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(II) La place particulière du passé dans l’interprétation de la Constitution des États-Unis

La Constitution des États Unis est la Constitution la plus ancienne encore en vigueur dans le monde. Si elle a subi d’importants amendements, notamment avec l’adoption du Bill

of Rights ou des amendements adoptés à la fin de la Guerre Civile, elle peut être caractérisée par sa permanence et sa stabilité. La question de l’application d’une Constitution avec plus de deux cent ans d’ancienneté implique alors une réflexion sur la place des sources historiques dans une interprétation d’un texte à la fois juridique et historique. D’autant plus que, pour la période de la rédaction de la Constitution, les sources historiques sont nombreuses : sources primaires, avec notamment les comptes rendus des discussions lors de la Convention Confédérale218

, ainsi que dans les Congrès des États et la collection d’essais The Federalist

Papers ; et sources secondaires, avec une production historiographique très développée sur la période219. Les opérateurs juridiques ont donc à leur disposition une importante base documentaire qui leur permet d’accéder au contexte et aux intentions des rédacteurs de la Constitution. C’est pour cela que l’exemple des États Unis et, notamment, la querelle entre les partisans d’une soumission à l’intention des rédacteurs de la Constitution (la théorie de

« l’original intent ») et ceux qui adhèrent à une lecture évolutive de la Constitution (la théorie du « living constitutionalism ») (A), ainsi que le développement de nombreuses théories intermédiaires qui visent à combiner ces deux approches (B), sont révélateurs de l’utilisation du passé et des récits historiques dans l’interprétation constitutionnelle.

218

V. M. FARRAND (éd.), The records of the Federal Convention of 1787, 3 vol., New Haven : Yale University Press, 1911, vol. 1 : 606 p., vol. 2 : 667p. , vol. 3 : 685 p.

219 Sur les différentes sources de la période et, en particulier, sur la multiplication d’ouvrages historiques sur le

période au moment de la célébration du Bicentenaire v. R. B. BERNSTEIN, « Charting the Bicentennial »,

(A) Originalism v. Living constitutionalism : deux

approches divergentes de l’utilisation de l’histoire

dans l’interprétation constitutionnelle

La Cour suprême des États Unis a toujours fait appel à des arguments historiques dans sa jurisprudence220. Toutefois, à partir des années 1980, il est possible d’identifier un recours plus systématique à l’histoire devant le prétoire et dans la doctrine constitutionaliste221, au point que certains commentateurs parlent d’un « virage vers l’histoire »222. Le récit historique est de plus en plus utilisée comme une source de légitimation pour le travail interprétatif du juge. Pour essayer de contrer l’activisme judiciaire de la Cour WARREN (1953-1969) et

BURGER (1969-1986), les conservateurs ont fait appel aux intentions des rédacteurs223,

considérant que les juges devaient suivre uniquement ces intentions dans l’interprétation des dispositions constitutionnelles. Le programme de ceux qui allaient être désignés par la suite comme des « originalistes »224

fut résumé par le Procureur général [Attorney General] Edwin MESSE III dans un discours tenu devant l’American Bar Association en 1985 :

220

Par exemple, J.J. DALY recensa les 132 décisions données par la Cour Suprême entre 1900 et 1930, et répertoria ainsi 89 références à l’histoire constitutionnelle (J. J. DALY,The Use of History in the Decisions of the Supreme Court : 1900-1930, Washington DC : The Catholic University of America Press, 1954, p. xv).

221 Il est ainsi possible de constater une utilisation de plus en plus systématique d’arguments historiques depuis

les années 1980, arrivant à un paroxysme dans les années 2000. Par exemple, le juge J. SUTTON souligne que pour l’année 2007, 8 affaires sur les 23 jugées par la Cour en matière de contrôle de constitutionnalité ont été décidées sur la base d’arguments historiques. De même, l’importance des arguments historiques peut être démontrée par l’explosion du nombre d’amicus curiae présentés devant la Cour par des historiens dans les différents affaires sur l’interprétation des dispositions constitutionnelles (J. S. SUTTON, « The Role of History in Judging Disputes about the Meaning of the Constitution », Texas Tech. Law Review, nº 3, Vol. 41, 2008-2009, p. 1176).

222 « Turn to history », expression formulée par le Professeur L. K

ALMAN dans son ouvrage The Strange Career

of Legal Liberalism, New Haven : Yale University Press, 1996, p. 132.

223 Dans la doctrine américaine, le terme le plus fréquemment utilisé est celui de « framers » qui, compris au sens

large, prend en compte non seulement les personnes qui ont effectivement participé à la rédaction des textes – la Constitution et le Bill of Rights – mais aussi des hommes politiques qui ont pu avoir une forte influence sur cette rédaction. De même est souvent utilisée l’expression « pères fondateurs » [« founding fathers »] pour souligner le caractère quasi-mythique donné au texte constitutionnel, considéré comme un des actes de fondation de la Nation américaine. Ces termes collectifs essaient de cacher l’absence d’une définition stricte des auteurs de la Constitution et la difficulté à cerner qui peut être considéré comme « auteur » dans le cadre d’une procédure de rédaction et de ratification qui implique la participation de multiples instances. Ainsi DWORKIN considère que l’expression « framers » est utilisée pour « décrire, non sans ambiguïté, les différentes personnes qui ont rédigé et adopté une disposition constitutionnelle » [to describe, somewhat ambiguously, the various people who drafted and enacted a constitutional provision ] (R. DWORKIN, Freedom’s Law : The Moral Reading of the

American Constitution, op. cit., p. 8).

224 Dans un sens large, l’ « originalisme » peut être défini comme l’ensemble des théories qui considèrent que

« le langage prescriptif doit être compris en référence aux éléments de preuve des vrais états mentaux contemporains des auteurs du langage en question ». [Prescriptive language is to be understood by reference to evidence of the actual, contemporaneous mental states of the inscribers of the language at issue ]. (F. SCHAUER, « Defining originalism », Harvard Journal of Law and Public Policy, nº 2, Vol. 19, 1995-1996, p. 343). Sur les différentes variantes de l’ « originalisme » voir, entre autres, T. B. COLBY, P.J. SMITH, « Living Originalism »,

« Le rôle prévu pour le pouvoir judiciaire, en général, et pour la Cour Suprême, en particulier, était de servir de “remparts pour une constitution limitée”. Les Pères fondateurs étaient convaincus que les juges ne manqueraient pas de considérer la Constitution comme la “loi fondamentale” et qu’ils “réguleraient leurs décisions” par rapport à elle. Comme les “fidèles gardiens de la Constitution” les juges devaient résister à toute tentative politique de se séparer des dispositions littérales de la Constitution. Le texte du document et l’intention originelle de ses rédacteurs seraient le standard utilisé par le juge pour l’application effective de la Constitution »225.

Les documents historiques fournissent ainsi les preuves de ce qui a été décidé au moment de l’adoption de la Constitution. Par le biais d’une enquête historique, il est donc possible de dégager le sens de la disposition auquel il est nécessaire d’obéir pour garantir une fidélité à la Constitution226

. Cette approche implique, par conséquent, une conception statique de la Constitution, qui aurait vocation à rester la même à travers les époques et, même, à inhiber tout changement fait par les futures générations227

.

L’idée sous-jacente à l’interprétation « originaliste » est celle d’une limitation du pouvoir des juges, du fait qu’ils ne possèdent pas la légitimité démocratique nécessaire pour changer les règles écrites par des organes représentatifs. Toutefois, derrière une apparente fidélité à la pensée des Pères fondateurs et aux intentions des représentants démocratiquement élus du peuple, peut se cacher la justification d’une interprétation créative. En effet, malgré l’abondance des sources historiques disponibles pour la période de la rédaction de la Constitution, il est souvent difficile d’extrapoler des débats une volonté claire et non ambiguë sur le sens qu’il faut donner à la volonté des constituants. Il est même plausible de retrouver,

225

[The intended role of the judiciary generally and the Supreme Court in particular was to serve as the "bulwarks of a limited constitution." The judges, the Founders believed, would not fail to regard the Constitution as "fundamental law" and would "regulate their decisions" by it. As the "faithful guardians of the Constitution," the judges were expected to resist any political effort to depart from the literal provisions of the Constitution. The text of the document and the original intention of those who framed it would be the judicial standard in giving effect to the Constitution] (E. MESSE III, Discours donné devant l’American Bar Association, Washington DC, 9 juillet 1985, [http://www.justice.gov/ag/aghistory/meese/1985/07-09-1985.pdf]).

226 J. M. B

ALKIN, « The New Originalism and the Uses of History », Fordham Law Review, nº 2, Vol. 82, 2013, p. 647.

227 Pour les tenants les plus radicaux de cette conception, seul le texte dans le sens qu’il pouvait avoir au moment

de son approbation a effectivement reçu le vote du peuple ou de ses représentants et, par conséquent, il est le seul qui puisse prétendre à la légitimité démocratique (v. R. H. BORK, « Neutral Principles and Some First Amendment Problems », Indiana Law Journal, nº 1, Vol. 47, 1971, p. 2-8). Pour le juge A. SCALIA, la Constitution doit être considérée comme toutes les autres lois, c’est à dire, comme une « disposition qui a une signification fixe qui peut faire l’objet de connaissance à travers les dispositifs habituels des juristes » et non pas comme un réceptacle de valeurs qui changeraient de génération en génération (A. SCALIA, « Originalism : the lesser evil », University of Cincinnati Law Review, nº 3, Vol. 57, 1989, p. 854).

dans l’immense fond documentaire qui sert de base à la découverte de l’intention du constituant, des éléments pouvant soutenir des thèses contradictoires228.

Les approches « originalistes » ont ainsi fait l’objet de vives critiques, notamment de la part de certains juges de la Cour Suprême. C’est ainsi que le juge BRENNAN qualifia cette

approche d’ « arrogance masquée d’humilité »229

et considéra qu’elle « se voile les yeux face au progrès social et évite l’adaptation des principes généraux aux changements dans les circonstances sociales »230. Pour ce juge, il fallait aussi prendre en compte l’histoire et l’évolution sociale postérieure à l’époque de la fondation des États-Unis, car le but des Pères fondateurs n’était pas de rédiger une Constitution statique qui perpétue un status quo, mais ils avaient plutôt l’intention de construire les bases d’une nouvelle société fondée sur le respect de valeurs et de la dignité humaine. Cette vision est fondée sur une différente conception de la Constitution231 et du rôle des juges qui doivent « faire de leur mieux pour construire, réexaminer et réviser, de génération en génération, l’ossature de liberté et égalité que ses

228

Il n’est pas rare de retrouver dans les arrêts des références aux mêmes documents historiques pour justifier non seulement l’opinion majoritaire, mais aussi la thèse opposée dans les opinions dissidentes. Les comptes rendus des assemblées constituantes ou les écrits de The Federalist, par exemple, peuvent faire eux-mêmes, objet d’interprétations discordantes. Par exemple, dans l’arrêt Printz v. United States (521 U.S. 898 (1997)), portant sur la constitutionnalité du Brady Handgun Violence Prevention Act qui imposait aux États fédérés de réaliser des vérifications d’antécédents au nom du gouvernement fédéral, l’opinion majoritaire, rédigée par le juge SCALIA, fait des nombreuses références aux sources historiques (extraits de The Federalist Papers, arguments a

contrario tirés des articles de la Confédération, des débats de la convention) pour justifier l’inconstitutionnalité de la loi, considérant que, dans l’esprit des Framers et en vertu du dixième amendement, le gouvernement fédéral n’a pas le droit d’obliger les États fédérés à mettre en œuvre des régulations fédérales. Dans son opinion séparée, le juge STEVENS utilisa les mêmes sources historiques, ainsi qu’un examen du rôle de l’État durant les premières années de la République pour arriver à la conclusion contraire : que l’intention des Pères fondateurs était de donner plus de pouvoir au gouvernement fédéral et, notamment, la capacité à forcer les gouvernements des États fédérés à mettre en œuvre les programmes fédéraux (pour une analyse de cette décision, ainsi que d’autres exemples où les mêmes sources historiques sont utilisées pour justifier des positions antagonistes v. L. A. DERVAN, « Selective Conceptions of Federalism : the Selective Use of History in the Supreme Court’s States’ Rights Opinions », Emory Law Journal, nº 4, Vol. 50, 2001, p. 1295-1329)

229 [Arrogance cloaked as humility]. (W. J. B

RENNAN, Discours donnée au colloque « Text and Teaching », Georgetown University, Washington D.C, 12 octobre 1985, [http://www.pbs.org/wnet/supremecourt/democracy/ sources_document7.html]).

230 [Those who would restrict claims of right to the values of 1789 specifically articulated in the Constitution turn

a blind eye to social progress and eschew adaptation of overarching principles to changes of social circumstance] (Ibid.).

231 Les termes du débat peuvent être résumés de la sorte : « il est suffisant de noter la distinction élémentaire

entre ceux qui font appel à la Constitution comme un document impérieux et historique ayant un sens substantiellement figé et objectif, et ceux qui conçoivent la Constitution comme un texte ayant une portée largement symbolique qui permet aux interprètes de faire appel à une autorité extérieure pour résoudre des problèmes constitutionnels ». [It is sufficient to note the basic distinction between those who appeal to the Constitution as an authoritative historical document having a substantially fixed, objective meaning, and those who conceive of the Constitution as a text of largely symbolic import that enables interpreters to appeal elsewhere for authority to decide constitutional questions]. (H. BELZ, « History, Theory and the Constitution »,

grandes clauses commandent dans leur majestueuse abstraction »232

. La Constitution est donc considérée comme vivante233, d’où l’appellatif de « living constitutionalism ». Par cette dénomination, il faut entendre « la théorie selon laquelle la Constitution doit constamment s’adapter, par le biais du juge, aux valeurs morales et aux idéaux évolutifs du peuple américain. À cette fin sont mobilisés les principes fondamentaux qui sous-tendent le texte »234

.

Cette théorie est souvent qualifiée d’anhistorique, en contraste avec l’historicisme des tenants de l’original intent. Mais cette opposition primaire doit être fortement nuancée, car même si la Constitution est considérée comme vivante, elle continue à avoir des racines235

, et les données historiques sont aussi utiles pour guider son interprétation. Toutefois, à la différence de l’originalisme, l’argument historique n’est plus mobilisé comme un argument d’autorité, mais plutôt comme un argument de persuasion. Il doit ainsi être considéré non pas comme un instrument de rhétorique judiciaire, mais plutôt de rhétorique délibérative. Le passé ne conditionne pas le futur, mais son étude permet une meilleure analyse des problèmes

232 [The Constitution insists that our judges do their best collectively to construct, reinspect, and revise,

generation by generation, the skeleton of freedom and equality of concern that its great clauses, in their majestic abstraction, command]. (R. DWORKIN, Life’s dominion: an argument about abortion, euthanasia, and individual

freedom, New York: Knopf, 1993, p. 145).

233 L’idée d’une Constitution vivante fut déjà avancée par le juge O. W. H

OLMES en 1914 dans l’arrêt Gompers v.

United States où il considéra que « les dispositions de la Constitution […] sont institutions organiques, vivantes » [provisions of the Constitution [...] are organic, living institutions] (233 U.S. 604 (1914)). Il reprit cette idée de façon plus explicite en 1920 où ilqualifia la Constitution « d’être dont le développement ne pouvait pas être prévu par les plus talentueux de ses géniteurs » (Missouri vs. Holland, 252 U.S. 416 (1920), § 433). Si la théorie de la constitution vivante est souvent abordée comme une théorie unitaire, il faut cependant prendre en compte le fait qu’elle a connu des évolutions et des approches différentes en fonction de la composition de la Cour suprême (v. W. H. REHNQUIST,« The Notion of a Living Constitution », Harvard

Journal of Law & Public Policy, nº 2, Vol. 29, 2006, p. 401-415).

234 A. V

LACHOGIANNIS, La Living Constitution : Les juges de la Cour suprême des États-Unis et la Constitution, Paris: Classiques Garnier, Coll. Bibliothèque de la pensée juridique, 2014, p. 597.

235 La doctrine et la jurisprudence canadienne, reprenant le débat de la spécificité de l’interprétation

constitutionnelle, font appel à la métaphore de la Constitution comme un « arbre vivant ». Cette image a été développée par Lord SANKEY dans la célèbre décision Edwards v. A.G. of Canada de 1930 (A.C. 124, 136), qui, par rapport à l’interprétation de la British North America Act (qui est au fondement de la Constitution du Canada), considéra : « Le British North American Act planta au Canada un arbre vivant capable de grandir et de s’élargir à l’intérieur de ses limites naturelles. L’objet de cet Act était de donner une Constitution au Canada. Comme toutes les constitutions écrites, il a fait l’objet d’un développement à travers les usages et les conventions ». [The British North American Act planted in Canada a living tree capable of growth and expansion within its natural limits. The object of the Act was to grant a Constitution to Canada. Like all written constitutions it has been subject to development through usage and convention]. Toutefois, il est intéressant de noter, comme le remarque le juge A. BARAK, que l’image de l’arbre insiste aussi sur l’idée des racines. La Constitution est certes un organisme vivant ayant vocation à se développer, mais elle a aussi des racines dans son histoire et son passé qui lui permettent et limitent son développement. (A. BARAK, « Constitutional interpretation », op. cit. p. 114).

présents : « l’histoire n’est pas un oracle autoritaire mais une source de l’expérience humaine, qui peut être utilisée par les décideurs contemporains pour aider leurs décisions futures »236.

Cela implique aussi une conception différente de l’histoire. Si, pour les originalistes, la rédaction de la Constitution est un moment déterminé, figé dans le temps, pour les tenants d’une interprétation évolutive, l’histoire même est en mouvement237

, elle doit s’apprécier dans la durée. Comme l’explique le juge J. SUTTON : « même quand les juges considèrent que le

sens d’une disposition constitutionnelle est évolutif et non pas figé, l’histoire a un rôle à jouer. L’histoire peut même suggérer que cette disposition était supposée changer d’époque en époque. Et quand ce n’est pas le cas, la Cour peut encore vouloir rendre compte du sens originel de la disposition et du pourquoi elle a un sens différent aujourd’hui »238

.

En fonction des différentes idéologies politiques, des conceptions sur la nature du texte constitutionnel, du rôle du juge dans l’interprétation et de la conception donnée à l’histoire elle-même, des théories de l’interprétation constitutionnelle se sont développées pour couvrir toutes les nuances de gris entre l’originalisme dogmatique et l’interprétation créatrice anhistorique souvent associée, à tort, avec les tenants de la constitution vivante.

(B) Le développement d’approches intermédiaires et le

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