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Acquisition du langage : la voix et la parole

Spécificités de l’oral : la voix, la parole, le geste et l’échange

2.1. Acquisition du langage : la voix et la parole

Comment fait l‟être humain pour s‟approprier la langue dans toute sa complexité à un moment où son développement cognitif n‟est pas encore achevé ?

Parler de l‟acquisition du langage, c‟est en fait parler de la construction de la voix et de l‟appropriation de la langue. Une constatation un peu surprenante mais tout à fait fondamentale est que l‟humain commence à baigner dans la langue même avant la naissance. Il a été prouvé scientifiquement qu‟à partir du quatrième mois de grossesse, le fœtus reçoit la voix maternelle et la décode grâce à la neurophysiologie de l‟audition. Ainsi, le bébé commence à inscrire les informations liées à la voix maternelle et c‟est ce qui lui permet plus tard de distinguer la voix de sa mère parmi toutes celles qui l‟entourent. Même le langage paraverbal est très tôt développé en mesure d‟identifier certaines intonations :

17 Nous faisons allusion à une conférence réalisée par le linguiste Evelio CABREJO PARRA (professeur de psychalinguistique et directeur-adjoint de l‟UFR de linguistique à l‟université de Paris VII, ainsi que le vice-président d‟Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations « A.C.C.E.S. ») en janvier 2005 à l‟université Orléans-Tours et dans le cadre du colloque « L’oral, si on en parlait ? »

« Dès les premiers mois, l‟enfant est capable de distinguer une intonation affectueuse d‟un énoncé réprobatif » (DANNEQUIN, 1989 : 107).

Les phénomènes d‟intersynchronisation comportementale apparaissent dès la naissance, et l‟enfant peut dire « au revoir » en agitant la main avant de pouvoir le formuler en mots.Le linguiste Evelio CABREJO PARRA (2005) trouve que « l’être humain sort du

ventre maternel pour tomber dans le ventre de la langue. » C‟est que le bébé entre dès sa

naissance dans le monde de sa langue maternelle et se trouve en contact direct avec cette langue, mais plus encore il se trouve en contact avec différentes voix. Apparemment, la multitude des voix différentes de celle de sa mère cause une sorte de « sursaut psychique,

une discrimination mentale qui met en action l’activité de penser ». C‟est ainsi qu‟on se

met à penser dès notre arrivée à ce monde et dès qu‟on écoute les différentes voix des gens. Différentes voix signifient donc différentes langues pour les bébés. L‟être humain passerait donc sa vie à accomplir des « discriminations mentales » dont la première est structurée par la lecture de la voix et du visage !

Les deux premiers moyens qui vont permettre à l‟être humain de communiquer seraient donc la voix et le visage des personnes qui l‟entourent. L‟enfant passe de la grammaire du visage à la prosodie de la langue, mais surtout à l‟intonation parce que cette musique de la langue et les mouvements du visage font écho et riment ensemble. C‟est une sorte de double traduction du message véhiculé qu‟on a tous apprise intuitivement. Même si l‟enfant se trouve encore incapable de décoder les messages articulés par les gens qui l‟entourent, il comprend soit par l‟intonation des locuteurs soit par les positions de leurs visages le message à délivrer. Il n‟est pas donc étonnant de savoir qu‟aux trois premiers mois de sa vie, tout bébé dans toute culture apprend les traits acoustiques des voix qui l‟entourent, ce qui lui permet de développer sa langue à lui, passant ainsi du cri au babil18

. L‟enfant joue ainsi avec la longueur des syllabes et les répétitions. Au fur et à mesure qu‟il grandit, il entre dans une sorte de temps « socialement organisé »19

: l‟enfant commence à jouer avec les syllabes, longues ou courtes, ouvertes ou fermées, marquant ainsi une sorte d‟identité sociale dans son babil lui-même. A partir du cinquième ou

18 Le babil est le langage primitif du bébé composé des premières syllabes acquises sous la forme de la duplication des syllabes, par ex. : ba, ba, ba, / ma, ma, ma.

19 L‟expression signifie bien que la vie de l‟être humain est une sorte de séquences temporelles qui s‟enchaînent en fonction de l‟identité sociale de la personne et de ses activités sociales. Voir sur ce point Evelio CABREJO PARRA, op. cit.

sixième mois, le babil même du bébé permet de définir la communauté linguistique à laquelle il appartient (HALLÉ, 2004 : 151-156).

Certaines recherches, comme celle de MANEVA (2001), sont un peu radicales : le babillage ne serait pas universel ou alors que très partiellement :

« Depuis le début des années 90, des travaux ont montré que le jeune enfant fait déjà des choix phonétiques et de structures syllabiques qui sont propres à la langue ambiante. Cette composante est observable dès l‟âge de huit mois à l‟aide de spectrographes qui enregistrent la prosodie des vocalisations, c'est-à-dire la durée, la fréquence, le rythme et l‟intensité des sons produits ».

L‟étude de MANEVA a permis de relever des caractéristiques différentes entre les babillages de bébés français, arabes, suédois, américains et cantonais. Ainsi, un enfant français n‟a pas certes le même babil qu‟un enfant japonais du même âge. L‟enfant français différencie en fait les syllabes longues ou courtes, parce que la langue française a une musique qui lui est particulière dans laquelle on joue avec le temps. Quoiqu‟il soit ce qu‟il dise, le locuteur s‟installe toujours dans les syllabes qui marquent les frontières des mots ou des énoncés, sans oublier que la dernière syllabe de tout énoncé en français est forcément ascendante. Ainsi, tout être humain né dans un environnement francophone acquiert et capte dès la naissance les traits acoustiques et prosodiques qui segmentent cette espèce d‟enchaînement oral et qui distinguent cette langue d‟autres langues. Tout ceci se passe d‟une façon similaire suivant la langue dans laquelle l‟être humain prend naissance.

Donc, l‟être humain commence à naviguer et à voyager dans la vie ainsi qu‟il le fait en langue et en culture. Il joue avec la musique et la prosodie de la langue en intégrant la notion du temps à sa pensée. Ce concept qu‟est le temps est indispensable à l‟apprentissage de la langue parce qu‟en fait tout énoncé verbal est constitué de séquences acoustiques qui se succèdent dans le temps suivant un ordre bien précis selon les mots qui constituent les énoncés.

Admettons ceci, nous comprenons ainsi qu‟il n‟existe pas un seul temps dans la vie de l‟être humain : à part le temps tel que nous le connaissons dans notre vie ordinaire, le temps de la physique, il existe un autre temps qui est évidemment celui de la culture. Dans cette perspective, le temps le plus marquant dans la vie de la personne est celui de l‟oral qui lui permet d‟entrer dans une culture singulière, la culture orale. Certes, la voix du bébé change avec le temps et progresse du simple babil en énoncés verbaux bien

compréhensibles et cohérents en se façonnant suivant les traits prosodiques de la langue qu‟il a apprise.

En 1975, BRUNER trouve que l‟acquisition initiale dépend des interactions sociales répétées : les répétitions assurent l‟accès aux règles phonologiques et grammaticales. Cette approche interactionniste, dont les principaux représentants sont BRUNER (1975), WALLON et VIGOTSKY (1999), intègre la notion de communication. Elle s‟intéresse à la manière dont l‟interaction entre l‟enfant et son entourage constitue le moteur de l‟acquisition du langage.

Vient ensuite la phase de transmission. Pour se forger la parole et la voix, il faut à l‟être humain avoir déjà entendu celles des autres. Un rôle important est donc accordé à l‟environnement dans le processus d‟acquisition. Cet impact de l‟environnement ne se réduit pas à une influence unidirectionnelle des adultes sur l‟enfant. En fait, cette approche considère l‟enfant et son environnement comme un système dynamique, où chacun des deux éléments agit sur l‟autre. Au fur et à mesure que l‟enfant grandit et progresse, les adultes lui fourniraient les expériences linguistiques dont il a besoin pour progresser. Ils complexifieraient donc progressivement son environnement linguistique. Liliane HAEGEMAN (1992 : 157) pense que « la compétence, i.e. le savoir linguistique

tacite, est le même pour tous ». Cependant,

« la performance, la mise en opération de ce savoir, varie considérablement d‟un sujet à l‟autre, et est en fonction de nombreux facteurs comme l‟attention la fatigue, l‟émotivité, la situation socioculturelle du locuteur, le type de conversation qu‟il tient, ses compétences de rédaction, etc. »

« La langue nous marque symboliquement » (HAEGEMAN, 1992 : 157) : ce que dit l‟interactant peut explicitement dire d‟où il vient. La langue est en fait un élément qui révèle l‟identité sociale de l‟être humain ainsi que son identité culturelle et civilisationnelle. C‟est que dans chacun de discours des interactants, des éléments linguistiques viennent s‟infiltrer et montrer leur origine. Ainsi, un Québécois se distinguera, et ce depuis la naissance, d‟un Français ou de quelqu‟un né en Afrique, parce qu‟il sera préalablement habitué à parler comme dans le pays de sa naissance et donc il acquiert une certaine identité linguistique et sociale. Un Québécois ne saura donc jamais parler comme un Parisien parce qu‟il aurait appris à reproduire la musique de la langue telle qu‟il y a eu accès et ceci le marquera à vie. Les recherches et les études de

MANEVA (2001) ont prouvé cette hypothèse à partir d‟une analyse de l‟enregistrement de productions du babillage de bébés québécois et français âgés de 10 à 21 mois :

« Chez les Français, les syllabes d‟un même mot ont toutes la même durée, sauf la dernière, qui est allongée. Cette isochronie se manifeste dans le babillage vers l‟âge de 14 mois. Toutefois, elle ne constitue pas une caractéristique du français québécois et on ne l‟observe pas dans le babillage des bébés d‟ici. »

L‟auteur précise également que la structure rythmique du français québécois est plus complexe que celle du français standard. Ces résultats montrent que le nourrisson possède déjà une connaissance de la mélodie et de la prosodie de sa langue maternelle et qu‟au cours de son apprentissage, le bébé écarte progressivement les sons et les caractéristiques sonores ne faisant pas partie de sa langue maternelle.