaire AUSTRY dans ses conclusions sur l’arrêt Pelletier et cherchait justement à savoir si le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité pouvait être étendu, en l’absence de dispositions législatives expresses en ce sens, aux actions visant à engager la responsabilité de l’État. Le commissaire du gouvernement répondit à cette question considérant, en premier lieu, que les textes qui fondent l’imprescriptibilité de l’action pénale, tant en droit international qu’en droit interne, ne permettent pas d’asseoir une solution d’imprescriptibilité de l’action civile dirigée contre l’État. En deuxième lieu, il souligna le fait qu’en droit pénal, l’imprescriptibilité n’est pas perpétuelle. Comme elle ne s’applique qu’à des personnes physiques, elle est bornée par la fin de la vie du criminel. Appliquée à l’État dont la vocation est permanente, « l’imprescriptibilité c’est l’éternité »621. L’existence d’une dette infinie serait contraire, selon le commissaire du

619 S. B

OISSARD,« Faute personnelle et faute de service : le partage des responsabilités entre l’État français et ses agents pour la déportation des juifs sous l’Occupation. Conclusions sur Conseil d’État, Ass., 12 avril 2002, M.

Papon », RFDA, 2002, p. 586.

620 CAA Marseille, 6 mai 2008, nº 06MA01230, précité. 621 F.L

ENICA, « La responsabilité de l’État du fait de la déportation de personnes victime de persécutions antisémites. Conclusions sur CE Ass., 16 février 2009, Mme Hoffman Glemane, nº 315499 », RFDA, 2009, p. 325.

gouvernement, aux principes les plus fondamentaux du droit public. Le Conseil d’État, dans son avis, ne se prononça pas explicitement sur la question de l’imprescriptibilité. En effet, arrivé à la conclusion que les mesures prises par l’État de façon graduelle ont permis, autant que possible, l’indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de l’État qui ont concouru à la déportation, il considéra que les questions relatives à prescription étaient devenues sans objet622

.

Malgré l’encadrement de son office par des courts délais et l’impossibilité d’appliquer l’imprescriptibilité en droit administratif, le juge administratif est parfois confronté à l’examen de faits qui peuvent être qualifiés d’historiques. Il convient donc de s’interroger sur les moyens qui permettent au juge de tourner son regard vers le passé et sur les méthodes qu’il mobilise afin de faire face à ces faits d’une nature particulière.

(II) L’examen de faits historiques liés à la Seconde Guerre mondiale

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