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(C) La délimitation méthodologique et spatio-temporelle de l’étude

Parmi cet inventaire des points de rencontre et d’opposition entre l’histoire, la mémoire et le droit, le choix a été fait de se concentrer sur les usages juridiques du passé, c’est à dire sur l’analyse de l’emploi que fait le droit du passé, laissant donc de côté les phénomènes où le droit est lui-même l’objet de la recherche historique ou d’une construction mémorielle.

L’étude sera donc menée du point de vue juridique, à partir d’une conception large de la notion de droit114. En prenant comme point de départ la définition proposée par A-J. ARNAUD, il est possible de considérer le droit comme un « ensemble de principes et de règles

110 V. P. B. H

AYNER,Unspeakable truths. Transitional Justice and the Challenge of Truth Commissions, New York / Londres : Routledge, 2e éd., 2011, spécialement p. 147 et ss.

111

[Temporary state-sanctioned bodies investigating large-scale human rights violations committed over a specific period] (MNCWABE N., « Truth Commissions » in STAN L., NEDELSKY N. (éd.), Encyclopedia of

Transitional Justice, New York : Cambridge University Press, 2013, Vol. 1, p. 99).

112 A. G

ARAPON,Peut-on réparer l’histoire? Colonisation, esclavage, shoah, Paris : Odile Jacob,2008, P.11.

113 Ibid., p. 12.

114 Dans le cadre restreint de cette introduction, la question du concept de droit sera abordée de façon à mettre en

place une définition opérative visant à permettre de délimiter le sujet de l’étude. Cette définition ne prétend, en aucun cas, à l’exhaustivité ni à réduire une des principales problématiques de la théorie du droit. Sur les difficultés et les limites de la conceptualisation du droit nous renvoyons à la synthèse opérée par les professeurs F. OST et M. VAN DE KERCHOVE,dans De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint Louis, 2002, p. 276-306.

à caractère normatif régissant les rapports des individus et des groupes en société » 115 . Le droit est donc une pratique sociale normative qui cherche à organiser et régir une communauté humaine mettant en place un ordre juridique. Cet ordre est un système structuré qui vise à guider le comportement humain, lui donnant des raisons pour agir116

. Toutefois, cette première définition comporte en elle-même des difficultés dans la mesure où elle ne permet pas de distinguer le droit d’autres ordres normatifs qui régissent la vie sociale. Pour essayer de trouver ces critères de distinction, il est nécessaire de s’intéresser aux buts et à la forme du droit comme pratique sociale.

Pour pouvoir saisir la nature du droit et le distinguer d’autres ordres normatifs, il est donc nécessaire de prendre en compte le point de vue interne. En effet, d’après H.L.A.HART,

il existe deux façons de décrire le droit : depuis le point de vue d’un participant interne au système étudié ou depuis une vision externe à ce système117. Afin de comprendre la spécificité du droit comme pratique sociale normative, il faut s’intéresser à la manière dont les participants considèrent le droit comme leur imposant des raisons pour leurs actions118, des raisons qui sont perçues comme valides, légitimes et obligatoires. Par conséquent, comme l’explique J. RAZ, tout ordre juridique, par sa nature même de système légal, se présente

comme une autorité pratique qui donne aux membres de la communauté des raisons préventives pour leurs actions qui excluent toute autre raison119. C’est ainsi que A-J.ANDRÉ

complète sa définition en insistant sur le constat que le droit repose, dans l’esprit de ceux qui sont assujettis « sur la croyance dans le caractère légitime de l’autorité dont il émane, dans le caractère supérieur, vrai et valide des règles posées, dans le caractère obligatoire de ce qui est ainsi posé, dans la nécessité et la légitimité d’une sanction ainsi que de l’autorité chargée de l’appliquer »120.

Cette conception large met l’accent sur deux éléments du droit : premièrement, le droit est construit et s’organise sur la forme d’un système structuré qui donne des raisons pour l’action à une communauté humaine. Deuxièmement, ce système structuré produit des règles

115 A-J. A

RNAUD,« Droit », in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris : LGDJ, 1988, p.108.

116 A. M

ARMOR,« The Nature of Law », in E.N. ZALTA (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy [en ligne], hiver 2011, [http://plato.stanford.edu/archives/win2011/entries/lawphil-nature/].

117 H.L.A.H

ART,Le concept de droit (1961) [Trad. M. VAN DE KERCHOVE Michel], Bruxelles : Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2e éd., 2005, p. 108-110 (§ 89-91).

118 A. M

ARMOR,loc. cit.

119 [Preemptive or exclusionary reasons for action]. Sur ce point, v. J. R

AZ,Ethics in the Public Domain, Oxford/ New York : Oxford University Press, 1994, p. 195-204.

120 A-J. A

obligatoires qui reposent sur la prétention, et corollairement l’acceptation, de l’autorité des raisons pour l’action qu’elles véhiculent. La définition opérative du droit ainsi posée permet de considérer comme juridiques un ensemble d’activités : la mise en place d’un ordre juridique constituant et régissant une communauté humaine, la production des règles qui se présentent comme obligatoires et leur postérieure application en vertu de leur autorité et de leur caractère obligatoire. La présente étude prétend alors étudier les usages du passé dans ces différentes activités. Elle implique donc de s’intéresser à l’action du pouvoir constituant, des différents jurislateurs et des organes chargés d’appliquer le droit. Elle se centre donc sur l’étude du droit positif, mais prend aussi en compte le discours théorique sur ce droit positif opérant ainsi un dialogue entre l’approche pratique et l’approche théorique.

Eu égard au rôle de l’État dans les différentes articulations entre le droit et le passé, l’étude est faite sous l’angle du droit public en insistant sur les aspects du droit interne. Toutefois, l’importance de la protection des droits fondamentaux comme justification de l’intervention du droit dans certains aspects de la recherche historique invite à inclure, dans une conception large du droit public, le droit de la protection des droits de l’homme. En particulier, prenant en compte le rôle et la place des considérations historiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle occupera une place importante comme complément de l’étude de la jurisprudence interne.

Du point de vue de la délimitation temporelle, l’interaction entre le droit, l’histoire et la mémoire n’est pas un phénomène nouveau. Néanmoins, sa problématisation s’est surtout développée à partir de la seconde moitié du XXe

siècle. En effet, les différentes crises économiques, identitaires, culturelles ainsi que la prise de conscience des épisodes traumatiques de l’histoire récente – guerres mondiales, totalitarismes, entreprises génocidaires – ont affaibli le sentiment d’une continuité entre le passé et l’avenir et rendent de plus en plus difficile la construction d’un récit unitaire et consensuel sur le passé national assurant la permanence et la préservation de la communauté politique nécessaire à tout ordre juridique.

L’étude privilégiera ainsi l’analyse du droit contemporain. Toutefois, elle sera complétée par une approche historico-évolutive. En effet, la place et l’importance donnée aux considérations historiques et mémorielles varie en fonction des différentes conceptions non seulement du droit, mais aussi de l’histoire, notamment dans ses relations à la mémoire. L’étude des évolutions dans les usages juridiques du passé permettra alors mieux comprendre les enjeux du débat actuel sur la surenchère mémorielle et la judiciarisation de l’histoire.

En ce qui concerne la délimitation géographique du sujet, l’étude se centre sur le cas français. En effet, si la majorité des pays a été confrontée, depuis la fin du XXe siècle, à des problèmes d’articulation entre différentes mémoires et aux enjeux de la gestion du passé et de son influence dans la préservation de l’identité nationale, le cas français présente une double caractéristique qui le rend particulièrement intéressant pour l’étude de la triple dialectique entre le droit, la mémoire et l’histoire. En premier lieu, comme le souligne l’historien P. NORA,« la France a pour tradition d’avoir entretenu avec son passé un rapport essentiel et déterminant, d’une intensité à la fois affective et politique » 121. L’histoire a toujours joué un rôle central dans la construction et la consolidation du modèle républicain français, c’est pourquoi il est possible de parler d’une « surdétermination mémorielle »122

qui fait l’originalité du cas français. Plus particulièrement, l’intérêt du cas français réside dans la spécificité de sa réaction au « déferlement mondial de la mémoire » 123 qui s’est surtout manifestée par la voie juridique. Par-dessus les discours et les politiques publiques, la France a privilégié la voie juridique, et plus précisément, la voie législative et jurisprudentielle pour faire face à la problématique de l’articulation des rapports entre l’histoire, la mémoire et le droit. Toutefois, si l’étude prend comme fondement le cas français, elle fait aussi appel à des exemples de droit étranger afin de pouvoir mettre en perspective certaines de ces particularités et permettre ainsi une approche plus globale de l’étude des usages juridiques du passé.

Une fois délimitée la matière première et la méthodologie de l’étude, il est nécessaire de s’interroger sur les hypothèses et les problématiques qu’elle peut soulever.

§ 4. Problématique et plan de l’étude : l’encadrement,

l’utilisation, l’instrumentalisation et la déformation du passé par

le droit

Au point de départ du débat sur les lois mémorielles se trouvait l’affirmation lapidaire du comité Liberté pour l’histoire : « L’histoire n’est pas un objet juridique ». Toutefois, l’inventaire de nombreux points de rencontre entre l’histoire, la mémoire et le droit démontrent, qu’en pratique, le droit s’empare souvent du passé, et fait de l’histoire et de la

121 P. N

ORA,« Malaise dans l’identité historique », in P.NORA,F.CHANDERNAGOR,Liberté pour l’histoire, op. cit., p. 21.

122 P. N

ORA,« La loi de la mémoire », Le débat, nº 78, 1994, p. 181.

123 P. N

mémoire des objets de régulation juridique. De plus, la relation entre le droit et le passé est

dialectique : le droit se trouve souvent saisi par le passé, et, en même temps, il fait du passé un de ses objets ; le passé peut expliquer et déterminer le droit, mais le droit peut aussi donner une certaine écriture du passé. Cette relation dialectique est le point de départ qui permet de poser les prémisses et la problématique de l’étude (A) qui servent de fondement au plan de la recherche (B).

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