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La parole, la rencontre et l’échange

Spécificités de l’oral : la voix, la parole, le geste et l’échange

2.4. La parole, la rencontre et l’échange

Si la langue permet à l‟homme de parler à l‟autre, c‟est qu'elle lui permet également de parler à lui-même : il y a un autre qui fait partie de l‟homme et cet autre interne lui permet de parler aux autres. C‟est ce qu‟on appelle aussi « l‟intersubjectivité »20. Si l‟autre n‟existe pas dans l‟esprit de celui qui parle, il ne pourra pas exister à l‟extérieur et dans ce cas-là le langage ne pourrait plus exister en tant que fonction sociale.

Donc, la parole n‟est pas un lieu d‟isolement. Elle est au contraire l‟espace d‟une rencontre gratifiante qui permet au sujet parlant d‟entrer à la société et d‟assumer son rôle en tant que sujet social. C‟est surtout un espace de quête identitaire dans lequel chacun essaie de se réclamer comme tel et de se prouver sa puissance sur son territoire.

Parler, c‟est d‟abord une découverte des mots, des sons; c‟est aussi une découverte des éventuelles liaisons et enchaînements qui font que la parole se construit progressivement, d‟abord suivant une progression acoustique, sonore et enfin par une progression sémantique. Du coup, la chaîne parlée se comprend en une seule fois en produisant le sens voulu.

Ainsi, dès que l‟homme finit de se construire toutes les représentations procédurales qu‟il lui faut, tels les mots et les contenus, il devient pour de vrai un sujet parlant qui fait partie de la société et de la communauté dans laquelle il vit. Mais il est surtout un sujet marqué symboliquement par cette même communauté. Il est bien judicieux de constater qu‟on habite une culture, non pas un pays.

La langue est la matrice symbolique de la construction du sujet parlant, c'est-à-dire de l‟homme. Dès son enfance, il joue avec les sons de sa langue afin de subir cette naissance symbolique, et dans cette ambiance, la musicalité joue un rôle primordial. Il n‟est pas donc étonnant de remarquer que dès sa naissance, l‟enfant s‟attache beaucoup à la musicalité et aux sonorités qu‟il entend. C‟est toujours un énoncé rythmé, rimé qu‟il entend, que ce soit la voix de sa mère ou des comptines pour le bercer. Nous savons tous qu‟un enfant ne peut s‟endormir le plus souvent que s‟il écoute une petite chanson. Il s‟habitue et s‟approprie ces sonorités pour les utiliser plus tard dans sa pratique de sa

20 Le principe de l‟intersubjectivité n‟est pas récent. Il a été connu chez les Grecs. En effet, les Grecs disaient qu‟il existait deux formes de logos : le logos interne et le logos externe. Le logos interne est le dialogue de l‟âme avec elle-même, alors que le logos externe est celui que l‟on adresse à une autre personne.

langue maternelle et des autres langues qu‟il apprend. C‟est la prosodie qu‟il cherche derrière tout discours alors que nous, adultes, cherchons le contenu sémantique des énoncés.

Tout texte Ŕqu‟il soit oral ou écrit− a son propre style, et c‟est ainsi que chacun a sa propre façon de parler ; un accent, une intonation, un enchaînement, tout cela donne un style particulier. Cicéron a découvert depuis longtemps, dans ses règles d‟éloquence, qu‟avec les mêmes sujets et la même langue chacun pourrait en faire des discours différents. De la même façon qu‟il y a un style à l‟écrit, il y a surtout un style à l‟oral. Mais l‟organisation formelle de la langue ne permet pas d‟appréhender ce style. La raison n‟est pas difficile à comprendre. Chacun prend la langue pour en faire ce qu‟il veut, mais il le fait surtout à sa manière. C‟est la raison pour laquelle la même phrase peut être prononcée par plusieurs personnes sans qu‟elle ait la même valeur. Nous parlons tout le temps en partant des expériences personnelles et du vécu qui n‟est pas toujours partagé et du coup chacun s‟exprime de façon qui ne ressemble point à celles des autres.

On se demande le plus souvent sur l‟importance de l‟oral dans la vie quotidienne, et pourquoi il prime sur l‟écrit. En effet, « tout en visant le langage oral, le linguiste a

toujours travaillé sur de l’écrit » (VÉRON, 1987 : 200). Il n‟est pas difficile de remarquer

que l‟oral a sa propre musicalité ; il est parsemé des injonctions21

et des prescriptions. L‟oral de la vie quotidienne est essentiellement un oral plus libre et plus ouvert que l‟écrit, il se permet beaucoup de liberté, parce qu‟il permet une multitude d‟enchaînements et de correspondances. Phrases inachevées, différents ordres pour les syntagmes dans l‟énoncé, arrêts et liaisons rythmés, mise en relief des éléments les plus importants et voilà la raison pour laquelle on est plus à l‟aise à l‟oral dans sa langue maternelle.

Telle la pâte à modeler qu‟on donne aux petits enfants pour apprendre à se construire les formes et les dimensions, la langue n‟est autre qu‟une pâte que chacun modèle à son gré. Nous n‟apprenons de la langue que ce qui nous va et nous convient. Dès lors, deux personnes issues de la même famille, et de la même société ne peuvent apprendre la même langue de la même manière. Bien qu‟ils se partagent un répertoire linguistique et un contexte sociolinguistique bien particulier, ils sont incapables de maîtriser la même langue

avec le même degré d‟assimilation parce qu‟ils activent des séquences cognitives et mentales différentes selon l‟expérience vécue de chacun.

Ainsi, en apprenant la langue, on la déforme en même temps, et on la déforme à sa manière et de son point de vue. C‟est ce qu‟on a fait depuis son enfance et c‟est ce qu‟on fait tout au long de sa vie. En effet, en déformant la langue, on se crée une sorte de « langue étrangère » à l‟intérieur de cette même langue et c‟est la raison pour laquelle les variations linguistiques sont intéressantes quoiqu‟elles soient infinies.

Définie comme « échange de propos sur un ton familier » par le dictionnaire Larousse, la conversation présente en effet un certain nombre de caractéristiques précises, décrites notamment par J. ARDITTY, C. KERBRAT-ORECCHIONI (1990 : 190) et Robert VION dans divers travaux sur les interactions verbales menés dans une perspective typologique22.

Le terme de « conversation » est à comprendre dans une dimension plus large que celle qui est entendue. On entend généralement par « conversation » les dialogues informels, quotidiens qui prennent place « naturellement » entre les êtres humains, c‟est-à-dire sans être dirigés vers un objectif de communication précis, si ce n‟est celui de « faire la conversation »23 précisément :

« Par conversation, j‟entends tout dialogue (…) où l‟on parle pour parler, par plaisir, par jeu, par politesse. Cette définition exclut de notre sujet et les interrogatoires, et même les congrès scientifiques, bien qu‟ils abondent en bavardages superflus. Elle n‟exclut pas le flirt mondain ni en général les causeries amoureuses, malgré la transparence fréquente de leur but qui ne les empêche pas d‟être plaisantes par elles-mêmes » (TARDE, 1901 : 3). La réussite de l‟étude de ces dialogues informels repose sur la compréhension que la faculté de langage n‟est pas seulement une compétence linguistique qui permet la production et la reconnaissance des phrases syntaxiquement bien formées, selon la définition chomskyenne, mais aussi une compétence de communication qui permet à l‟être humain d‟entrer en relation avec son entourage, condition sine qua none de son développement (HYMES, 1967).

22 Comme le rappelle C. KERBRAT-ORECCHIONI, les catégories d‟interactions définies dans le cadre d‟un travail typologique ne sont que « des catégories abstraites et « idéales » qui ne se réalisent jamais à

l’état pur dans la réalité empirique ».

BAKHTINE trouvait que « le dialogue —l’échange de mots— est la forme la plus

naturelle du langage » (KERBRAT-ORECCHIONI, 1996 : 4). Cette citation nous

rappelle la vocation communicative du langage verbal. En effet, nous distinguons par-là trois caractéristiques de la conversation :

1. L‟exercice de la parole et précisément de la conversation implique normalement une allocution, c‟est-à-dire la présence d‟un destinataire physiquement différent du locuteur (le monologue prolongé est admis au théâtre, mais il est généralement banni en société).

2. L‟exercice de la parole implique aussi une interlocution, c‟est-à-dire un « échange de mots » entre plusieurs personnes. Cependant, il est vrai que certaines pratiques langagières (écrites surtout, mais aussi orales) excluent toute possibilité de réponse immédiate. Mais il est aussi vrai que la situation la plus commune d‟exercice du langage, c‟est celle où la parole circule et s‟échange (cas des dialogues), et où l‟émetteur et le récepteur changent avec permanence de rôle. C‟est à ce type de situation que l‟on s‟intéressera ici, dans la mesure où elle représente l‟expérience langagière idéale de l‟individu et dès sa naissance : c‟est la communication orale en face à face, où deux locuteurs au moins entrent en échange, en d‟autres termes entretiennent une conversation. 3. L‟exercice de la parole suppose une interaction, c‟est-à-dire que tout au long d‟un échange communicatif, différentes personnes participent à l‟échange verbal tout en exerçant réciproquement des influences les uns sur les autres. Ces participants sont des « interactants ». Communiquer c‟est donc échanger, et c‟est changer en échangeant. Ainsi, la caractéristique principale de la conversation est celle d‟engager un nombre relativement limité de participants, dont les rôles ne sont pas prévus, et qui ont tous les mêmes droits et devoirs (l‟interaction est donc du type « symétrique », et « égalitaire », et n‟a d‟autre but que le seul plaisir de converser). Elle a enfin une dimension familière et improvisée : thèmes abordés, durée de l‟échange, ordre des prises de tour, tout cela se détermine pas à pas, et de façon relativement libre.

Il existe des règles conversationnelles qui organisent la prise de la parole et les échanges entre les personnes. Aussi banales soient-elles, ces règles conversationnelles, ont des caractéristiques diverses dont on peut citer :

- Ces règles sont de nature très diverse, parce que les conversations sont des relations complexes, qui avancent sur différents niveaux.

- Certaines règles sont générales pour tous les types d‟interactions, et d‟autres sont propres à tel ou tel type particulier.

- Elles sont très fortement liées au contexte même de la conversation.

- Elles varient énormément d‟une société à une autre et d‟une culture à l‟autre. - Elles sont généralement des règles souples qui peuvent s‟ajuster selon les situations et les circonstances.

- Elles sont acquises dès la naissance, mais sans que ce soit un apprentissage systématique. Elles sont appliquées inconsciemment.

Conclusion

Le chapitre présent vient de jeter la lumière sur l‟acquisition d‟une langue par un être humain dès sa naissance, et explique comment le bébé progresse dans ce processus. Il expose aussi l‟importance de l‟oralité et de la gestualité dans les conversations et les interactions verbales tout en insistant sur la parole comme étant une occasion d‟échange, et un lieu de communication et d‟interaction plutôt qu‟un lieu d‟isolement des individus. L‟analyse conversationnelle vise à éclaircir les règles en tous genres qui forment la base des échanges communicatifs ;ou, en d‟autres termes, à déchiffrer les symboles qui dirigent le comportement de ceux qui s‟engagent dans cette activité complexe qu‟est la conversation. L‟oral spontané semble apparemment désordonné alors qu‟en réalité il obéit à des régularités de nature différente de celles qu‟on observe à l‟écrit, surtout que les conditions de la production et de la réception du discours sont de nature différente. Et si on est resté longtemps aveugle à ces régularités que l‟analyse conversationnelle met aujourd‟hui en relief, c‟est sans doute parce qu‟on a été devenu trop accoutumé exclusivement au discours écrit.

CHAPITRE 3