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(B) Le droit et les représentations mémorielles du passé

Le droit a aussi d’autres points de rencontre avec le passé par le biais des constructions mémorielles. En effet, l’appréhension du passé se réalise aussi par la construction de la

92 La Cour EDH, par sa jurisprudence relative aux condamnations pour de propos négationnistes, a souligné

l’importance, dans une société démocratique, de pouvoir débattre sur l’histoire nationale, même sur les événements douloureux ou tragiques. Elle a ainsi considéré que « cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire » (Cour EDH, Grande chambre, 23 septembre 1998, Lehideux c. Isorni, req. nº 24662/94, § 55).

93 F

ONDATION A.ONASSIS,Le nouveau procès de Socrate, 25 mai 2012, Centre culturel Onassis, Athènes. Vidéo disponible sur [http://www.sgt.gr/en/programme/event/688]. Parmi les membres de la nouvelle cour figuraient un conseiller d’État français, des professeurs universitaires, des juges et de magistrats de différents pays.

94 G. C

HAUVY,Aubrac, Lyon 1943, Paris : Albin Michel, 1997, 456 p.

95 F. B

ÉDARIDA,J-P. AZÉMA,H. ROUSSO,L. DOUZOU,D. VEILLON et M. AGULHON.Deux anciens résistants, D. CORDIER et J.-P. VERNANT complétaient le panel. La table ronde fut organisée par le Journal Libération. Un compte rendu fut publiée dans le quotidien : « Spécial Aubrac. La Table ronde », Libération, 17 mai 1997.

mémoire collective. Le droit peut alors s’ériger en cadre de cette construction grâce à l’organisation de commémorations ou par le biais de la protection des monuments nationaux. De plus, le droit comme activité sociale peut faire lui-même l’objet d’une construction mémorielle. Par exemple, les grandes lois, les codes ou les procès qui ont marqué la mémoire collective ont été l’objet d’une commémoration. C’est le cas de la commémoration du bicentenaire du Code Civil qui donna lieu à une cérémonie le 29 octobre 2004 et à la publication de plusieurs ouvrages commémoratifs96.

Le droit peut aussi jouer un rôle dans l’apaisement ou, au contraire, dans l’agitation des affrontements entre différentes représentations mémorielles d’épisodes de l’histoire récente. En effet, presque toutes les sociétés modernes doivent faire face à un retour réflexif du souvenir de certaines périodes douloureuses de son propre passé. Ici aussi, plusieurs stratégies sont possibles, mettant en place des points de rencontre plus ou moins rapprochés entre le droit, la mémoire et l’histoire.

La gestion de la concurrence entre différentes lectures d’une même période historique peut se faire au niveau du débat historien. Ce fut notamment le cas de la « querelle des historiens » (Historikerstreit) qui se développa en Allemagne durant les années 1980. Cette controverse éclata avec la publication d’un article de l’historien E. NOLTE le 6 juin 1986dans

la Frankfurter allgemeine Zeitung, sous le titre « Un passé qui ne veut pas passer » et qui invitait à reconsidérer la place du nazisme dans l’histoire, en remettant en question l’idée de la singularité du nazisme et de la Shoah97

. Le philosophe allemand J. HABERMAS critiqua

fortement cette position dans un article paru dans l’hebdomadaire Die Zeit, intitulé « Une manière de liquider les dommages. Les tendances apologétiques devant l’historiographie contemporanéiste allemande »98. Le philosophe dénonçait l’usage massif de la comparaison

96 V. Le code civil 1804-2004 : livre du bicentenaire, Paris : Dalloz / Litec, 2004, 718 p., et J-F.B

URGELIN

(coord.), « Bicentenaire du code civil », D. 2004, numéro spécial, 72 p. Des commémorations similaires ont eu lieu à l’occasion du bicentenaire du Conseil d’État ou du centenaire sur la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.

97 En particulier, il invitait à adopter une approche comparée entre le nazisme et le régime soviétique, entre

l’Holocauste et autres crimes de masses commis précédemment par d’autres régimes, comme le massacre des arméniens aux mains de l’Empire turc en 1915. Notamment il s’interrogeait « l’archipel du Goulag n’est-il pas plus originel qu’Auschwitz ? L’assassinat pour raison de classe perpétré par les bolcheviks n’est-il pas le précédent logique et factuel du génocide des nazis ? » [War nicht der "Archipel Gulag" ursprünglicher als "Auschwitz"? War nicht der "Klassenmord" der Bolschewiki das logische und faktische Prius des "Rassenmords" der Nationalsozialisten?] (E. NOLTE,« Die Vergangenheit, die nicht vergehen will. Eine Rede, die geschrieben, aber nicht gehalten werden konnte », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 juin 1986).

98 [Ein Art Schadenabwicklung. Die apologetischen Tendenzen in der deutschen Zeitgeschichtsschreibung] La

dans la réflexion de NOLTE car elle finissait par dissoudre la singularité des crimes nazis et de

la Shoah, donnant ainsi un effet de disculpation. Cette controverse mobilisa une grande partie des historiens et de l’opinion publique et trouva un écho dans les discours politiques qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, essayaient de mettre en place des moyens pour reconstruire la nation et l’identité nationale dans l’ombre du IIIe

Reich99

. Ici, la gestion du passé nazi semblait passer plus par une « historisation » du droit que par une « juridisation du passé ». C’est ainsi que P. RICŒUR invitait à comparer cette approche avec celle qui donnait une prépondérance au droit pénal dans la gestion des passés douloureux, qu’il illustre grâce aux analyses du professeur M. OSIEL développés dans son livre Juger les crimes de masse100.

De cette façon, pour RICŒUR :

« Dans une réflexion sur les rapports entre le juge et l’historien, la question est exactement symétrique et inverse de celle posée par le livre de M. Osiel : dans quelle mesure, demandions-nous, un argumentaire historique peut-il légitimement contribuer à la formulation d’une sentence pénale frappant les grands criminels du XXe siècle et ainsi nourrir un dissensus à vocation éducative ? La question inverse est celle-ci : dans quelle mesure un débat peut-il être conduit entre historiens professionnels sous la surveillance d’un jugement de condamnation déjà échu, non seulement au plan de l’opinion publique internationale et nationale, mais au plan judiciaire et pénal ? »101.

Dans le cadre des transitions démocratiques et pour faire face à l’héritage mémoriel du régime déchu, le droit peut être sollicité à différents degrés. Pour essayer de reconstruire une société divisée, l’État peut faire le choix d’une amnistie. Le droit est ainsi mobilisé pour imposer une sorte d’oubli collectif jugé indispensable pour la reconstruction d’une mémoire commune, l’oubli étant souvent présenté comme un corollaire nécessaire de la mémoire apaisée102 et de la mise en place de la paix civique103. Mais le régime d’impunité mis en place par l’amnistie fut souvent l’objet de critiques. D’autres mécanismes se développèrent par le biais de la justice transitionnelle104

. La justice transitionnelle peut être définie comme

FERRY, J. ROVAN (coord.), Devant l’histoire : les documents de la controverse sur la singularité de

l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris : Éd. du Cerf, Coll. Passages, 1988, 353 p.

99 Pour un compte-rendu de cette querelle écrit au moment où elle se développait, v. K. H. J

ARAUSCH, « Removing the Nazi Stain ? The Quarrel of the German Historians », German Studies Review, nº 2, Vol.11, 1988, p. 285-301. Sur les développements postérieurs par rapport à la mise en place d’une mémoire collective allemande, notamment après la réunification, v. R. WIRRLINGER,S.BOOTHROYD,« A “Usable” Past at Last ? The Politics of the Past in United Germany », German Studies Review, nº 3, Vol. 33, 2010, p. 489-502.

100 M. O

SIEL,Juger les crimes de masse [trad. J-L. FIDEL,préface A. GARAPON], Paris : Éd. du Seuil, Coll. La couleur des idées, 2006, 453 p.

101 P. R

ICŒUR, La mémoire, l’histoire et l’oubli, op. cit., p. 427.

102 « Il n’est de mémoire que sur fond d’oubli, cet oubli menaçant et pourtant nécessaire ». (P. V

IDAL

NAQUET, « Sur une commémoration », Le genre humain : Politiques de l’oubli, nº 18, 1988, p. 134.

103 P. R

ICŒUR, op. cit., p. 586.

104 En effet, comme le signale le professeur X. P

HILIPPE,« la justice transitionnelle apparaît comme une victoire sur la lutte contre l’impunité car elle constitue aujourd’hui le “standard de discussion dans des négociations de paix et remplace l’amnistie générale qui constitue “l’ennemi public nº 1” en matière de transition post

« l’ensemble de mécanismes et réponses chargés de traiter les exactions d’un régime passé qui s’est traduit par un degré élevé de violence sociale et de violations systématique et à grande échelle des droits fondamentaux de la personne »105. Elle se manifeste par différents mécanismes plus ou moins institutionnalisés, ainsi l’ONU parle plutôt d’ « administration de la justice pendant la période de transition » qui « englobe l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation »106. Cependant, le mécanisme le plus fréquemment utilisé de cet éventail est la mise en place de commissions de vérité et réconciliation107

dont un des principaux buts est de « contribuer à la mémoire collective d’une société et lui fournir, au moins, une compréhension commune du passé conflictuel du pays »108

. Les premières structures de ce type furent mises en place en Amérique latine durant les années 1980 pour gérer le passage des dictatures vers des régimes démocratiques. Toutefois, l’exemple le plus connu de ce type de commission est sans doute la Commission Vérité et Réconciliation mise en place en Afrique du Sud en 1995 pour gérer la fin de l’Apartheid et présidée par D. TUTU.

L’impact de cette commission motiva le développement, souvent sous les auspices d’organisations internationales, de ce type de structures afin d’assurer la transition vers la démocratie et la gestion des passés conflictuels. L’objectif est de proposer, à la fois, un récit du passé conflictuel qui soit susceptible de faire l’objet d’un consensus et qui puisse servir de fondation pour la mise en place d’un nouveau régime109

et un mécanisme pour que les différentes parties, et notamment les victimes, puissent exprimer leur récit, leur version des faits, dans une logique d’articulation de protection de la mémoire individuelle et de mise en

conflictuelle » (X. PHILIPPE,« La justice transitionnelle est-elle compatible avec les principes constitutionnelles reconnus dans un nouvel État de droit », Congrès mondial de droit constitutionnel, Mexico : décembre 2010 [http://www.juridicas.unam.mx/wccl/ponencias/16/297.pdf]).

105 X.P

HILIPPE,« Brèves réflexions sur les relations entre “justice transitionnelle” et Constitution », Renouveau

du droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Paris : Dalloz, 2007, p. 374.

106 ONU : C

ONSEIL DE SÉCURITÉ,Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit (Rapport du Secrétaire général), nº S-2004/ 616, 23 août 2004, § 8.

107

Toutefois, il faut souligner que la notion de justice transitionnelle est plus large et ne se limite par uniquement à ce type de mécanismes. En effet cette notion est plus une notion fonctionnelle qu’organique. C’est plus le but, assurer une transition vers un régime démocratique en assurant une gestion du passé conflictuel. La force et l’intérêt de la justice transitionnelle réside alors dans « fluidité et sa capacité à s’adapter à la diversité des situations qu’elle entend saisir » (F. HOURQUEBIE,« La notion de “justice transitionnelle” a-t-elle un sens ? »,

LPA, nº 90, 2009, p. 7).

108

[To contribute to a collective memory for a society, providing at least some common understanding of a country’s conflictual past] (J.L. GIBSON, « On Legitimacy Theory and the Effectiveness of Truth Commissions », Law and Contemporary Problems, nº 2, Vol. 72, 2009, p. 124).

109 V. S. L

EFRANC,« Réécrire l’Histoire à des fins de réconciliation », Regards sur l’actualité, nº 325, novembre 2006, p. 65.

place d’une mémoire collective110

. La nature de ce type de structures n’est pas difficilement définissable, n’étant pas des tribunaux de justice, elles peuvent être définies comme des « organes temporaires sanctionnées par l’État qui enquêtent des violations de droit de l’homme à grande échelle, commis durant une période spécifique »111

.

Entre l’amnistie, la criminalisation et la mise en place de mécanismes transitionnels, d’autres voies sont possibles, qui ne cherchent « plus à réprimer quelques acteurs ou à réconcilier les peuples après une grave crise, mais [qui prétendent] réparer les crimes du passé, et ce indépendamment de toute situation paroxystique »112. Cette réparation peut prendre plusieurs formes : symbolique, matérielle ou politique. La première implique des gestes de la part de l’auteur admettant son tort et éventuellement sa repentance. La deuxième forme « cherche des moyens concrets et positifs pour éliminer définitivement les traces d’injustices historiques », tandis que la troisième se manifeste sous la forme d’indemnisations113

.

(C) La délimitation méthodologique et spatio-temporelle

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