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Les traductions d’Antoine GALLAND : apports et effets

Le conte oriental et le conte occidental : origines et caractéristiques

4.1. Le conte oriental à la française : invention d’un genre littéraire

4.1.2. Les traductions d’Antoine GALLAND : apports et effets

Ce qui marque surtout le conte du point de vue esthétique et moral, ce sont le style et la langue. La réussite des contes de fées tels ceux de PERRAULT est indubitablement due à la simplicité du style adopté et au

« tour naturel (…) qui est au fond celui de la conversation classique, lequel fut adapté par GALLAND pour transmettre une civilisation dans le respect de son altérité, mais dans la visée d‟une certaine idée classique de l‟humain. » (PERRIN, 2005 : 14)

néerlandais Albert SCHULTENS et de l'orientaliste allemand Johann Jacob REISKE, ainsi que d'un supplément fourni par Claude DE VISDELOU et Antoine GALLAND.

Toutefois, l‟apport sans égal de GALLAND dans ce domaine est dû à ce qu‟il a mis en place une langue et un style de ce qu‟on appelle « l‟Orient merveilleux » ; il a changé beaucoup dans les structures linguistiques et grammaticales du texte en retravaillant la langue ou comme le remarquait Sylvette LARZUL (2004), citée par PERRIN (2005 : 15) :

« Il a ainsi constitué une langue dans la langue, perfectionnée au fur et à mesure de ses traductions jusqu‟au point où, selon Sylvette Larzul, c‟est moins d‟une traduction qu‟il faudrait parler dans son cas, que d‟une recréation fondée sur l‟imitation. »

À ne pas oublier qu‟il s‟agit bien à l‟époque d‟un domaine peu considéré des Lettres et en quelque sorte sous-estimé qu‟est le conte. En effet, GALLAND a eu le talent de savoir manipuler des structures linguistiques en les adaptant aux contextes de l‟Occident sans risquer de choquer les lecteurs : simplification ou adaptation des séquences descriptives ou narratives, recours à des procédés rhétoriques, insertion des paraphrases à valeur explicative pour maintenir le ton original du conte oriental et faciliter l‟appropriation du texte par le lecteur. Toujours selon PERRIN, GALLAND a moins traduit que réinventé certains contes, à l‟exemple d‟Aladdin, grâce à des canevas et des schémas narratifs qu‟il a notés dans son journal d‟après ce que lui racontait le maronite Hanna chez le voyageur Paul LUCAS, et c‟est grâce à ces techniques que GALLAND a pu rendre ces contes universels !

Certains comme Pierre-Daniel HUET définiront ce genre, à savoir « le conte oriental », du point de vue de la culture au lieu d‟interroger le genre en soi-même :

« tous ces peuples ont l‟esprit poétique, fertile en inventions et en fictions : tous leurs discours sont figurés ; ils ne s‟expliquent que par allégories ; leur théologie, leur philosophie et principalement leur politique et leur morale sont toutes enveloppées sous des fables et des paraboles […] L‟on dit que la grande place d‟Ispahan ne manque jamais de bateleurs qui ne divertissent le peuple […] qu‟en leur faisant des récits fabuleux et des contes romanesques. » (HUET, 1971 : 52, 60)

Ainsi, l‟analyse générique des contes orientaux révèle surtout le procédé d‟encadrement ou d‟enchâssement qui fait que les récits s‟emboîtent les uns dans les autres comme générateur des récits eux-mêmes : un procédé peu connu dans les écrits occidentaux mais qui crée des effets d‟attente, de surprise et de suspens. GALLAND a pu transmettre cette caractéristique dans les textes qu‟il a traduits et innovés en dévoilant un autre chemin pour impressionner et retenir l'haleine des lecteurs.

Il est vrai que dans la période située entre 1704 et 1724 il y a eu en fait trois grands recueils qui ont retenu l‟attention des lecteurs occidentaux, à savoir Les Mille et Une Nuits de GALLAND, les Quarante vizirs (Histoire de la Sultane de Perse et des vizirs de DE

LA CROIX (en 1707) et l’édition de la traduction GALLAND des Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman (en 1724) par GUEULLETTE. Ces trois grands

recueils reposent sur des recueils indo-persans de récits et d‟histoires, traduits presque en même temps depuis l‟arabe ou le turc en français classique. Mais nous nous intéresserons surtout à l‟œuvre de GALLAND pour la perception d‟une cohérence qui s‟inscrit-là. Même si les Mille et Une Nuits ont été rédigés en arabe, leur incipit se trouve dans des chroniques des anciens rois perses dont le règne s‟étendait des Indes jusqu‟à la Chine. Donc, il est facile d‟en déduire que ce recueil gigantesque englobe bien l‟Orient dans ses différentes langues et tendances, arabe, perse ou indienne.

Étant déjà connus en Occident depuis longtemps, les apologues ne sont pas vraiment une nouveauté ; cependant, par rapport à LA FONTAINE par exemple, l‟innovation est au niveau de l‟organisation dialogique et la progression dialectique dans un contexte de débats moraux, philosophiques ou même politiques. Cette polyphonie n‟est pas tout à fait nouvelle pour les gens de l‟âge classique. Mais ce qui est marquant c‟est le goût contemporain pour les apologues, contes et fables orientaux en même temps qu‟une association de la pensée et du récit d‟origine indo-persane.

C‟est surtout le recours aux enchâssements narratifs qui retient l‟attention dans Les Mille

et Une Nuits et les recueils apparentés, et on verra plus tard le réinvestissement de ces

spécificités narratives dans les textes occidentaux grâce aux différentes analyses techniques élaborées par TODOROV, BREMOND et d‟autres.

Il est vrai qu‟on reproche des fois aux contes orientaux d‟être des contes légers ou sans enjeux, mais il est vrai aussi que l‟un de leurs succès est dû à ce qu‟ils sont apparus à un moment où le public des lecteurs s'était senti ennuyé par les moralités. C‟est d‟ailleurs un espace d‟évasion que les contes orientaux offrent aux lecteurs occidentaux et surtout un goût de l‟exotisme et de l‟originalité. L‟ambiance des contes des Mille et Une Nuits ressemble à une ambiance onirique où tout s‟entremêle : parfums, musiques, femmes etc. Mais c‟est justement cette ambiance à laquelle tendent les occidentaux ; le raffinement oriental est ainsi une raison en plus pour le succès de ces contes, et d‟ailleurs le XIXème siècle continuera à les lire longtemps après, sans compter les rééditions et les diverses

traductions qui ne font que prolonger l‟enjouement Ŕaussi bien que l‟engouementŔ des lecteurs déjà suscité au XVIIIème siècle. La diffusion de ces contes est dynamique et les traductions ainsi que les rééditions envahissent toute l‟Europe. Loin de disparaître (à cause de leur légèreté), les contes orientaux demeurent désormais l‟un des héritages les mieux connus d‟un patrimoine tout à fait universel, ainsi que leurs traductions dans toutes les langues.

Ainsi, il est juste de dire que le succès inégal de ces textes reflète un désir très profond d‟épanouissement des esprits occidentaux et une aptitude incroyable d‟ouverture à l‟étrangeté de l'Orient ; cette aptitude qui est un peu étrange par rapport à son temps, témoigne ainsi d‟une bonne propagation de tels textes et de leur écho retentissant dans la culture occidentale de l‟époque. C‟est surtout une expérience de l‟Autre et de l‟Ailleurs à laquelle on fait face et qui prépare l‟émancipation des esprits et le relâchement des pensées, au moment où pensée et histoires commencent à se côtoyer.