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L E PASSÉ COMME CADRE DE

LINTERPRÉTATION ET DE LAPPLICATION DE LA

NORME

« Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire »

MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, Livre XXXI, Chapitre II133

Cet exergue rend hommage à MONTESQUIEU, un des premiers à s’interroger sur le lien

entre le droit et la société qu’il est censé régir. En effet, dans De l’esprit des lois, il analysa l’émergence des institutions juridiques à partir des mœurs ou de l’éthique sociale d’un peuple donné134

. Dès le livre premier, MONTESQUIEU définit ainsi les caractéristiques des lois

positives :

« Elles doivent être relatives au physique du pays; au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs. Elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer. »135

L’étude des lois et de leur application doit donc être considérée, selon le baron de la Brède, non seulement d’un point de vue interne, mais aussi dans ses rapports avec la société et, pour ce qui intéresse plus particulièrement cette recherche, avec leur origine et leur histoire. Le juge doit donc prendre en compte ces données factuelles pour l’interprétation et l’application des normes. Le recours au passé est donc utilisé comme un cadre servant à l’ « éclairage contextuel ou substantiel du droit »136.

133 M

ONTESQUIEU,De l’esprit des lois (1748) [intro. V.GOLDSCHMIDT], Tome II, Paris : GF- Flammarion, 1979, p. 367.

134 Dans l’histoire des idées, M

ONTESQUIEU est aussi bien mobilisé par les tenants d’une vision historiciste du droit que par les courants sociologisants du droit. En réalité, comme l’explique le professeur C. SPECTOR, sa position est plus nuancée : « il défend à la fois une certaine conservation de la jurisprudence comme expression des traditions qui ont façonné, dès l’origine, le caractère national, et l’idée d’une évolution pragmatique du droit, attentive aux transformations sociales (le droit comme interprète des besoins évolutifs de la société, des rapports entre droits et mœurs) » (C. SPECTOR, « "Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire" : statut de la romanité́ et rationalité́ des coutumes dans L’Esprit des lois de Montesquieu », in M. XIFARAS (éd.),

Généalogie des savoirs juridiques : le carrefour des Lumières, Bruxelles : Bruylant, Coll. Penser le droit, 2007, p. 21).

135 M

ONTESQUIEU, op. cit, Tome I, Livre I, Chapitre III, p. 128.

136 E. C

Sauf cas particuliers137

, le juge se prononce sur des faits passés en appliquant des normes qui ont leur propre histoire. L’appréhension du passé fait donc partie de l’office du juge. Toutefois, la prise en compte de ce passé, en particulier quand il correspond à des faits historiques au sens restreint, c’est à dire à des faits « qui s’inscrivent dans une époque ayant une signification particulière pour la société ou pour l’humanité »138

, s’avère problématique. En effet, si les faits historiques sont souvent présentés comme des faits objectifs qui s’imposent au juge, leur connaissance et leur utilisation impliquent néanmoins une reconstruction qui pose des problèmes méthodologiques et de justification de leur emploi. Il est par conséquent nécessaire de s’interroger sur les méthodes mobilisées et les buts recherchés par le juge quand il fait appel au passé.

Le juge peut premièrement faire appel au passé pour interpréter la norme au cœur du litige ou de l’activité de contrôle (Chapitre I). En effet, les différentes théories d’interprétation et leurs respectives méthodologies donnent un place variable aux considérations historiques et, plus généralement, à l’appel au passé pour l’interprétation de la norme. Dans la pratique juridictionnelle, l’appel au passé comporte deux volets. D’un côté, le juge peut se référer à l’histoire législative de la norme. Il peut ainsi utiliser les travaux préparatoires de la norme afin de dégager l’intention de son auteur au moment de son édiction, dans le cadre d’une interprétation historique. Cette opération a l’avantage de légitimer l’activité interprétative en faisant appel au respect de la volonté du législateur, mais elle pose aussi le problème d’une application conservatrice du droit. D’un autre côté, le juge peut faire appel au contexte historique de la norme, aux conditions institutionnelles, politiques, culturelles et sociales en vigueur au moment de son édiction. Cette contextualisation de la norme permet d’analyser les raisons et les buts du jurislateur, pour permettre une interprétation évolutive. Les objectifs de l’appel au passé dans l’interprétation sont donc aussi variables.

L’appréhension du temps passé est aussi nécessaire pour l’examen des faits qui sont l’objet du litige (Chapitre II). Par l’effet de la prescription, la compétence du juge est limitée dans le temps, le jugement de faits anciens ne fait donc pas partie de l’office du juge.

137 Dans certaines circonstances le juge peut se prononcer sur des faits qui ne se sont pas encore advenus.

L’appréhension du futur peut ainsi faire partie de l’office du juge. C’est le cas par exemple de l’examen des situations à la lumière du principe de précaution prévu par l’article 5 de la Charte de l’environnement et qui oblige le juge à prendre en compte les conséquences éventuelles d’une action ou omission de l’administration.

138 D. C

ONNIL,L’office du juge administratif et le temps, Paris : Dalloz, Coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, 2012, p. 230.

Toutefois, certains faits historiques peuvent être pris en compte par le juge. Premièrement, les règles de prescription varient selon les matières et les juridictions, une catégorie de faits étant même considérés comme imprescriptibles. En outre, le juge peut connaître les conséquences de faits historiques qui se sont prolongés dans le temps et qui, de ce fait, entrent dans sa compétence ratione temporis. De plus, pour mieux comprendre les faits de l’espèce, le juge peut avoir recours à la contextualisation et insérer l’examen de faits contemporains dans une dimension historique. Le recours au passé dans l’office du juge est donc fréquent, peut prendre des multiples formes et répondre à différents objectifs. Toutefois, dans la considération du passé et de l’histoire, le juge doit mener une opération délicate écartant les risques d’anachronismes et de manipulation du passé.

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