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(C) La place du passé dans les techniques d’interprétation constitutionnelle

Si l’on accepte la spécificité de la Constitution et de son interprétation206, il convient de se demander quelle est la place des méthodes historiques et, plus généralement, du recours au passé dans la palette d’outils herméneutiques de l’interprète constitutionnel. D’une manière générale, et prenant en compte la place centrale de la Constitution dans l’ordonnancement juridique et politique, le choix d’une méthode d’interprétation est avant tout guidé par la recherche d’un équilibre entre le respect de la volonté du constituant et la possibilité d’adapter et de concrétiser les normes constitutionnelles, caractérisées par leur texture ouverte. L’interprète cherche donc à combler le fossé entre la norme et la réalité sociale, sujette au changement, tout en assurant la protection de la Constitution démocratique207

. De cette façon, les différents outils mobilisés par les interprètes constitutionnels sont combinés afin de

tribunal should be very hesitant before adopting an interpretative method that would lead to that consequence] (D. FELDMAN, « Factors affecting the choice of techniques of constitutional interpretation », op. cit., p. 136).

205 R. G

UASTINI, « L’interprétation de la Constitution », op. cit., p. 498-499.

206 Le président A. B

ARAK, résume ainsi les particularités de l’interprétation de la Constitution : « Une Constitution est un texte juridique qui sert de fondement à une norme juridique. En tant que telle, elle doit être interprétée comme n’importe quel autre texte juridique. Cependant, une Constitution se situe au sommet de la pyramide normative. Elle façonne le caractère de la société et de ses aspirations à travers l’histoire. Elle établit les points de vue politiques fondamentaux d’une nation. Elle jette les fondements pour les valeurs sociales, en définissant des objectifs, des obligations et des tendances. Elle est conçue pour guider le comportement humain sur une période prolongée, établissant le cadre pour l’adoption de la législation et la gestion du gouvernement national. Elle reflète les événements du passé, constitue une fondation pour le présent et façonne l’avenir. Elle est à la fois philosophie, politique, société et droit. Les caractéristiques uniques d’une Constitution justifient une approche interprétative particulière pour son interprétation, parce que c’est une Constitution que nous sommes en train d’interpréter ! » [A constitution is a legal text that grounds a legal norm. As such, it should be interpreted like any other legal text. However, a constitution sits at the top of the normative pyramid. It shapes the character of society and its aspirations throughout history. It establishes a nation’s basic political points of view. It lays the foundation for social values, setting goals, obligations, and trends. It is designed to guide human behavior over an extended period of time, establishing the framework for enacting legislation and managing the national government. It reflects the events of the past, lays a foundation for the present, and shapes the future. It is at once philosophy, politics, society, and law. The unique characteristics of a constitution warrant a special interpretive approach to its interpretation, because it is a constitution we are expounding!]. (A. BARAK,

Purposive Interpretation in Law, op. cit., p. 370).

trouver un équilibre donnant plus ou moins d’importance, soit à l’intention du constituant, soit au changement constitutionnel208.

Finalement, les méthodes ou les outils qui peuvent être utilisés pour l’interprétation constitutionnelle sont les mêmes que pour les autres normes du système. Mais leur articulation et leurs objectifs s’adaptent aux particularités de la Constitution et de ses interprètes donnant ainsi sa spécificité à l’interprétation constitutionnelle. Le choix dépend, comme pour toute opération d’interprétation, de facteurs multiples, notamment de l’approche herméneutique dominante dans le système ou de la politique jurisprudentielle suivie par la Cour ou par le juge chargé de l’interprétation.

D’un côté de cette alternative, le recours à la méthode historique ou à la recherche de la volonté de l’auteur, permet de présenter une interprétation respectueuse de la volonté du constituant et du pacte fondamental comme assise de la communauté politique. Toutefois, s’il est déjà difficile de délimiter l’intention de législateur ordinaire, la définition du constituant est encore plus problématique, notamment dans le cas des constitutions ratifiées par un référendum populaire. Le recours à cette méthode, particulièrement dans le cas de constitutions anciennes et rigides, implique aussi de fixer le sens de dispositions vagues d’après des conceptions ou de mentalités qui peuvent être dépassées et ne plus s’adapter aux conditions actuelles de la société.

D’un autre côté, la prise en compte du contexte historique de la Constitution permet de mettre en évidence les valeurs et les objectifs que le constituant a voulu mettre en place grâce à la norme fondamentale. En effet, l’autorité de la Constitution ne vient pas seulement du fait qu’elle a été élaborée par les « Pères fondateurs » , mais elle dérive aussi des événements historiques et politiques entourant sa création et par rapport auxquels se forge sa compréhension209. Dans ce cas, l’appréhension de l’élément historique varie. Comme l’explique le constitutionnaliste italien C. MORTATI, « naturellement, la façon d’évaluer

l’élément historique quand il est utilisé pour identifier l’ensemble de la situation socio- politique entourant la naissance de la Constitution est très différente, il permet de mettre en

208 C. A. M

ILLER souligne, pour le cas des États Unis, « Pour respecter le concept de la souveraineté populaire, tout en conservant ses pouvoirs de contrôle de constitutionnalité, la Cour suprême est confrontée aux problématiques indissociables de l’intention du constituant et du changement constitutionnel ».[To abide by the concept of popular sovereignty while retaining its powers of judicial review, the Supreme Court is faced with the inseparable problems of constitutional intent and constitutional change]. (C. A. MILLER, The Supreme Court and

the uses of History, op. cit., p. 149).

209 R. S. K

évidence la garantie des intérêts fondamentaux enracinés dans la Constitution et, comme tels, destinés à nourrir chaque étape de la vie de la Constitution, en lui fixant une ligne directrice et, en même temps, la limite de son développement »210.

Les références historiques servent ainsi de cadre pour l’interprétation constitutionnelle afin de limiter une trop grande liberté interprétative. L’interprète de la Constitution a une marge de manœuvre, eu égard au caractère vague et général de nombreuses dispositions constitutionnelles. Toutefois, le contexte historique de la norme lui fournissent des lignes directrices. L’interprète peut certes faire usage d’un pouvoir discrétionnaire, mais ce pouvoir « opère dans le cadre d’un système donné de valeurs, traditions, histoire et textes. Un interprète contemporain doit respecter le passé. Il ou elle doit moderniser les objectifs constitutionnels tout en forgeant un lien avec le passé. Le but ultime de la Constitution doit s’ancrer dans le présent, mais ses racines sont dans le passé »211.

Pour essayer de combiner les exigences principales de l’interprétation constitutionnelle, le président de la Cour suprême israélienne A. BARACK, a mis en place une

méthode d’interprétation qui prend en compte les particularités de la Constitution et la quête de l’équilibre entre actualisation et respect du passé qu’elle implique. Il suit alors une approche téléologique, intitulant sa méthode « purposive interpretation ». Le point de départ de cette méthode est le constat que toute interprétation implique un choix entre plusieurs significations littérales possibles d’un texte. Le choix entre ces significations est déterminé par le but ou l’objectif du texte à interpréter212

. Il est donc nécessaire de rechercher l’objectif

210 [Naturalmente in modo ben diverso è da valutare l'elemento storico quando sia utilizzato per individuare

l'insieme della situazione politico-sociale dalla quale la costituzione è emersa, ponendosi quale espressione e garanzia degli interessi fondamentali in essa radicati, e, come tali, destinati ad alimentare in ogni sua fase la vita della medesima, fissandone la linea direttiva e nello stessi tempo il limite del suo svolgimento nel tempo] (C. MORTATI, « Costituzione (Dottrine generali) », in Enciclopedia del diritto, Vol. XI, Milan : Giuffré, 1962, p. 180-181).

211 [An interpreter who interprets a constitutional provision operates in a given socio-historical framework. He or

she may sometimes have discretion, but such discretion operates within a given system of values, tradition history, and text. A modern interpreter must respect the past. He or she formulates modern constitutional purpose while forging a connection with the past and remaining enmeshed in it. The ultimate constitutional purpose is modern, but its roots are in the past]. (A. BARAK, « Constitutional interpretation », op. cit., p. 113).

212 [My theory of interpretation of the legal text recommends the choice within the range of possible literal

meanings, of that particular meaning which, more than any other, furthers the purpose of the norm embodied in the text]. (A. BARAK,«Hermeneutics and Constitutional Interpretation », Cardozo Law Review, nº 3-4, Vol. 14, 1993, p. 769).

de la Constitution, et c’est justement la spécificité de cet objectif qui détermine la spécificité de son interprétation213.

Pour déterminer l’objectif de la Constitution et permettre son interprétation, il faut donc prendre en compte l’intention subjective de l’auteur du texte et l’intention objective propre au système, analysée au moment de l’interprétation214

. Le recours au passé peut jouer un rôle dans l’identification de ces deux types d’intentions. Pour déterminer l’intention subjective, le recours à la méthode historique au sens strict, c’est à dire à la recherche des intentions du constituant par le biais des travaux préparatoires s’impose. Mais, de même, pour déterminer l’intention objective de la Constitution, l’interprète doit tourner son regard vers le passé. Ainsi, le président BARAK insiste sur l’importance des sources externes pour la

détermination de l’intention objective et, notamment, du contexte social et historique. En effet « la norme juridique est un fruit de son environnement. Cet environnement comprend non seulement les besoins immédiats, mais aussi l’environnement lointain, comme le contexte social et historique de la société qui produit le texte »215. Avec la méthode proposée, le poids de l’histoire est relativisé, pour permettre une certaine évolution en lien avec les changements de la société. Par conséquent, l’histoire est mobilisée pour trouver un guide afin de déterminer les objectifs et les buts de la Constitution plutôt que pour trouver dans le passé des réponses à des questions contemporaines216.

Le poids attribué à chacun des éléments, continuité et innovation, respect du constituant et adaptation au présent, est donc variable et dépend du système en cause. Par exemple, le juge constitutionnel allemand a expressément souligné la prépondérance donnée à l’approche évolutive, relayant les arguments tirés de l’histoire de la Constitution à une place secondaire217. En revanche, la Cour suprême des États Unis d’Amérique, confrontée à l’interprétation d’un texte datant de plus de deux cent ans et ne contenant que sept articles et

213 « L’interprétation téléologique démontre sa sensibilité au caractère particulier d’une Constitution dans

l’équilibre qu’elle cherche à atteindre entre l’intention subjective (le but des auteurs de la Constitution) et l’intention objective (celle du système) ». [Purposive interpretation demonstrates its sensitivity to the uniqueness of a constitution in the balance it strikes between subjective purpose (the intent of the authors of the constitution) and objective purpose (the intention of the system]. (A. BARAK, « Constitutional interpretation », op. cit., p. 96).

214 A. B

ARAK,Purposive Interpretation in Law, op. cit., p. 112.

215 [We noted that a legal norm is a creature of its environment. This environment includes not just the

immediate needs, but also the distant environment, like the social and historical background of the society that produced the text]. (Ibid., p. 161).

216

A. BARAK,« Constitutional interpretation », op. cit., p. 109-110.

217 Le Tribunal Constitutionnel avait, dès 1957, considéré que l’histoire originaire d’une disposition particulière

de la Loi Fondamentale n’avait pas une importance décisive (6 BVefGE 389, 431 (1957), dans le cas dit de l’homosexualité), cité par D. P. KOMMERS, The Constitutional Jurisprudence of the Federal Republic of

vingt-sept amendements, accorde une place importante aux arguments historiques, ce qui a motivé un intense débat dans la doctrine qui permet d’éclairer, à partir d’un exemple précis, la place et l’utilisation du passé dans l’interprétation de la norme fondamentale.

(II)

La place particulière du passé dans l’interprétation de

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