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(A) L’ambivalence des rapports entre le droit et l’histoire

Le droit peut, premièrement, être au service de l’histoire, les différentes activités juridiques produisent ainsi des sources pouvant alimenter la recherche historique. Un cas exemplaire est celui du procès de Nuremberg. Les différents documents produits et compilés pour l’instruction et condamnation des différents criminels de guerre nazis furent une des premières sources pour l’écriture de l’histoire du IIIe

Reich après la Seconde Guerre mondiale. De nombreuses études ont été ainsi consacrées à l’héritage historiographique de ces procès de l’après-guerre : « Procès dans l’histoire, ces procès sont aussi des procès qui ont apporté aux historiens une manne de documents et qui les ont mis immédiatement à leur disposition. […] L’historiographie du nazisme s’est nourrie et se nourrit encore des kilomètres d’archives rassemblées pour le grand procès et les douze procès successeurs »86

. Notamment, les archives

85 Ces différents points de rencontre entre la discipline historique et la discipline juridique font l’objet d’une

classification par le professeur E. CARTIER.Il distingue en effet des points de rencontre nécessaires et des points de perturbation entre les deux disciplines (E. CARTIER, « Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ? »,

Revue française de droit constitutionnel, 2006, p. 509-534). Si nous coïncidons sur la liste des points de rencontre, nous nous écartons du jugement pris en compte pour leur classification, considérant que certains usages répertoriés comme des points de perturbation sont davantage des mécanismes d’articulation de récits concurrents sur le passé.

86 A. W

IEVIORKA,« Justice, histoire et mémoire. De Nuremberg à Jérusalem », Droit et société, nº 38, 1998, p. 62. Elle fait référence non seulement au jugement du Tribunal international de Nuremberg, mais aussi aux « procès successeurs » qui furent conduits en zone américaine par le procureur T. TAYLOR à partir de 1946 et qui jugèrent différents acteurs du régime nazi: les médecins SS, le général MILCH – adjoint de GOERING-, les juristes qui avaient servi dans les tribunaux spéciaux, les grands groupes industriels dont IG-Farben, Flick et Krupp, les membres des différents groupes militaires comme les Einsatzgruppen ou des membres du gouvernement.

compilées pour les procès servirent de base pour une des œuvres de référence le plus importantes sur l’Holocauste : l’ouvrage en trois tomes de R. HILBERG, La Destruction des

Juifs d’Europe, publié en 1961 en langue anglaise87.

Le droit, comme construction sociale, peut aussi être l’objet d’une recherche historique. Il existe ainsi une discipline particulière, à mi chemin entre le droit et l’histoire, qui fait du droit un objet de recherche historique : l’histoire du droit. En effet, son statut hybride « en fait à la fois une branche de la science historique et une méthode de compréhension du droit »88.

L’histoire, de son côté, peut donner un éclairage ou une contextualisation pour mieux comprendre le droit, ainsi « l’histoire alimente indirectement la science du droit en rendant factuellement intelligible le contexte de production et d’application de son objet » 89

. Le discours historique est ici mobilisé pour mieux comprendre les origines d’une norme ou les faits de l’espèce que le juge doit juger. De plus, l’appel au passé peut être mobilisé non seulement pour éclairer mais aussi pour servir de source ou de fondement au droit.

Les discours historiques peuvent faire l’objet d’une régulation juridique. Le droit peut alors encadrer et réguler le travail de l’historien90

. Cet encadrement a un double visage : le droit peut réguler l’accès et la protection des sources du travail de recherche historique et il peut aussi exercer un certain contrôle sur les exigences méthodologiques suivies par les historiens afin de protéger des objectifs d’intérêt général et établir une éventuelle responsabilité juridique de l’historien, notamment quand ses recherches portent sur l’histoire contemporaine. En effet, « selon une opinion largement répandue la contrepartie croissante du regard de l’historien sur la société est précisément sa responsabilité juridique »91

. Les problématiques des éventuelles limitations de la liberté d’expression et de recherche par des dispositions sanctionnant le négationnisme, le révisionnisme ou la minimisation outrancière peuvent ainsi entrer dans cette catégorie.

87 R.H

ILBERG,The destruction of the European Jews, New Haven: Yale University Press, 1961, 3 Vol., 788 p.

88 J-L. H

ALPÉRIN,« Histoire du droit » in D. ALLAND, S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris : Lamy-PUF, Coll. Quadrige, 2003, p. 783.

89 E. C

ARTIER,« Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ? », op. cit., p. 513.

90

C’est ainsi qu’une partie de la doctrine souligne l’émergence d’un « droit de l’histoire », une branche du droit qui s’intéresserait à la régulation juridique du métier d’historien (J-P. LE CROM,« Juger l’histoire », Droit et

Société, nº 38, 1998, p. 34, v. aussi la thèse de C.VIVANT,L’historien saisi par le droit. Contribution à l’étude des droits de l’histoire, Paris : Dalloz, Coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2007, 525 p.).

91 C.V

L’histoire et le droit peuvent néanmoins se retrouver en véritable opposition quand le discours juridique tente de remplacer le discours historien par le biais de dispositions qui ont pour objet d’imposer une vérité officielle. Si la réécriture de l’histoire par les détenteurs du pouvoir sous une forme prescriptive était une pratique commune dans les régimes totalitaires, ce type de dispositions est considérée, en général, comme contraire aux droits fondamentaux dans les régimes démocratiques92

. Corollairement, l’histoire peut essayer d’usurper le discours juridique en s’érigeant en véritable tribunal pour juger certains événements historiques. Si certaines initiatives ont un but ludique, comme l’exemple de la répétition du procès de Socrate en 2012, dans le cadre d’une initiative de la fondation Alexander S. ONASSIS, qui

cherchait non pas à faire une reconstitution historique du procès du philosophe athénien en 399 av. J-C, mais à examiner le matériel de l’époque depuis une perspective juridique moderne93, d’autres jugements historiques peuvent déboucher dans un mélange de genres néfaste non seulement à la recherche historique mais aussi à la justice. C’est le cas de la table ronde organisée à l’initiative de R. AUBRAC dans le cadre de la polémique née de la

publication du livre de G. CHAUVY,Aubrac, Lyon 194394. En effet, l’auteur s’appuyait sur le

testament de K. BARBIE pour impliquer les époux AUBRAC dans l’arrestation qui conduisit à

l’assassinat de Jean MOULIN. Les époux AUBRAC ont ainsi décidé de poursuivre l’auteur pour

diffamation mais, avant de se remettre à la justice, ils organisèrent une table ronde pour soumettre leur version des événements à l’examen d’un groupe d’historiens95. Cette table ronde prit rapidement les allures d’un tribunal qui cherchait à donner un jugement parallèle à celui du procès au civil qui se développait à l’encontre de G. CHAUVY, créant ainsi des

distorsions entre le travail du juge et celui de l’historien.

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