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(II) L’examen de faits historiques liés à la Seconde Guerre mondiale par le juge administratif

Le juge est dans l’obligation de trancher les litiges qui lui sont soumis, sous peine de commettre un déni de justice, interdit par l’article 4 du code civil. Par conséquent, si une affaire portant sur un fait historique est portée devant le juge, il est dans l’obligation de la trancher. Toutefois, il est important de souligner que, dans ce cas, comme pour tout autre jugement, le juge n’est pas appelé à juger l’histoire, mais simplement les faits de l’espèce qui, dans certaines occasions, correspondent à des faits historiques. Malgré la particularité des faits qu’il doit examiner, le juge doit se prononcer en droit sur la situation particulière qui lui est soumise. Ainsi, à l’interprétation historique se superpose une qualification juridique.

Dans le cadre restreint de sa compétence temporelle, le juge administratif a été confronté à l’examen de faits historiques liés à la Seconde Guerre mondiale. Si l’imprescriptibilité ne peut pas être invoquée devant le juge administratif, d’autres configurations contentieuses obligent le juge à tourner son regard vers le passé de l’Occupation et des conséquences de la guerre. L’examen de faits historiques liés à la Seconde Guerre mondiale peut donc se faire par l’intermédiaire d’une action récursoire afin de déterminer la part de la responsabilité de l’État dans la déportation (A), de l’examen des

mesures réglementaires mises en place pour la réparation des conséquences de la guerre (B) ou par la possibilité de modulation des règles de prescription (C).

(A) L’examen de faits historiques dans le cadre d’une

action récursoire pour déterminer la responsabilité de l’État

dans la déportation

Dans l’affaire Papon, à la suite de sa condamnation pénale et civile pour complicité de crimes contre l’humanité, l’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde demanda que l’État prenne en charge les sommes auxquelles il avait été condamné à payer. Il s’appuyait sur le deuxième alinéa de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires qui prévoyait que « lorsqu’un fonctionnaire a été poursuivi par un tiers pour faute de service et que le conflit n’a pas été élevé, la collectivité publique doit, dans la mesure où une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions n’est pas imputable à ce fonctionnaire, le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui ». C’est donc en raison de cette action récursoire, qui fut présentée dans les délais, que le juge administratif eut à se prononcer sur des faits anciens de plus de soixante ans623

. En effet, pour pouvoir trancher le bien-fondé de cette demande, le juge administratif devait examiner la nature de la faute commise par M. PAPON et s’intéresser à la part éventuelle de responsabilité de l’État dans les opérations d’organisation de convois qui transportaient des victimes de persécutions antisémites en direction des camps de concentration. Cela impliquait donc d’analyser les agissements de l’État dans l’organisation de la déportation.

Toutefois, le commissaire du gouvernement BOISSARD prit soin de souligner dans ses

conclusions qu’il ne s’agissait pas, dans le cadre de cette action récursoire, « de refaire […] le procès de M. PAPON,il ne s’agit de faire le procès du rôle joué par l’administration française dans la politique de discrimination raciale et de déportation menées durant l’Occupation, tâche qui incombe bien davantage aux historiens qu’aux juges. Il s’agit seulement de déterminer, en ce qui concerne les faits pour lesquels M. PAPON a été condamné en 1998,

quelle est la part éventuelle de responsabilité de l’État français »624

. Le seul but du juge

623 Le professeur E. A

UBIN resume : « le droit de la responsabilité administrative peut amener le juge de l’administration à faire preuve d’audace en remontant dans le temps afin de faire la lumière sur les responsabilités réciproques des hommes et de l’administration dans les évènements tragiques qui marquèrent la France de 1940 à 1944 » (E. AUBIN, « Le régime de Vichy, la déportation des juifs durant l’occupation et la République française ou la responsabilité administrative retrouvée », LPA, nº 216, 2002, p. 15).

624 S. B

administratif était donc de trancher un litige ayant trait aux rapports entre un agent et son administration625.

Le Conseil d’État ne se considéra pas lié par l’appréciation portée par la Cour d’assises de la Gironde sur le caractère personnel de la faute commise par M. PAPON.En effet,

l’autorité de la chose jugée ne peut être alléguée sur ce point, puisque les parties et la cause différaient entre le jugement civil qui opposait M. PAPON aux parties civiles et celui qui

l’opposait à l’Administration dans le cadre d’une action récursoire. En revanche, le juge administratif se considéra lié par les faits constatés par le juge pénal626. Il reprit alors le compte rendu des faits acceptés par le juge pénal afin d’analyser le caractère de la faute commise. C’est ainsi que par l’intermédiaire d’une action récursoire, le juge administratif put prendre en compte des faits qui remontaient à plus de soixante ans et conclua alors :

« que si la déportation entre 1942 et 1944 des personnes d’origine juive arrêtées puis internées en Gironde dans les conditions rappelées ci-dessus a été organisée à la demande et sous l’autorité des forces d’occupation allemandes, la mise en place du camp d’internement de Mérignac et le pouvoir donné au préfet, dès octobre 1940, d’y interner les ressortissants étrangers “de race juive”, l’existence même d’un service des questions juives au sein de la préfecture, chargé notamment d’établir et de tenir à jour un fichier recensant les personnes “de race juive” ou de confession israélite, l’ordre donné aux forces de police de prêter leur concours aux opérations d’arrestation et d’internement des personnes figurant dans ce fichier et aux responsables administratifs d’apporter leur assistance à l’organisation des convois vers Drancy – tous actes ou agissements de l’administration française qui ne résultaient pas d’une contrainte de l’occupant – ont permis et facilité, indépendamment de l’action de M. Papon, les opérations qui ont été le prélude à la déportation » 627.

Ce recours au rapport des faits réalisé par le juge pénal, s’il permit au juge administratif de ne pas devoir s’aventurer dans la reconstruction d’un récit avec plus de soixante ans d’écart, fut néanmoins l’objet de critiques de la part des commentateurs. En effet, le Conseil d’État, faisant appel à l’autorité de la chose jugée, se considéra lié par les

constatations faites par le juge pénal. Mais ces constatations, de l’aveu même du Conseil d’État, étaient tirées du dossier d’instruction, car, conformément à la loi en vigueur à l’époque, l’arrêt de la Cour d’assises ne comportait aucune motivation. Or, aucune autorité de chose jugée ne s’attache en principe aux décisions des juridictions d’instruction. Par conséquent « aux “constatations” retenues par le Conseil d’État dans son arrêt, contrairement

625

S. PETIT,« Responsabilité de la puissance publique. Note sous CE, 12 avril 2002, M. Papon », Gaz. Pal., 20 juillet 2002, p. 27.

626 D’après une jurisprudence constante. V., par exemple, CE, 12 juillet 1929, Vesin, Leb., p. 716 et, plus

récemment, CE, 27 juillet 2005, Balkany, Leb., T., p. 1054.

à son affirmation, ne s’attachait donc pas l’autorité de la chose jugée au pénal. Celles-ci ne pouvaient, en aucun cas, être considérées comme expression de la vérité »628.

De plus, du même rapport des faits, le juge administratif arriva à une conclusion différente de celle du juge pénal. Il considéra, en effet, qu’en plus de la faute personnelle imputée à l’accusé, il existait aussi une faute de service qui engageait la responsabilité de l’État. Il déduisit finalement, d’une nouvelle interprétation de l’article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944, que la déclaration d’illégalité des actes de Vichy impliquait la reconnaissance de leur caractère fautif, ce qui permettait d’engager la responsabilité de l’État.

Restait, finalement, le problème de la détermination des parts respectives qui pouvaient être attribuées aux fautes personnelles et aux fautes de service. Il fallait donc apprécier à nouveaux les faits de l’espèce afin de mesurer la gravité respective des deux fautes. Cette tâche s’avérait particulièrement délicate eu égard à la particularité des faits. Comment mesurer la gravité de la déportation ? Soulignant, encore une fois, que l’arrêt portait sur les agissements de M. PAPON et n’était pas un procès général contre l’Administration, le

commissaire du gouvernement avança l’idée d’une répartition trois quarts – un quart considérant que l’État ne devait prendre en charge que deux-cent mille euros par rapport au sept cent vingt mille euros du total des condamnations :

« Si l’on prend en compte l’ensemble des opérations d’arrestations et de déportations menées à partir de la région bordelaise entre les mois de juillet 1942 et d’août 1944, la part prise par les services administratifs dans leur ensemble – services préfectoraux, services de police, responsables du camp de Mérignac – est sans doute beaucoup plus lourde que celle prise par M. PAPON à titre individuel. / Mais la perspective s’inverse si l’on s’en tient aux seuls faits pour lesquels M. PAPON a été condamné, et sur la base desquels a été calculé le montant de l’indemnité due aux parties civiles, c’est-à-dire l’organisation des quatre convois qui ont quitté Bordeaux durant l’été 1942, en novembre 1942 et en janvier 1944, et plus précisément, l’arrestation et la séquestration de certaines des victimes de ces convois, notamment des enfants »629.

Toutefois, le Conseil décida de ne pas suivre les conclusions du commissaire sur ce point et de s’en tenir à un partage égal de la charge de l’indemnisation, évitant ainsi de se prononcer sur le poids de la gravité de chacune des fautes. Cette attitude fut qualifiée par certains commentateurs comme le reflet de « l’humilité du juge face à l’histoire »630.

628

J-P. DELMAS SAINT-HILAIRE,« La pesée contestable de la faute de service et de la faute personnelle par le Conseil d’État dans l’affaire Papon », D. 2003, p. 652.

629 S. B

OISSARD, op. cit., p. 591-592.

630 M. G

UYOMAR,P. COLLIN, « Les décisions prises par un fonctionnaire du régime de Vichy engagent la responsabilité de l’État », AJDA, 2002, p. 423.

Malgré les efforts pour présenter la décision comme un examen du cas d’espèce631 , la limite vers un jugement de l’histoire peut être facilement franchie632. La commissaire du gouvernement, dans ses conclusions, souligna ainsi que la nouvelle interprétation et la lecture qui avait été faite des événements était « conforme à la réalité historique »633

. De même, la portée donnée à cet arrêt et à la reconnaissance de responsabilité de l’État du fait de la déportation des Juifs ainsi que de la continuité de l’État transcenda bien au-delà les faits de l’espèce. Se pose ainsi la question de la légitimité du juge à faire œuvre d’historien634.

(B) L’examen de faits liés à la Seconde Guerre mondiale

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