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Formes verbales rivales au conte 79 1. La poésie populaire vs le conte

Le Liban, un contexte propice pour l’exploitation pédagogique du conte

5.3. Formes verbales rivales au conte 79 1. La poésie populaire vs le conte

La poésie populaire représente le premier rival du conte parce qu‟elle est largement répandue dans tout le Moyen-Orient arabe. Cette poésie est différente de la poésie classique, non seulement parce qu‟elle recourt aux dialectes locaux, mais aussi et surtout par ses règles, ses rythmes et ses mètres.

En effet, ce type de poésie peut prendre plusieurs formes tel le « zajal », qui est sa forme la plus connue : il se dit, se récite ou se chante (GHANIME, 1980) dans des circonstances différentes et à l‟occasion des événements très divers : événements sociaux tels les mariages ou les décès, les joutes ou les soirées restreintes ou publiques, événements politiques etc …

Il est facile de remarquer que cette forme de poésie demeure très vivante aux côtés de la poésie classique et littéraire contemporaine. Qu‟il soit bien instruit ou illettré, chacun connaît des poèmes par cœur, aime assister à des joutes, soutient passionnément tel ou tel poète.

Le Liban est un pays particulier dans ce domaine : les joutes de poésie ont réussi à résister malgré la guerre civile de 1975. La joute a un principe très simple et immuable : elle comporte quatre poètes en position d‟arc de cercle face aux auditeurs et derrière eux des musiciens jouant sur un tambourin appelé en arabe littéraire « Daf ». Des défis sont lancés par les poètes et sur des thèmes diversifiés, parfois suggérés par le public. En général, les thèmes sont suggérés par l‟actualité ou reprennent des sujets éternels comme « l‟amour » ou « la haine » mais quoiqu‟ils soient, ils renferment toujours la tolérance et la sagesse. Dès lors, la joute se partage en deux groupes : deux poètes contre les deux autres défendant leur choix en recourant à de la poésie improvisée ou semi-improvisée. Les musiciens sont là pour accompagner les vers avec leur chant et leurs instruments et en reprenant en refrain un vers qui leur a plu le plus. Le public, lui, encourage les poètes en reprenant le refrain. Quand le thème s‟épuise, les poètes balancent habilement vers un autre, et la soirée devient plus belle, une des soirées qui dure souvent assez tard pour le plaisir de tout le monde.

5.3.2. Les proverbes

La parole de tous les jours, surtout celle des villages, est parsemée de proverbes que les gens utilisent communément parce qu‟ils sont compris et connus par tout le monde. Le recours aux proverbes correspond ordinairement à l‟entrée dans l‟âge adulte, dans la société des « Grands ». Ainsi, il est frappant dans cette perspective de voir comment certaines jeunes filles, mariées à l‟âge de 14 ou 15 ans, commencent presque du jour au lendemain à utiliser les proverbes (QATAMESH, 1988) !

Les proverbes sont considérés par les linguistes comme miroir de la sagesse populaire, des coutumes et des traditions d‟un peuple, ils ont cette caractéristique de se transmettre de bouche à oreille de génération en génération exactement comme les contes. En effet, il n‟est pas étonnant de remarquer que parmi toutes les œuvres verbales d‟un peuple, ce sont surtout les proverbes et les contes qui sont les plus transmis et appris par les gens parce qu‟ils gardent tous deux ce caractère de moralité et de sagesse à transmettre. Leur nombre est difficile à cerner. Ils sont estimés par milliers. Il y a eu effectivement au Liban des tentatives pour compter les proverbes. Ainsi Ferdinand Joseph ABELA dans son ouvrage intitulé « Proverbes populaires du Liban Sud, recueillis par F.J. Abela » (deux tomes), et paru chez la maison d‟édition Maisonneuve et Larose en 1981, a pu en dénombrer jusqu‟à 3700 uniquement dans la région de Saïda80. Certains proverbes sont utilisés dans plusieurs pays arabes et orientaux, d‟autres sont strictement locaux.

5.3.3. La lecture dans le marc de café

Un phénomène particulier aux pays du Moyen-Orient et notamment au Liban et en Syrie est digne d‟être éclairé dans cette partie qui se centre sur la tradition orale au Liban : c‟est la lecture dans le marc de café. Bien qu‟il soit étrange de mentionner ici cette forme de divination, mais à vrai dire, cette activité, qui succède quasi-toujours le café au quotidien, recourt indubitablement à l‟art de la parole.

Nous rappelons que le café garde une place spécifique dans cette société orientale. Il représente l‟accueil et l‟hospitalité des Orientaux, mais il est surtout une sorte de parenthèse ouverte dans le cours ennuyeux des journées : c‟est un moment de détente et de repos entre amies ou voisines qui donne lieu à un petit cérémonial et qui permet aux femmes d‟avoir des nouvelles de toutes leurs connaissances.

Pour expliquer comment se fait cette activité, il est utile d‟expliquer que le café libanais (connu d‟ailleurs sous le nom de café turc dans tous les pays orientaux) se prépare en faisant bouillir de l‟eau avant d‟y ajouter petit à petit la poudre de café et de les faire bouillir toutes ensemble pour quelques minutes. Il est tout de suite servi avec son marc. Une fois le café bu, le contenu de la tasse (ou ce qui en reste) est renversé sur une soucoupe en le remuant un peu. En attendant que le marc sèche, on passe la tasse à une

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Saïda, à 48 km de Beyrouth, est une grande ville devenue aujourd'hui le centre commercial et financier du Sud du Liban. Saida a été l'une des plus célèbres cités-états de Phénicie.

personne normalement reconnue comme étant une « bonne liseuse » qui sait interpréter les images formées sur le fond et les parois de la tasse par le marc sec.

Normalement, le marc en séchant laisse constituer des images qui prennent certaines formes ou symboles tels les signes mythologiques connus et transmis par la bouche des femmes : le serpent concrétise un ennemi, un chat représente une personne trop bavarde, un cheval est la symbolisation de l‟arrivée d‟un prétendant … Ainsi, tout symbole est codifié et sera la prédiction d‟événements heureux ou malheureux.

La lecture du marc est un moment social valeureux où les choses se disent, où les angoisses peuvent être exprimées, où les espérances sont formulées : la jeune fille qui cherche un mari, la mère qui attend des nouvelles ou de l‟argent de son fils immigré en Afrique, chacun, chacune s‟y trouve et se reprend à espérer. C‟est une autre façon de se raconter et de communiquer avec l‟autre.

5.3.4. Les anecdotes et les contes facétieux

Une autre forme verbale très répandue au Moyen-Orient est représentée par les anecdotes. Elles se disent à tout moment de la journée. Certaines sont reliées à des sujets généraux atemporels et donc se transmettent durant une longue période. D‟autres sont liées à des situations sociales ou politiques bien précises et ont donc le caractère passager. Certaines sont locales, d‟autres emportées de l‟ailleurs, surtout de l‟Égypte81

où elles sont considérées comme un véritable sport national.

En outre, il existe un nombre considérable de contes facétieux, normalement courts et drôles par définition, des fois absurdes mais non pas sans sagesse, sans moralité sous un clin d‟œil ou une boutade. Ces contes ont très souvent pour héros les mêmes personnages : Djeha, Jiha ou Ch‟hâ chez les Arabes, connu sous le nom Nasruddine pour les Turcs, Kurdes, Iraniens, Pakistanais et autres peuples. En effet, ce personnage connu comme « fou-sage » dans la totalité du Maghreb et du Moyen-Orient est tellement célèbre que son influence est étendue de l‟Andalousie jusqu‟à la Chine. Nous retrouvons ce même personnage également en Sicile sous le nom de « Jouffa », représentant la survivance éventuelle de la présence arabo-musulmane dans cette île.

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Cf. BATTAH, Sami, Le Conte populaire, études dans les origines et lois formelles, le Caire : comité

5.3.5. Les récits

Les récits forment un genre assez répandu et réussi dans toute la région du Moyen-Orient et du Maghreb. En principe, le récit est le rapporteur des événements réels, ou imaginaires et est raconté à tout moment de la journée et il diffère d‟un pays à l‟autre, et d‟une origine sociale ou religieuse à l‟autre. Il y a encore une dizaine d‟années, nous entendions raconter dans notre village des rencontres avec des serpents millénaires, des hyènes, des chacals ou même les génies surtout les mauvais.

Il y a une cinquantaine d‟années, des histoires considérées comme « vraies » de génies circulaient dans les grandes villes orientales comme Beyrouth et Damas. Actuellement, surtout avec le développement urbain sans limites et l‟apparition de l‟électricité qui a illuminé les villages lointains même les plus isolés ainsi que l‟ouverture vers le monde extérieur, tout cela a repoussé les animaux sauvages loin des villages et des hommes. D‟ailleurs, il est frappant de voir comment ces histoires de génies se sont reculées du quotidien des gens.

Il existe aussi un autre genre de récit immortel jusqu‟au moment, souvent très orné, qui est celui des aventures personnelles de quelques hommes qui sortent plus ou moins de l‟ordinaire. Ce genre regroupe l‟ensemble d‟histoires contemporaines des hommes, héros du peuple, qui se sont opposés à l‟armée ottomane, anglaise ou française qui les agresse sous le seul prétexte d‟y représenter un danger. Nous pouvons donner l‟exemple d‟Adham Khanjar, un résistant libanais, originaire du Sud-Liban qui s‟est opposé aux armées françaises et anglaises dans les années vingt dans la région de Jabal Amel au Sud-Liban et au nord de la Palestine.

Enfin, un récit tout à fait particulier et relatif à la communauté chiite au Liban, en Irak et en Iran survit avec le temps d‟une manière incroyable. C‟est le récit d‟ « Ashoura » qu‟on célèbre de façon traditionnelle, une fois par an et pendant dix jours de suite allant du premier au dixième jour du Muharram (un mois lunaire chez les Musulmans). Ce récit raconte l‟histoire du martyr du troisième imam chiite, Al-Imam Al-Houssayn (prière sur lui), fils de l‟Imam Ali (prière sur lui), mort à Karbalaa, en Irak, en 682.

Ces cérémonies qui représentent un deuil populaire se déroulent a priori pendant les dix premiers jours de Muharram, et se poursuivent jusqu‟au dixième jour du mois suivant Safar (un autre mois lunaire). Elles se font normalement l‟après-midi devant un grand (ou

petit) public : un homme (ou éventuellement une femme si le public est formé de femmes et d‟enfants) se charge de raconter le récit, ou de le lire.

Les lecteurs s‟aident parfois d‟un texte écrit, mais ils récitent le plus souvent de mémoire pendant qu‟on les écoute, pleure, ou se frappe la poitrine et les cuisses du plat de la main comme signe de deuil et de profonde consolation. La cérémonie la plus importante se déroule le dixième jour du Muharram, appelé l‟ « Achoura » par une célébration centrale sur une grande place où l‟on joue une pièce de théâtre représentant la bataille de Karbalaa et le martyr de l‟Imam Al-Houssayn.

5.3.6. Le conte proprement dit

Le conte est la forme la plus populaire de la littérature orale au Liban mais qui tend à disparaître du quotidien de la région entière. Nous dirons même qu‟elle a disparu actuellement des grandes villes et est devenue propre aux villages. C‟est à cause de l‟apparition de la télévision dans les années soixante et soixante dix et la diffusion des salles de cinéma que le conteurs professionnels se sont tus pour être remplacés par des programmes, feuilletons ou pièces qui représentaient, le mieux à l‟époque, les histoires et les récits. La fascination pour la télévision et le cinéma est cependant universelle et évidente.

De nos jours, nous assistons de nouveau au retour du conte à la vie quotidienne des gens parce qu‟ils se sont persuadés qu‟ils en ont profondément besoin. Il est indubitable que le conte reste ancré dans la vie des Orientaux en général, et celle des Libanais en particulier, et sa vogue en ce moment en témoigne.

Il est vrai que certains contes des Mille et Une Nuits ainsi que certaines épopées et légendes ont été filmés dans des productions plus ou moins réussies ; cependant, la représentation de ces œuvres laissait passer sous silence quelques détails psychiques et pensées, ce qui ôtait à certains travaux leur originalité. Les contes gardent leur place immortelle dans la littérature orale, et ils s‟associent à tout moment au nom des conteurs (AMINE, 1990) ; les gens préfèrent les écouter eux-mêmes des bouches des conteurs pour revivre les émotions et les événements tels qu‟ils sont transmis par eux.