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(A) Un recours variable au contexte de l’affaire

La Cour a résumé sa relation à l’histoire dans un considérant de principe selon lequel elle « doit s’abstenir, dans la mesure du possible, de se prononcer sur des questions d’ordre purement historique, qui ne relèvent pas de sa compétence ; toutefois, elle peut admettre certaines vérités historiques notoires et s’en servir pour asseoir son raisonnement »429. Si elle refuse, en principe, de porter des jugements sur l’histoire, elle l’utilise comme un cadre conceptuel pour mieux appréhender les faits de l’espèce qui peuvent être, eux-mêmes, des faits chronologiquement anciens et qualifiables d’historiques430

.

428 A. K

OVLER,« La Cour devant l’histoire, l’histoire devant la Cour ou comment la Cour européenne “juge” l’histoire » in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, Paris : Dalloz, Coll. Études, mélanges, travaux, 2011, p. 338.

429 Cour EDH, Grande chambre, 16 mars 2006, Zdanoka c. Lettonie, req. nº 58278/00, § 96. 430 V. J-F. F

LAUSS, « L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit., p. 6.

Dans de nombreuses affaires, les faits soumis à la Cour sont liés à un contexte historique plus général auquel la Cour fait référence sous une rubrique qui peut prendre différents titres, parmi lesquels : « historique et contexte » pour présenter l’histoire de l’immigration au sein du Commonwealth dans une affaire portant sur un refus de permis de séjour431

; « contexte historique » pour présenter, par exemple, les conséquences de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Pologne, notamment du fait de l’absence d’accord sur les réparations dans une affaire sur l’indemnisation d’une personne soumise au travail forcé pendant la guerre432. La contextualisation peut aussi être présentée dans une rubrique appelée « rappel historique »433

, « bref historique »434

, ou elle peut être insérée dans la rubrique plus large du « contexte général »435

.

Si c’est d’habitude la Cour qui dresse le tableau historique des faits, dans certains cas, les États défendeurs peuvent aussi demander à la Cour de tenir compte de leur contexte historique pour décider l’affaire436

. La contextualisation peut donc apparaître dans les arguments présentés par les parties. C’est le cas notamment de l’arrêt Stankov et Organisation

macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie sur les restrictions aux réunions d’une association qui visaient à commémorer certains événements de l’histoire du peuple macédonien. Dans ses observations, le Gouvernement souligna qu’ « il est essentiel de connaître le contexte historique et la situation actuelle en Bulgarie et dans les Balkans pour comprendre les questions soulevées en l’espèce »437, et procéda alors à un rappel historique qui fut reproduit par la Cour dans l’arrêt.

En général, la Cour dresse la contextualisation historique à partir des faits qui lui sont présentés par les requérants, le gouvernement ou les intervenants au procès. Cette pratique pose des problèmes méthodologiques, notamment par rapport aux sources utilisées et à l’objectivité de la représentation des faits historiques. Par exemple, l’ancien juge A. KOVLER, dans un article de doctrine, attire l’attention sur le fait que les comptes rendus du contexte historique opérés par la Cour ne sont pas forcément neutres. Il fait remarquer, par exemple,

431

Cour EDH, plénière, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume Uni, req. nos 9214/80, 9473/81, 9474/81, § 11 à 12.

432 Cour EDH, 8 juin 2006, Wos c. Pologne, req. nº 22860/02, § 9 et ss.

433 Par exemple, Cour EDH, 20 mars 2008, Boudaïeva et autres c. Russie, req. nos 15339/02, 21166/02, 20058/02,

11673/02 et 15343/02, § 13 à 17.

434 Par exemple : Cour EDH, Grande chambre, 13 février 2003, Odièvre c. France, req. nº 42326/98, § 15- 16. 435

V. Cour EDH, Grande chambre, 17 février 2004, Gorzelik et autres c. Pologne, req. nº 44158/98, § 13 à 15.

436 A. K

OVLER,« La Cour devant l’histoire, l’histoire devant la Cour ou comment la Cour européenne “juge” l’histoire »,op. cit., p. 339.

437 Cour EDH, 2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, req. nos 29221/95

dans l’affaire Broniowski c. Pologne, relative à la compensation des personnes qui avaient dû abandonner leurs biens à la suite des mesures de rapatriement après la nouvelle délimitation des frontières après la Seconde Guerre mondiale, que la Cour fit référence, dans la rubrique sur le contexte historique, au fait que « la Pologne a perdu 19.78% de son territoire ». Toutefois, souligne le juge, « la réunification des régions occidentales et le retour des villes telles que Stettin (Szczecin), Breslau (Wroclaw), Danzig (Gdansk) selon les accords de Postdam (chapitre IX) ont bien compensé cette “perte”, tandis que la Cour omet ce fait évident. C’est exactement un cas où le non-dit est plus éloquent que ce qui est dit »438.

Par rapport aux sources, l’article 38 de la CEDH prévoit le caractère contradictoire de l’examen de l’affaire et donne à la Cour la possibilité de mener des enquêtes. De même, l’Annexe au Règlement donne d’amples pouvoirs d’instruction pour établir les faits de l’affaire : la Cour peut ainsi demander des preuves, entendre des témoins ou des experts, solliciter des avis… Toutefois, ces pouvoirs sont avant tout utilisés pour établir les faits de l’espèce. Pour leur contextualisation, la Cour se limite aux éléments du dossier présentés par les parties439

. Dans certains cas, la Cour peut même renvoyer aux faits tels que rapportés dans d’autres affaires afin d’établir le contexte historique du cas d’espèce. Par exemple, dans l’arrêt Chypre c. Turquie, sur les conséquences des opérations militaires menées par la Turquie au nord de Chypre en 1974, la Cour renvoya à l’affaire Loizidou c. Turquie de 1996 pour la description de la présence militaire turque à l’époque des faits440. De manière assez discutable441

, la Cour peut faire référence à des sources moins orthodoxes. Par exemple, dans l’affaire D. H. et autres c. République tchèque sur la scolarisation des enfants roms, la Cour établit le contexte historique de l’affaire en prenant comme fondement les documents

438

A. KOVLER,« La Cour devant l’histoire, l’histoire devant la Cour ou comment la Cour européenne “juge” l’histoire »,op. cit., p. 341.

439 Toutefois, les éléments présentés par les parties peuvent être nombreux et variés. Par exemple, dans l’affaire Ilaşcu la Cour souligna qu’elle a pris en compte « les nombreux documents soumis par les parties et par les

autorités transnistriennes tout au long de la procédure : des lettres de M. Ilie ILAŞCU ; des déclarations et lettres de M. Andrei IVANŢOC ; des documents des autorités moldaves concernant les enquêtes sur l'arrestation et la détention des requérants ; des déclarations écrites de témoins, y compris Olga CĂPĂŢÎNĂ et Petru GODIAC ; des documents relatifs au procès des requérants devant le “Tribunal suprême de la RMT” et la “grâce” accordée à M. ILAŞCU ; des documents et déclarations au sujet de la Transnistrie et de la présente requête émanant de différentes administrations de la Moldava et de la Fédération de Russie ; des extraits de presse évoquant des déclarations d'hommes politiques et d'autres officiels de la Fédération de Russie ; des documents officiels concernant la présence militaire de la Fédération de Russie en Transnistrie et le règlement du différend transnistrien, y compris des traités et accords conclus entre la Moldava et la Transnistrie, et entre la Fédération de Russie et la Transnistrie ; des cassettes vidéo traitant du conflit de 1992 et de la situation en Transnistrie » (Cour EDH, Grande Chambre, 8 juillet 2004, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie, req. nº 48787/99, § 16).

440 Cour EDH, Grande chambre, 10 mai 2001, Chypre c. Turquie, req. nº 25781/94, § 13. 441 V. la critique exprimée sur ce point par A. K

disponibles sur le site Internet de la Division des roms et des gens du voyage du Conseil de l’Europe442.

La place que donne la Cour au contexte historique est aussi variable, tant par rapport au fond que par rapport à la forme. Sur la forme, dans certaines affaires, la Cour n’hésite pas à consacrer de longs développements au contexte historique. Par exemple, dans l’affaire Ilaşcu relative aux actes accomplis par les autorités de la « République moldave de Transnistrie », la Cour dédia plus d’une centaine de paragraphes au récit du contexte général de l’affaire, en retraçant l’histoire et l’évolution de la Transnistrie443. En contraste, malgré le fait que l’affaire touchait à des événements sensibles de l’histoire de l’État défendeur, la contextualisation de l’affaire Öcalan, relative à l’arrestation du chef du Parti des travailleurs du Kurdistan, n’occupe que trois lignes444

.

Sur le fond, dans certains cas, la contextualisation se limite à l’histoire récente, tandis que dans d’autres la Cour n’hésite pas à remonter plusieurs siècles dans les pages de l’histoire nationale. Par exemple, dans l’affaire Tǎnase c. Moldova, relative à l’interdiction faite aux ressortissants moldaves qui possèdent d’autres nationalités de siéger au Parlement, la Cour fit remonter la contextualisation historique de l’affaire jusqu’à l’apparition de la principauté de Moldavie en tant qu’État indépendant en 1359445

.

La diversité des sources et la place variable de la contextualisation historique dans les différentes affaires examinées par la Cour font aussi écho aux différents buts ou objectifs poursuivis par cette contextualisation.

(B) Une contextualisation historique obéissant à différents

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