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(II) Les méthodes historiques d’interprétation

Le juge dispose d’un ensemble varié de méthodes d’interprétation. Le professeur M. TROPER a classifié les différentes méthodes d’interprétation en distinguant entre

l’interprétation sémiotique, qui se fonde sur le langage, l’interprétation génétique ou historique, qui se fonde sur la connaissance de la volonté de l’auteur du texte, l’interprétation systémique, qui vise à éclairer un fragment du texte par un autre et, finalement, l’interprétation fonctionnelle, appelée aussi téléologique, qui vise à donner au texte la signification qui lui permettra d’atteindre son objectif165

. Le professeur D. FELDMAN rajoute

une cinquième méthode, considérant que l’interprète peut aussi rechercher la meilleure interprétation au sens moral ou politique166

. SAVIGNY, de son côté, préférait parler

« d’éléments » plus que de méthodes, pour souligner la nécessité de les combiner dans une même opération herméneutique. Il recensait alors l’élément grammatical, l’élément logique, l’élément historique ainsi que l’élément systématique et considérait qu’ils n’étaient pas « quatre espèces d’interprétation parmi lesquelles on peut choisir selon son goût ou son caprice ; ce sont quatre opérations distinctes, dont la réunion est indispensable pour interpréter la loi » 167

.

La prise en compte de considérations historiques peut jouer un rôle dans plusieurs de ces méthodes d’interprétation. Comme son nom l’indique, l’interprétation génétique ou historique laisse une large place à l’argumentation centrée sur le passé. La recherche de l’intention de l’auteur implique, en effet, de s’intéresser à l’histoire législative, c’est à dire aux motivations du projet et aux discussions qui ont conduit à l’adoption de la disposition. Mais, dans un sens plus large, la recherche de l’intention de l’auteur implique aussi de s’intéresser aux circonstances historiques qui ont entouré l’élaboration de la norme168, ce qui peut impliquer de prendre en compte des faits historiques si la norme présente un certain degré d’ancienneté. La recherche historique de l’intention du législateur peut éclairer l’objectif qui était poursuivi au moment de la rédaction de la norme, soit pour revendiquer sa pertinence actuelle, soit, au contraire, pour démontrer le besoin d’une mise à jour, eu égard à

165 M. T

ROPER, « Interprétation », op. cit., p. 844.

166

D. FELDMAN, « Factors affecting the choice of techniques of constitutional interpretation », in F. MELIN- SOUCRAMANIEN (dir.), op. cit., p. 121.

167 F. C.

VON SAVIGNY, Traité de droit romain [trad. C. GENOUX], Tome I, Paris : Librairie de Firmin Didot Frères, 1855, p. 206-207.

168 B. F

l’évolution des circonstances historiques. De même, dans l’interprétation systémique, qui met en avant le lien unissant les règles de droit avec le système normatif dans son ensemble, l’interprète peut aussi avoir recours aux circonstances historiques pour analyser ces liens. Il peut ainsi faire appel au contexte historique de la norme pour expliquer la place de la disposition dans le système général du droit169

. Afin de mieux cerner le recours au passé dans les différentes méthodes d’interprétation, sera étudiée dans un premier temps l’interprétation historique au sens strict (A) pour après analyser l’appel au passé dans le cadre de méthodes syncrétiques (B).

(A) La méthode dite « historique » d’interprétation au sens

strict

La méthode d’interprétation historique, au sens strict, est celle qui cherche à retrouver la volonté originelle du législateur. Elle est qualifiée d’historique car elle repose sur l’histoire de l’élaboration de la norme, sur « l’histoire législative », pour reprendre le vocabulaire dworkinien170

.

Le recours à cette méthode trouve sa justification dans une certaine conception de la séparation des pouvoirs, sur le fait que, dans un système donné, seules certaines personnes ou institutions ont l’autorité et la légitimité pour émettre des normes171

. Le juge n’étant pas élu, il ne possède pas la même légitimité démocratique que le législateur. Par conséquent, en cas de doute sur le sens d’une disposition, il ne peut avoir recours qu’à l’intention de l’organe qui possède la plus grande représentativité démocratique, c’est à dire le Parlement. Le professeur A. MARMOR, s’appuyant sur les travaux du professeur J. RAZ, affirme, qu’en dehors de toute

considération de légitimité démocratique, le recours à la volonté du législateur a aussi l’avantage de donner une meilleure justification à la prétention d’autorité de la norme. Le législateur étant considéré comme l’organe le plus éclairé pour la rédaction des normes172

, la recherche de son intention ne fait que mettre en évidence sa compétence et ses lumières aux

169

F. C. VON SAVIGNY, Traité de droit romain, op. cit., p. 206-207.

170 « Les juges font constamment référence aux diverses déclarations faites par les membres du Congrès et par

d’autres législateurs, dans les comptes rendus de commissions et de débats officiels, au sujet du but recherché par la loi. Les juges disent que ces déclarations, prises dans leur ensemble, forment “l’histoire législative” de la loi et ils doivent la respecter » (R. DWORKIN,L’empire du droit, op. cit. p. 344).

171 V. R.S.K

AY, « Adherence to the Original Intentions in Constitutional Adjudication: Three Objections and Responses », Northwester University Law Review, nº 2, Vol. 82, 1987-1988, p. 246.

172 L’argument en faveur de la rationalité de la délibération dans les assemblées comme le meilleur moyen pour

la prise de décision est présent depuis La Politique d’ARISTOTE (Livre III, Chapitre 6). Il est aussi un des piliers de la pensée libérale, notamment avec la métaphore du libre marché des idées dans le discours public développée par John Stuart MILL dans son œuvre De la liberté (1859).

yeux du citoyen destinataire de la norme et, par conséquent, augmente son pouvoir de persuasion et sa prétention à l’autorité173.

Le recours à l’interprétation historique implique de s’interroger au préalable sur l’identification du législateur, comment découvrir ses intentions et comment faire face à des éventuelles opinions contradictoires au sein des travaux préparatoires174

.

L’interprétation historique nécessite donc, d’abord, la détermination de l’auteur de la norme, pour pouvoir lui imputer une volonté. Or, dans une société démocratique, la loi est supposée être l’expression de la volonté générale, comme le rappelle l’article 6 de la Déclaration de 1789. Face à l’impossibilité pratique de la participation de tous les citoyens à l’élaboration de la loi, des mécanismes de représentation ont été mis en place. Mais, là encore, se pose le problème de déterminer la volonté d’un organe collégial et collectif tel que le Parlement. Cette volonté peut être conçue uniquement comme une fiction. En effet, « tout comme une société par actions a une volonté normative, qui se manifeste par les décisions de la majorité de ses organes, l’intention normative du législateur exprimée via la décision majoritaire est également concevable comme un concept théorique ou comme une fiction nécessaire de la théorie de la démocratie »175

. De même, une loi doit son existence non

173 « La justification habituelle du fait que X a une autorité sur Y, d’après R

AZ,est que Y est plus susceptible de suivre la raison qui s’applique objectivement à des décisions s’il suit les directives de X, au lieu d’essayer de déterminer ces raisons par lui-même. Si cela est vrai des directives de X, MARMOR estime,il est probable que ça soit aussi vrai pour les intentions qui se cachent derrière ses directives, même quand ses intentions ne sont entièrement décrites par les directives elles-mêmes et doivent être récupérées par d’autres moyens […] L’autorité de la loi, après tout, est une question de l’autorité de X et cette autorité est définie proportionnellement à la probabilité que d’autres puissent mieux faire en se reportant à lui. Ainsi, un argument pour l’autorité de la loi fondé sur le fait que le législateur est plus éclairé que son public peut générer un argument en faveur de l’intention du législateur comme une nouvelle base pour l’éclairage dans la détermination de ce qu’un citoyen ou un fonctionnaire doivent faire » [The normal justification of X’s having authority over Y, RAZ says, is that Y is more likely to follow the reason that apply objectively to his decisions if he follows the directives of X, than if he tries to work out the reasons himself. If this is true of X’s directives, MARMOR, reckons, it is likely to be true also of the intentions that lie behind those directives, even when such intentions are not fully disclosed in the directives themselves and have to be recovered by other means […]. The law’s authority, after all, is a matter of X’s authority, and that authority is defined dispositionally as the likelihood that others will do better by deferring to him. Thus, an argument for the authority of law based on the fact that the legislator is more enlightened than his audience may generate a case for appealing also to legislative intent as a further basis of enlightenment in determining what a citizen or official ought to do] (J. WALDRON, « Legislators’ Intentions and Unintentional Legislation » in A. MARMOR (dir), Law and Interpretation. Essays in Legal Philosophy, Oxford : Clarendon Press, 1997, p. 330).

174

R. DWORKIN, L’empire du droit, op. cit., p. 346.

175 [Just as a stock corporation has a normative will, which is manifested by the majority decisions of its organs,

a legislator’s normative intent qua majority decision is also conceivable as a theoretical construct or as a necessary fiction of the theory of democracy]. (H. FLEISCHER, « Comparative Approaches to the Use of Legislative History in Statutory Interpretation », Max Planck Private Law Research Paper, nº 11, 2011, p. 7).

seulement à l’intention d’un groupe de représentants de la voter et du Président de la promulguer, mais aussi à la décision postérieure de ne pas l’amender ou l’abroger176.

CARRÉ DE MALBERG, critiquant le recours à la méthode historique, mettait l’accent sur le fait que ce n’est pas n’importe quelle manifestation de la volonté du législateur qui accède au rang de loi et qui peut prétendre avoir une portée normative et, par conséquent, faire l’objet d’une interprétation de la part du juge. Il soulignait ainsi : « pour que la volonté du législateur devienne loi, il faut qu’elle prenne corps dans un texte officiel, adopté dans une forme solennelle […] Ce qui a force obligatoire dans la loi, ce n’est point la volonté qui animait le législateur lors de la confection du texte, mais c’est la volonté qu’il a législativement exprimée dans ce texte même »177

. Les documents qui font partie des travaux préparatoires, se situant en amont de la loi et de la formation de la volonté du législateur, ne peuvent pas éclairer cette dernière.

Même en acceptant l’existence d’une volonté du législateur qui peut faire l’objet de connaissance, les moyens d’accéder à cette connaissance font aussi l’objet de critiques. L’interprétation historique fait traditionnellement appel aux travaux préparatoires de la norme comme moyen pour accéder à l’intention du législateur, alors que ces travaux représentent, le plus souvent, une masse documentaire volumineuse et variée. De même, l’accès aux travaux préparatoires de normes anciennes peut s’avérer problématique178. De plus, dans une procédure qui se caractérise par le débat, il est possible de retrouver, dans les travaux préparatoires, des arguments qui soutiennent des thèses divergentes, voire même contradictoires. Tout au plus, il est possible de retrouver des traces de la volonté de la majorité, or la prétention à l’autorité d’un acte législatif, d’après la conception rousseauiste, vient du fait que cet acte est réputé venir de la volonté générale et non pas d’arguments étayés par une majorité. Le recours aux « intentions » n’aurait d’autre effet que d’affaiblir cette

176 R. D

WORKIN, L’empire du droit, op. cit., p. 349.

177 R. C

ARRÉ DE MALBERG, Contribution à la Théorie générale de l’État (1920-1922) [préf. E. MAULIN], Paris : Dalloz, Coll. Bibliothèque Dalloz, 2004, p. 708-709. Il va jusqu’à considérer que « soutenir que l’intention du législateur peut être recherchée ailleurs que dans le texte, c’est aller à l’encontre de toutes les tendances qui ont amené dans les temps modernes le triomphe du système des lois écrites, envisagées comme source essentielle de l’ordre juridique de l’État. Ce système n’aurait plus de sens, si la portée de la loi devait être recherchée dans des éléments situés en dehors de sa formule écrite » (Ibid., p. 709).

178 En effet, si l’on prend l’exemple des traités internationaux « plus est éloignée la période de ratification, plus

insaisissable est l’intention des États ratifiants, et plus il est probable que des anachronismes indésirables viennent corrompre nos efforts pour retracer cette intention » [The more remote the period of ratification, the more elusive is the intention of the ratifiers, and the more likely that an unwanted anachronism will corrupt our efforts to retrieve that intention] (P. BOBBIT, « Constitutional Law and Interpretation » in D. PATTERSON (éd.), A

prétention à l’autorité. L’interprétation historique implique, de plus, une certaine conception de la norme dans laquelle son sens serait figé au moment de sa rédaction, ce qui limite les possibilités d’évolution et d’adaptation de son sens en fonction des changements du contexte.

Face à ces difficultés et critiques, la place de la méthode historique dans l’interprétation fait l’objet de débats. Par exemple, depuis l’arrêt Millar v. Taylor179

de 1769, la règle d’exclusion (exclusionary rule) empêche les juges britanniques d’avoir recours aux travaux législatifs pour l’interprétation d’un acte du Parlement. Si cette exclusion fut l’objet d’un assouplissement à partir de la décision Pepper v. Hart180de 1992, l’appel aux travaux parlementaires reste cependant une méthode auxiliaire, seulement invocable dans certaines circonstances. En revanche, le recours à celle-ci est fréquent dans des systèmes influencés par une conception légicentriste du système. En effet, la méthode historique a l’avantage de se présenter comme la méthode qui respecte le plus la volonté du législateur et qui, au moins en apparence, laisse le moins de marge de manœuvre au juge dans son travail d’interprétation.

De plus, le recours à l’intention du législateur et, plus largement, au contexte historique de la rédaction de la norme peut s’avérer utile dans le cadre d’une méthode syncrétique d’interprétation. La méthode historique est alors revendiquée par la doctrine non plus comme une source d’arguments d’autorité pour l’interprétation de la loi, mais comme une source d’informations complémentaires qui peuvent guider cette interprétation.

(B) La contextualisation historique de la norme à

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