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L E PASSÉ COMME ÉLÉMENT POUR

L’INTERPRÉTATION DE LA NORME À APPLIQUER

« Nous estimons qu’il ressort de façon évidente, même d’un aussi bref rappel historique, que l’évolution de nos arrangements constitutionnels a été marqué par l’adhésion aux principes de la primauté du droit, le respect des institutions démocratiques, la prise en compte des minorités, l’insistance sur le maintien par les gouvernements d’une conduite respectueuse de la Constitution et par un désir de continuité et de stabilité »139. Par ce considérant, et après un bref rappel de l’histoire de la formation de l’État canadien, la Cour suprême fit appel à l’histoire comme outil interprétatif de la Constitution afin de dégager des principes visant à combler une lacune de la Constitution. Face aux différentes démarches mises en place par les partisans de l’indépendance du Québec depuis la fin des années 1970140

, la question de savoir si, à la lumière de la Constitution, le Québec pouvait procéder unilatéralement à sa sécession, fut ainsi posée devant la Cour Suprême. En effet, la Constitution canadienne ne contenait aucune prévision régulant l’éventuelle sécession d’une Province. L’appel au passé servit donc pour interpréter la Constitution afin de dégager des nouveaux principes qui trouvent alors une justification historique141

. Ce cas permet d’illustrer l’intérêt du recours au passé pour l’interprétation des normes, notamment des normes constitutionnelles.

L’interprétation juridique peut être définie comme l’« activité rationnelle de donner un sens à un texte légal »142

, il s’agit d’une activité intellectuelle qui permet de déterminer le message normatif qui découle d’un texte. Étymologiquement, l’interprétation est à la fois liée à l’idée d’explication ou d’éclaircissement ainsi qu’à celle d’intermédiation. En effet, l’interprétation sert d’intermédiaire entre le texte et ses lecteurs, mais aussi entre le général et le concret, le langage technique et le langage courant et, finalement, entre le passé de la rédaction et le futur de l’application143

. C’est ainsi que le recours au passé peut jouer un rôle

139 C

OUR SUPRÊME (CANADA),20 AOÛT 1998,Affaire renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 S.C.R., § 48.

140 Un premier référendum portant sur la souveraineté du Québec fut organisé le 20 mai 1980 et se solda avec

une victoire du non à 60%. Un nouveau référendum fut organisé le 30 octobre 1995, et le non gagna à nouveau mais par une faible marge (50.58% des votants).

141

A. REILLY, « Constitutional principles in Canada and Australia: Lessons from the Québec Secession Decision », Public Law Review, nº 8, Vol. 10, 1999, p. 211.

142[Legal interpretation is a rational activity that gives meaning to a legal text]. (A. B

ARAK, Purposive

Interpretation in Law, Princeton et Oxford : Princeton University Press, 2005, p. 3).

143 F. O

dans l’interprétation, qui est le préalable nécessaire à son application. Ce recours au passé peut prendre diverses formes et se traduire, par exemple, par la prise en compte de la volonté du législateur au moment de la rédaction, par le recours au contexte historique lors l’édiction de la norme, ou par le recours au sens donné aux termes de la norme au moment de sa promulgation et son évolution postérieure, notamment pour les normes anciennes.

Si les formes de cet appel au passé sont diverses, les buts poursuivis par le recours à cette technique sont aussi variés. Toutefois, une constante semble se dessiner dans l’utilisation de cette technique à travers les époques et les différents systèmes : l’appel au passé est une façon pour le juge de légitimer son activité herméneutique, activité qui a été souvent marquée du sceau du soupçon et de la méfiance d’un « gouvernement des juges ». Le recours au passé, c’est-à-dire à des faits qui peuvent ainsi faire l’objet d’une connaissance objective, permet au juge d’ancrer son interprétation sur des fondements, en apparence, solides et neutres. En effet, le recours à des arguments historiques laisse entendre que tout observateur peut arriver à la même conclusion, car ils font allusion à une prétendue neutralité tant du décideur que de la décision, de l’interprète et du produit de son interprétation144

.

Afin de comprendre ce rôle assigné à Clio, muse de l’histoire et des récits passés, par Hermès l’interprète, il est nécessaire de s’intéresser au préalable à la place de l’appel au passé dans la théorie et les méthodes d’interprétation. Cette place dépend non seulement de la période dans l’histoire de la pensée juridique et du courant théorique influençant le travail des opérateurs juridiques, mais aussi de la norme à appliquer, de même que de la conception que se font les juges de la nature de la norme qu’ils ont à interpréter et de leur propre rôle dans l’organisation institutionnelle (Section 1). Il est ainsi possible de s’intéresser, dans un deuxième temps, à la pratique de l’activité interprétative du juge interne et celui de la CEDH, afin d’observer concrètement la place du recours à l’histoire et au passé comme outil d’interprétation et de légitimation de sa décision (Section 2).

144 R.U

ITZ,Constitution, Courts and History. Historical Narratives in Constitutional Adjudication, Budapest / New York : CEU Press, 2005, p. 8.

Section 1.

La place du passé dans la théorie et les

méthodes d’interprétation

Le problème de l’interprétation touche à la nature même du droit. Pour l’ancien président de la Cour suprême israélienne, le professeur A. BARAK, « l’histoire du droit est

l’histoire de la montée et de la chute des différents systèmes d’interprétation »145. En effet, l’activité interprétative peut faire l’objet de conceptions très diverses et qui sont tributaires de la conception même du droit qui prévaut dans un système juridique donné. La doctrine a alors systématisé ces différentes conceptions autour de plusieurs théories de l’interprétation. Ces théories cherchent à déterminer la nature de l’opération d’interprétation, son objet et ses conséquences146. Elles font appel, pour leur mise en œuvre à des méthodes d’interprétation. Ici, il faut donc prendre le terme « méthode » dans le sens d’une « direction définissable et régulièrement suivie dans une opération de l’esprit », un « programme réglant d’avance une suite d’opérations à accomplir et signalant certains errements à éviter, en vue d’atteindre un résultat déterminé »147

. La méthode est donc l’outil utilisé par l’opérateur juridique, qui peut répondre à une ou plusieurs théories ou conceptions de l’interprétation. Les méthodes peuvent aussi varier en fonction du pays, de l’époque148

. La place donnée au passé dans l’interprétation d’un texte juridique dépendra alors non seulement de la théorie dominante qui irrigue le système juridique à une période donnée, mais de la méthode qui sera privilégiée pour mettre en œuvre cette théorie.

Les relations entre le passé et l’herméneutique juridique sont alors dialectiques : l’histoire peut jouer un rôle dans la détermination d’une théorie ou dans le choix d’une méthode, mais, en même temps, ce choix détermine la place que l’appel au passé peut jouer dans l’interprétation de la norme (§1). À l’intérieur du genre de l’herméneutique juridique, il existe un type d’interprétation qui semble donner au recours au passé une place prépondérante. Il s’agit de l’interprétation constitutionnelle. Si la spécificité de cette interprétation peut être nuancée, voire même critiquée, les caractéristiques de son objet, c’est- à-dire la norme constitutionnelle, notamment par sa vocation à durer dans le temps et son

145 [Legal history is the history of the rise and fall of different systems of legal interpretation]. (A. B

ARAK, « Constitutional interpretation » in F. MELIN-SOUCRAMANIEN (dir.), L’interprétation constitutionnelle, Paris : Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, 2005, p. 92).

146

M. TROPER, « Interprétation » in D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, Paris : Lamy- Puf, Coll. Quadrige, 2003, p. 843.

147 A. L

ALANDE, Vocabulaire critique et technique de la philosophie, Paris : PUF, 10e éd., 1968, p. 464-465. 148 H. R

ABAULT, « Le problème de l’interprétation de la loi : la spécificité de l’herméneutique juridique », Le

ancrage dans l’histoire du pays, font de l’herméneutique constitutionnelle un terrain d’observation privilégié sur le recours aux arguments historiques dans l’interprétation (§2).

§ 1. Clio, Hermès et Thémis : les relations entre l’Histoire et

l’herméneutique juridique

Ce renvoi au triptyque mythologique est une référence à l’article de l’historien nord américain D.R. KELLEY « Hermes, Clio, Themis : Historical Interpretation and Legal Hermeneutics »149 qui s’intéressait aux relations entre l’histoire et le droit par le biais de l’herméneutique. En effet si, grâce à la philologie, la filiation entre Clio, la muse de l'Histoire, et Hermès, le messager et interprète, est connue de longue date150

, ce n’est que grâce aux travaux de SAVIGNY que Thémis, déesse de la justice, de la loi et de l’équité, fut introduite

dans l’équation. Le professeur D.R. KELLEY, expliquait ainsi que « l’influence de l’école historique sous la direction de SAVIGNY fut non seulement le renforcement des liens entre les disciplines historiques et juridiques, mais aussi l’introduction de l’herméneutique dans cette association. Cette nouvelle trinité entre Hermès, Clio et Thémis fut impliquée, à certains moments de façon collective, dans d’importantes avancées pour les sciences humaines » 151

.

Eu égard à l’importance du Volkgeist, c’est-à-dire à l’esprit du temps et du peuple comme source et fondement du droit, cette école donnait une place prépondérante à la recherche historique pour l’interprétation et la formation même du droit. Ainsi, pour le fondateur de cette école « un double sens est indispensable au juriste : le sens historique, pour saisir la particularité de chaque époque et de chaque forme juridique, et le sens systématique, pour considérer chaque concept et chaque principe en relation et en interaction vivante avec le tout »152

.

Si les courants postérieurs dans l’histoire de la pensée juridique ne donnèrent pas forcément cette place centrale à Clio comme source et comme outil de l’interprétation, la question de l’influence du passé sur le présent reste très présente et reçoit des réponses variées

149

D. R. KELLEY « Hermes, Clio, Themis : Historical Interpretation and Legal Hermeneutics », The Journal of

Modern History, nº 4, Vol. 55, 1983, p. 644-668.

150 En effet, la philologie est l'étude de la linguistique historique à partir de documents écrits. Elle vise donc à

comprendre et interpréter le sens original de textes à partir de sources historiques. Ainsi, D.R. KELLEY considère que la science de la philologie est la progéniture de Clio et d’Hermès (Ibid., p. 645).

151 [The effect of the historical school under Savigny’s leadership was not only to reinforce ties between

historical and legal scholarship but to introduce hermeneutics into the partnership. This new trinity of Hermes, Clio, and Themis was involved, at some points collectively, in efforts of considerable importance for the human sciences]. (Ibid., p. 653).

152 F. C.

VON SAVIGNY, De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit (1814) [trad., intro. et notes A. DUFOUR], Paris : PUF, Coll. Léviathan, 2006, p. 73-74.

en fonction non seulement de l’idéologie juridique prééminente, mais aussi de la conception même de la nature de l’opération herméneutique (I). En particulier, le recours au passé est principalement mobilisé à travers la méthode dite « historique » au sens strict et par la contextualisation historique de la norme (II).

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