• Aucun résultat trouvé

L’exemple d’une expérience en classe de langue

Lire, écrire et réécrire le conte

7.3. L’exemple d’une expérience en classe de langue

Le conte est considéré comme un outil d‟éducation des enfants dans les sociétés de tradition orale : il permet l‟apprentissage du code social et de la maitrise de la parole. Suzanne PLATIEL, ethnolinguiste, fait l‟hypothèse que cette méthode peut être transférée dans les écoles. En nous appuyant sur ses travaux, nous évoquerons quelques témoignages d‟expériences pédagogiques déjà menées en Guyane et en France sur l‟emploi du conte dans l‟enseignement de la langue.

Des expériences pédagogiques menées autour de cette hypothèse afin de vérifier son exactitude en France et en Guyane, où l‟oralité traditionnelle est encore vivante, prouvent l‟efficacité de cette démarche. Les élèves font des progrès dans toutes les disciplines à condition de respecter un certain nombre de règles permettant de retrouver les modes de transmission traditionnelle : d‟abord une écoute-plaisir de nombreux contes sans exploitation pédagogique, pour passer ensuite à une invitation à raconter un conte de son choix. Le mécanisme d‟appropriation, qui est toujours présent dans la narration de contes, aide l‟enfant-élève à se construire en développant son imaginaire, sa créativité, son intelligence. Ces résultats constatés par des praticiens sont soumis à une étude scientifique plus poussée.

Nous trouvons ces expériences comparables avec notre étude en cours, dans la mesure où il s‟agit d‟améliorer l‟appropriation de structures orales et de compétences de communication orale (en langue maternelle mais aussi en langue étrangère) : les enfants guyanais ont été

invités à raconter et à travailler le conte aussi bien dans leur langue maternelle qu‟en français langue étrangère pendant les séances de français.

7.3.1. Témoignages didactiques

Nicole LAUNEY, enseignante de français en collège en France et en Guyane, a participé à plusieurs expériences pédagogiques pratiques menées autour du conte, tout en se basant sur les recherches, hypothèses et expériences de Suzanne PLATIEL. Après vérification des hypothèses de PLATIEL dans toutes les expériences qu‟elle a menées par la suite, LAUNEY est parvenue à expliquer ce qui se passe en Guyane depuis dix ans dans plusieurs dizaines de classes, en tant que praticienne. Elle présente alors les protocoles expérimentaux de ses pratiques pédagogiques et leurs bilans pour terminer par une analyse plus précise du mécanisme d‟appropriation dans le passage à l‟écrit. L‟expérience de Nicole LAUNEY et de Suzanne PLATIEL, appliquée pendant plusieurs années et reposant sur de vrais contacts avec les élèves dans les classes de langue, permet donc de renforcer notre hypothèse de départ, qui est l‟effet très favorisant du conte pour l‟apprentissage de l‟oral, la favorisation des interactions verbales et la favorisation de l‟écrit également. Nous trouvons cette expérience très riche pour nous parce que notre recherche vise à étudier le recours aux contes avec des étudiants universitaires qui apprennent le FLE, comme c‟est le cas des enfants guyanais dans l‟expérience de PLATIEL, et parce qu'il s‟agit d‟un public qui apprend la langue dans des situations de communication plutôt orales, et qui vise à améliorer ses compétences de communication en langue maternelle pour les enfants guyanais et en FLE pour les étudiants libanais. Comme l‟apprentissage de FLE ne commence que très tard, 2 ou 3 ans avant le cycle universitaire (et pas toujours), à raison d‟une heure par semaine, faisant en total 100 heures pendant l‟année, nous trouvons que leur situation ressemble à celle des enfants qui commencent leur parcours scolaire et leur appropriation de la langue et de ses structures.

En Guyane, les enfants écoutent les contes et les racontent à partir de 4 ou de 5 ans, et ils les mémorisent en se les appropriant. L‟enfant conteur pourra utiliser son imaginaire et, à travers lui, conserver ses facultés de créativité. Cette appropriation ressemble à celle qui se produit dans une classe de FLE au Liban. En effet, les expériences décrites par PLATIEL et LAUNEY visent à étudier l‟influence du conte sur le développement de compétences cognitives, sociales, savoirs-faire (écrire, lire, parler) auprès d‟un public d‟enfants et en leur langue maternelle. Notre étude qui concerne un public de jeunes adultes disposant déjà

d‟un certain nombre de compétences (plutôt à l‟écrit) et qui suivent des cours en FLE mais qui ne les ont pas encore acquises à l‟oral. La question du passage de l‟oral à l‟écrit et de l‟écrit à l‟oral se pose.

7.3.2. La voix d’une ethnolinguiste : les hypothèses de Suzanne PLATIEL

Ethnolinguiste africaniste du CNRS111 à partir de 1967, Suzanne PLATIEL a travaillé chez les Sanan au Burkina-Faso, qui est une population de tradition exclusivement orale. PLATIEL y a analysé la langue et a étudié l‟organisation socio-économique de cette population, le code social et la méthode éducative qui s‟appuie sur l‟imitation et la parole en transmission directe en absence d‟école et d‟écriture.

Dans le cadre de cette recherche, PLATIEL s‟est appuyée sur un corpus de plus de trois cents contes recueillis en situation pour étudier la langue, ce qui lui a permis de remarquer le rôle fondamental que jouait le conte dans la formation de l'être social comme de l‟individu. Selon PLATIEL, le conte permet de construire « l‟être social » grâce aux messages qu‟il transmet et aux valeurs et moralités qu‟il véhicule. Inconsciemment et dans le plaisir, il transpose aux enfants

« tous les codes de comportement de leur société et, notamment, le sentiment d‟appartenance à une communauté et le devoir de respect et de solidarité à l‟égard de “l‟autre” seul garant et témoin de leur identité et de leur existence en l‟absence d‟écriture qui permet à l‟être humain d‟exister hors de sa présence et, même, au-delà de sa vie. » (2010 : 138)

Mais le conte, qui pouvait permettre la formation de « l‟être individu » en aidant à mettre en place les structures cognitives essentielles à son développement mental, sert surtout à apprendre la parole et à la maitriser, en toute priorité dans les sociétés d‟oralité. Dans ce type de sociétés orales, on pourrait croire que c‟est la parole qui distingue l‟homme de toute autre espèce vivante, et c‟est aussi la qualité qui distingue un individu d‟un autre : maitriser donc la parole dans une société orale, c‟est donc apprendre à accomplir le dessein de devenir un être humain pleinement épanoui (PLATIEL, 1993). PLATIEL cible son étude dans deux directions : la première est l‟étude linguistique des contes et l‟étude de la meilleure adaptation des types de contes aux tranches d‟âge des enfants.

Elle se base surtout dans ses études sur les nécessités et les conditions de l‟utilisation du conte dans l‟éducation. Dans son étude linguistique, elle montre que la structure syntaxique

111

du conte correspondant soit à une succession de séquences, soit à deux personnages aux comportements inversés face à une situation identique, ce qui permet d‟initier l‟enfant au classique modèle de thèse, antithèse, synthèse. Donc cette organisation discursive apprend aux enfants Ŕet à tout lecteur de contes- le raisonnement logique synthétique et parfois analytique. L‟alternance régulière des divisions “récit” et “dialogue”, signalée par la différence du vocabulaire utilisé pour exprimer le temps et l‟espace, et renforcée, pour les verbes, par des différences aspecto-temporelles, aide le jeune enfant à fonder la différence entre l‟ici, l‟ailleurs, le maintenant, l‟avant et l‟après...

PLATIEL a aussi étudié, sur plusieurs années, le choix des contes en fonction de l‟âge de l‟enfant et de la façon dont il apprenait à raconter correctement un conte, en respectant sa structure discursive. L‟ethnolinguiste a remarqué qu‟un enfant pourrait commencer à conter dès l‟âge d‟environ 4/5 ans, parce qu‟il apprend progressivement à écouter en concentrant son attention et son intérêt pour mémoriser les contes entendus, mais c‟est une mémorisation de type appropriatif avec l‟absence d‟un texte écrit. Or, ceci implique obligatoirement la compréhension de la structure syntaxique du texte en laissant au conteur sa liberté de choix pour élaborer les détails ou bien « la chair de son conte ».

Devant l‟augmentation de la violence et des échecs scolaires, touchant plus fortement les classes sociales défavorisées, PLATIEL pensait que cette situation était en grande partie associée au changement radical des outils de communication modernes, ce qui modifiait la relation des individus au temps et à l‟espace et généralisait les communications indirectes (radio, téléphone, télévision, internet) au détriment de la communication directe.

Profitant des remarques et des études faites sur la façon dont le conte développait chez les Sanan la sociabilité et les structures mentales des enfants, l‟ethnolinguiste émet l‟hypothèse que reproduire la même expérience en utilisant le conte en classes de langue pourrait restaurer la maitrise de la parole en toute liberté et dans le plaisir en neutralisant la violence. Ainsi, en développant la faculté d‟écoute et de concentration, de mémorisation appropriative et de la mise en place de structures cognitives mieux adaptées à la compréhension orale des élèves, PLATIEL espérait créer une solidarité de groupe et remédier à l‟échec scolaire.

A la lumière de tous ces éléments et des hypothèses qui avaient besoin d‟être vérifiées, l‟ethnolinguiste est venue dans différentes classes pour raconter des contes sanan et faire

« raconter » aux élèves des contes de leur choix pendant une heure hebdomadaire Cette expérience a été refaite, à Antony de 1984 à 1987, au Collège Anne Frank dans trois classes de sixième, dont celle de Nicole LAUNEY et dans la classe d‟enseignement spécialisé, ainsi que pendant deux ans dans les classes du CP au CM2 de l‟École primaire du Noyer Doré à Paris, au Lycée Buffon et dans un Collège du 14e arrondissement de Paris (PLATIEL, 1984). Dans tous les cas, ces expériences ont été un succès.

7.3.3. Voix des enseignants: expériences en Guyane et ailleurs

Afin de vérifier l‟hypothèse de S. PLATIEL, plusieurs expériences ont été menées par la suite. En 2000, Nicole LAUNEY est allée en Guyane pour y enseigner, où elle a trouvé des sociétés de tradition orale encore vivantes112. Un grand nombre d‟enfants guyanais entendent encore des contes chez eux, mais cette tradition orale est encore trop peu étudiée. Cependant, l‟échec scolaire y est lourd, les enfants étant majoritairement non francophones et l‟écrit n‟ayant que peu de sens pour eux. Des expériences inspirées de celle d‟Antony, qui se sont basées sur le conte, ont été tentées dans une vingtaine de classes, allant de la maternelle à la sixième du collège et dans des ateliers de volontaires en collège, depuis dix ans.

Le premier pas était de faire écouter, en premier semestre, souvent une trentaine de contes au moins avec des conteurs divers, dits oralement, en dehors de toute exploitation pédagogique: artistes du renouveau du conte, conteurs en langues locales, parents d‟élèves. Parfois ce sont les enseignants, ou même spontanément des enfants, qui ont raconté. Ils sont suivis d‟une traduction faite par d‟autres élèves quand les contes sont racontés dans les langues maternelles des enfants.

En second lieu, les enseignants qui ont tenté l‟expérience ont essayé de favoriser la réappropriation des contes par les enfants. Pour y arriver, des projets ont souvent été

112 Ces sociétés diverses comprennent entre autres des Amérindiens d‟Amazonie et des Noirs Marrons ou Bushinengue, descendants d‟esclaves ayant fui des plantations dès leur arrivée d‟Afrique et entrés en confrontation avec la société de consommation il y a quelques années à peine : Aluku, Ndjuka, Saramaka. Des Haïtiens et des Brésiliens vivent aussi très nombreux en Guyane. Les Créoles guyanais ont eux aussi une tradition orale encore vivante. Pour plus d‟informations, consulter CROUZIER, M.-F., 2007. Intervenants en

langues maternelles en Guyane. Site du congrès Intaref :

http://www.congresintaref.org/actes_pdf/AREF2007_Marie-Francoise_CROUZIER_206.pdf, consulté le 8

proposés aux élèves, comme par exemple l‟organisation d‟une veillée de conte113

à l‟école où les parents et les camarades des enfants étaient invités114.

En arts plastiques, d‟autres projets ont été proposés dans le but de réaliser des affiches ou des expositions. Les enseignants ont constaté que les élèves se racontaient l‟histoire pendant cette évocation plastique. Enseignant au collège Albert Londres de Saint Laurent, David SITBON, a réalisé en 2006 un autre projet remarquable qui a abouti à un DVD, Les

leçons d’Anansi, édité par le CRDP115

. Dans un atelier hors temps scolaire, des élèves volontaires ont choisi des contes, et se sont enregistrés et filmés en train de conter, dans leur langue maternelle (en ndjuka tongo). Ils ont traduit en français, réécrit les contes pour le livret pédagogique et sous-titré le film.

Il y a eu encore d‟autres projets plus modestes, où certains élèves ont raconté dans d‟autres classes pour leurs pairs. Enseignante référente du Réseau Ambition Réussite du collège Kapel à Cayenne, Sylvie ABBÉ invite régulièrement depuis 2007 les élèves de sa classe à raconter des contes dans une classe différente de la leur. En 2009, des volontaires de plusieurs classes de CM2 ont raconté dans des classes de CE2, CP et Grande Section. Les classes des deux écoles du projet se sont rencontrées pour échanger entre elles des contes de leur choix. La même année, des élèves de Grande Section de maternelle Edmé Courat à Macouria sont allés raconter dans d‟autres classes de l‟école. Cette pratique se développe en Guyane, à la suite de stages DAFOR (Délégation académique à la formation des personnels de l‟Éducation nationale). En donnant surtout aux élèves la liberté de participer ou non, et de choisir le conte qu‟ils aiment raconter, tout était favorable pour la réussite de ces projets pédagogiques où la liberté du choix est indispensable et joue le rôle le plus important. L‟enthousiasme des élèves qui y ont participé témoigne de la réussite du projet, qui était jusqu‟à lors loin de toute évaluation chiffrée des productions sur le conte. Le seul enseignant qui a noté les contes produits par ses élèves à l‟écrit en a perdu quelques-uns

113

Dirigée par un conteur, l‟association Krakemento organise tous les deux ans, Kamalakuli Mato, un festival international des contes à Saint-Laurent-du-Maroni. Ce rendez-vous propose une réflexion sur le développement du conte dans la région. L‟association veut réanimer la parole en contant ainsi en toutes les langues de la Guyane (comme le créole, le bushinengé tongo, le saramaca, le ka liña (langue amérindienne)...) et ambitionne d'impulser une véritable politique culturelle du conte, première littérature de l'humanité.

114 Ces projets d‟atelier de pratiques artistiques ou classes à PAC (Projet artistique et culturel) ont été financés par la DRAC (Direction régionale des Affaires culturelles) et l‟action culturelle académique et ont fait l‟objet de bilans.

115

qui, par peur de l‟évaluation, n‟ont pas voulu continuer l‟expérience ; en dehors du projet, les progrès des élèves ont été évalués avec les outils classiques.

Plusieurs constats ont été tirés à des stades divers de ces expériences dont les trois premiers sont bien attestés. D‟abord, l‟écoute concentrée des élèves a été favorisée et le calme s‟est installé dans la classe. C‟est le tout premier effet, qui a pu être observé dans toutes les classes. En effet, les élèves ont développé leur capacité de mémorisation en adoptant un modèle différent lié à l‟appropriation et non au « par cœur ». Beaucoup avaient cette compétence cachée puisqu‟ils entendaient encore des contes chez eux et qu‟ils se sont autorisés à les dire. Les élèves qui étaient déterminés à agir chacun à son gré avant le projet, ont constitué un groupe-classe homogène qui s‟est initié à l‟écoute de l‟autre, ce qui consolide le concept de la reconnaissance de chaque individu en tant qu‟être humain. La violence et l‟agressivité ont disparu ; le calme a permis à chacun des élèves de montrer qu‟il avait quelque chose qu‟il pouvait transmettre ou donner aux autres116

: cette attitude coopérative a modifié leur comportement considérablement en consolidant la confiance entre eux et en donnant de l‟aide surtout à ceux qui sont le plus en difficulté.

Un nombre considérable d‟élèves ont développé leurs compétences langagières en améliorant leur maitrise du vocabulaire et de la phrase : acquisition du langage d‟évocation et, oralement, la grammaire du texte, c‟est à dire la maitrise des référents, de la conjugaison et de l‟emploi des temps ; prise de conscience de la différence entre récit et dialogue. Les non francophones ont eu du progrès en français. D‟autres, plus nombreux ont progressé en compréhension et ont appris à raisonner. Toutes les compétences, qui faisaient gravement défaut aux élèves avant l‟expérience, ont été acquises à l‟oral grâce au processus d‟appropriation (FAYOL, 2003). Ce qui est reçu oralement dans un conte ne peut être reproduit que s‟il y a eu appropriation et c‟est ce processus qui aide l‟enfant à se construire.