• Aucun résultat trouvé

(B) Une contextualisation historique obéissant à différents objectifs

Le recours à la contextualisation historique de l’affaire peut obéir à différents buts. Elle peut servir à rappeler les antécédents de l’espèce. Par exemple, dans une affaire concernant la dévastation de la ville de Tyrnyauz par une coulée de boue en juillet 2000, sous l’intitulé « rappel historique », la Cour exposa le récit des différentes coulées de boue qui se sont produites dans la région dans le passé afin d’analyser le degré de responsabilité des

442 Cour EDH, Grande Chambre, 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque, req. nº 57325/00, §

12.

443

Cour EDH, Grande Chambre, 8 juillet 2004, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie, précité, § 28 à 185.

444 Cour EDH, Grande Chambre, 12 mai 2005, Öcalan c. Turquie, req. nº 46221/99, § 13. V. sur ce point A.

KOVLER, « La Cour devant l’histoire, l’histoire devant la Cour ou comment la Cour européenne “juge” l’histoire »,op. cit., p. 344.

445

autorités russes dans la gestion du risque et de prévention de la tragédie446

. De même, la Cour peut retracer l’évolution historique d’un sujet déterminé au cœur de l’affaire en question. Par exemple, dans une affaire contre la France concernant la loi dite « Verdeille » qui obligeait les propriétaires de terrains d’une surface inférieure à un seuil défini par la loi à faire partie des associations communales de chasse agréées et de permettre ainsi la chasse sur leurs terrains, malgré leur éventuelle opposition, la Cour commença l’exposé des faits en précisant : « Étant donné l’importance du contexte historique de l’affaire, il semble, exceptionnellement, utile de faire précéder la partie “Circonstances de l’espèce” par une brève introduction, fondée sur les données fournies par le Gouvernement »447

. Elle retraça ainsi l’évolution du droit de chasse en France pour examiner les buts et les justifications de l’ingérence sur le droit de propriété et d’association des requérants.

La contextualisation historique peut être aussi mobilisée pour éclairer un point précis de la qualification des faits en fonction de la norme à appliquer. Ainsi, dans l’affaire Gorzelik

et autres c. Pologne, la Cour examina le cas de l’ « Union des personnes de nationalité silésienne » dont l’enregistrement en tant qu’association avait été refusé par les autorités polonaises. Les requérants considéraient que cette association pouvait légitimement se qualifier d’organisation d’une minorité nationale, qualification qui leur permettait de bénéficier des privilèges en matière électorale, alors que le peuple silésien n’était pas considéré comme une minorité nationale en droit polonais. La Cour a dû se pencher sur l’histoire de la Silésie afin d’examiner si ce refus était une ingérence non justifiée dans la liberté d’association des requérants448

. Ce type de contextualisation est aussi présent dans la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression. De nombreuses affaires portées devant le juge de Strasbourg concernent la condamnation de propos négationnistes et la Cour doit donc prendre en compte des faits historiques liés à la Seconde Guerre mondiale et, plus particulièrement, à l’Holocauste, qu’elle qualifie même de « faits historiques clairement établis »449

, dont la négation ou révision se voit ainsi soustraite par l’article 17 de la CEDH à la protection de l’article 10.

446 Cour EDH, 1ère section, 20 mars 2008, Boudaïeva et autres c. Russie, précité, §13 à 17.

447 Cour EDH, Grande chambre, 29 avril 2004, Chassagnou et autres c. France, req. nos 25088/94, 28332/95 et

28443/95.

448 Cour EDH, Grande chambre, 17 février 2004, Gorzelik et autres c. Pologne, req. nº 44158/98.

449 Cour EDH, Grande chambre, 23 septembre 1998, Lehideux c. Isorni, précité, § 47. Une analyse de cette

affirmation, qui peut mener la Cour sur le terrain du jugement de faits historiques, est détaillée dans le Titre II de la Seconde Partie.

La Cour peut aussi faire référence à l’histoire d’une institution. C’est le cas, notamment, de l’analyse à la lumière des exigences de l’article 6 de la CEDH des juridictions administratives qui cumulent des fonctions juridictionnelles et de conseil. La Cour considère que le fait que les mêmes personnes exercent successivement des fonctions consultatives et juridictionnelles, à propos de la même affaire, était de nature à mettre en cause l’impartialité structurelle du Conseil d’État450

. Dans des arrêts concernant les Conseils d’État néerlandais et français, la Cour présenta, dans la rubrique sur le droit et la pratique interne pertinente, un aperçu historique du Conseil d’État pour le premier cas451, et de la justice administrative en général pour le cas français - considérant que « l’histoire de la juridiction administrative française se confond, pour l’essentiel, avec celle du Conseil d’État »452

. Pour le Conseil d’État français, le gouvernement insista sur les particularités de son fonctionnement et sur la spécificité de la figure du commissaire du gouvernement qui « appartient aux meilleures traditions du droit français »453

. La Cour admit que « par rapport aux juridictions de l’ordre judiciaire, la juridiction administrative française présente un certain nombre de spécificités, qui s’expliquent par des raisons historiques »454

. Toutefois, elle considéra que cet ancrage historique ne pouvait justifier un manquement à la Convention.

L’examen du passé individuel des requérants, sur le fondement des preuves apportées au dossier par eux-mêmes, peut être aussi relié à des événements historiques, afin de mieux comprendre les mesures prises par les autorités étatiques, dans le cadre de l’interaction entre les articles 8 (protection de la vie privée) et 10 (liberté d’expression) de la Convention. Par exemple, dans l’affaire Petrina c. Roumanie, le requérant avait été désigné dans un magazine satirique comme étant un ancien collaborateur de la Securitate. Les tribunaux internes avaient rejeté les recours pour diffamation présentés par le requérant, invoquant la liberté d’expression des journalistes. La Cour, dans son examen de la prétendue violation de l’article 8 de la CEDH, prit en compte le fait que la collaboration des hommes politiques avec cette organisation était une question sociale et morale très sensible dans le contexte historique spécifique de la Roumanie et elle considéra que « dans ce contexte, et compte tenu du climat de terreur instauré par les agents des anciens services de renseignements, la Cour ne saurait

450 Cour EDH, 28 septembre 1995, Procola c. Luxembourg, req. nº 14750/89, § 45.

451 Cour EDH, Grande chambre, 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays-Bas, req. nos 39343/98, 39651/98, 43247/98

et 46664/99, § 118 et ss.

452

Cour EDH, Grande chambre, 7 juin 2001, Kress c. France, req. nº 39594/98, § 28. De même, dans l’arrêt

Drodz et Janousek c. France et Espagne, elle dédia plusieurs paragraphes à l’origine historique des institutions judiciaires en Andorre (Cour EDH, Grade chambre, 26 juin 1992, req. nº 12747/87).

453 Cour EDH, Kress c. France, précité, § 62. 454 Ibid., § 69.

partager l’opinion des tribunaux internes »455

. Elle conclut que, même si l’affirmation du journal satirique pouvait être considérée comme un jugement de valeur, il était dénué de base factuelle et, par conséquent, il portait une atteinte disproportionnée à la réputation du requérant.

En revanche, dans l’affaire Feldek c. Slovaquie, la Cour considéra que la référence au « passé fasciste » d’un ministre du gouvernement slovaque du fait de son appartenance aux Jeunesses Hlinka, n’était pas dépourvue de base factuelle puisqu’elle reposait sur des faits publiés par la presse et par le ministre lui-même. Par conséquent, elle jugea que la condamnation pour diffamation dont le requérant avait fait l’objet était contraire à l’article 10 de la Convention456

. Toutefois, cette affaire démontre la difficulté de prendre en compte des éléments historiques, notamment ceux relatifs à des périodes troubles de l’histoire nationale, qui ne font pas l’objet d’une interprétation unanime. En effet, même s’il ne s’agissait que d’un élément de contextualisation, deux juges exprimèrent une opinion dissidente à propos de l’interprétation faite par la Cour en relation au « passé fasciste » du ministre. Ils considéraient que la déclaration litigeuse n’avait pas une base factuelle suffisante, estimant « qu’il n’existe pas de preuves suffisantes pour considérer les Jeunesses Hlinka comme une organisation fasciste »457

.

Toujours dans le cadre de l’examen des plaintes pour diffamation, l’examen du contexte historique peut être pris en compte pour mesurer les effets de l’affirmation litigeuse. Saisie d’une affaire où les deux requérants furent condamnés pour diffamation du fait de la diffusion d’un pamphlet contre l’avortement qui comparait la pratique d’un docteur dans une clinique de Nuremberg à l’Holocauste, la Cour observa « que l’impact que l’expression d’une opinion a sur les droits de la personnalité de l’autre, ne peut pas être détaché du contexte historique et social dans lequel cette affirmation a eu lieu »458. Elle considéra que la référence à l’Holocauste devait alors s’analyser en prenant en compte le contexte historique allemand.

La contextualisation des faits de l’affaire peut donc prendre diverses formes. De même, la place accordée à cette contextualisation varie en fonction des faits, de leur complexité et des éventuelles interprétations contradictoires qui peuvent être faites. Car, si la

455

Cour EDH, 14 octobre 2008, Petrina c. Roumanie, req. nº 78060/01, § 47. De façon similaire v. Cour EDH, 3 mai 2011, Sipoş c. Roumanie, req. nº 26125/04.

456 Cour EDH, 12 juillet 2001, Feldek c. Slovaquie, req. nº 29032/95. 457 Ibid., Opinion dissidente des juges F

ISCHBACH et LORENZEN.

Cour s’appuie sur les faits présentés par les parties, face à des compte rendus contradictoires, elle doit choisir entre les différentes versions. La ligne de séparation entre interprétation et contextualisation est donc, encore une fois, difficile à établir. Cette place variable donnée à la contextualisation historique en fonction des cas d’espèce, ainsi que la diversité des méthodes utilisées et l’éventuel manque de cohérence entre elles au moment d’examiner des faits historiques, posent ainsi la question de la neutralité et, même, de la légitimité de la Cour à se saisir de l’histoire des pays signataires.

(II)

La contextualisation historique dans la jurisprudence

Outline

Documents relatifs