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2.4.2 Ben Ali et l’Islam

Chapitre 4. L’identité : dimension représentationnelle

I- Les représentations sociales

1. Origine de la notion et notion d’origine

Abric définit la représentation sociale comme étant « le produit et le processus d’une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique (1987, p.64). Etant le produit et le processus de toute activité mentale, la représentation doit réunir les individus dans un travail de fourmis pour la fabrication des idées. Elle produit, alors, un savoir qui dépasse celui de l’individu ordinaire, « une pensée sociale » (Rouquette, 1973 ; Guimelli, 1999) qui dépasse la pensée personnelle, qui, à force d’être partagée, constitue la matière de la conscience collective, bref des représentations collectives (Durkheim, 1912), le fondement de la pensée logique et de toute théorie scientifique. « Penser logiquement, en effet, c'est toujours, en quelque sorte, penser d'une manière impersonnelle », dit Durkheim, et c’est sous « la forme de la pensée collective que la pensée impersonnelle s'est, pour la première fois, révélée à l'humanité ». Cette forme de pensée est ainsi, selon Durkheim, à l’origine des productions sociocognitives (Guimelli, 1999). Moscovici (1961) a dynamisé le concept de représentation collective en illustrant, dans sa thèse de doctorat « La psychanalyse, son image et son

public », comment les théories scientifiques ou religieuses, qui sont des représentations

collectives, se transforment et se recyclent au cours des interactions sociales dans un « savoir de sens commun » ou dans ce qu’il appelle « représentations sociales » permettant aux individus de comprendre les lois avec lesquelles fonctionne le monde qui les entoure. Les représentations vont donc agir comme « une grille de lecture » (Abric, 1994) propre à chaque groupe social. Et c’est notamment par le langage et les communications interpersonnelles que cette grille de lecture se construit et se re-signifie. Les représentations autorisent donc les modifications afin de permettre une interprétation adéquate de la réalité. Elles favorisent alors le lien social. Avec Moscovici, la notion de représentations devient une passerelle entre l’individuel et le collectif.

Cette notion a aussi le mérite d’établir un pont entre deux grands courants de pensée restés longtemps en conflit, à savoir le courant idéaliste et le courant matérialiste de la connaissance.

Page 105 En effet, dans sa Théorie des Idées, Platon affirme une distinction entre l’opinion (doxa) et la science (épistémè) ou « la vérité ». Cette distinction met dos à dos le savant et l’homme ordinaire, du fait que le premier recourt à la vérité immuable qui demeure dans le monde des dieux, le second se réfère à l’opinion et au monde sensible. S’approprier la vérité, selon Platon, ne sera possible qu’après un effort long et constant d’apprentissage des mathématiques, du dialogue et de la Théorie des Idées. Plus tard, avec le cogito de Descartes (1596, 1650), ²la pensée²qu’elle soit rationnelle ou irrationnelle devient la seule vérité absolue qui existe puisque c’est grâce à elle que l’on prend conscience de l’existence du monde sensible et réel. Convaincu de cette idée Berkeley (1685, 1753) écrit « tous les corps matériels n’existent que sous forme d’une représentation mentale, des images mentales donc leur existence se résume dans l’opération de leur perception ».

Quant aux tenants du courant matérialiste, l’intellect et la raison ne sont que des phénomènes secondaires, des épiphénomènes qui résultent de la réalité extérieure ou de la matière. Pour les Sophistes, les adversaires de Platon, « rien n’est vrai en soi » et la vérité change selon la mesure de l’homme, selon ses pratiques, son discours et sa place dans la société. Avec la « théorie de l’homme mesure », les matérialistes démontrent qu’il n’y a pas une seule vérité à connaître. Or, si la vérité est multiple, dit Platon, c’est le règne de la contradiction.

L’opposition entre la pensée et la réalité se convertit au cours de la période médiévale par une opposition entre la foi et la raison qu’Averroès (1126, 1198) a tenté de résoudre, dans son ouvrage Accord de la religion et de la philosophie, en donnant une nouvelle définition de

la vérité et du sujet connaissant. Il y distingue l’intellect passif et l’intellect actif, le premier est personnel, son consensus porte sur les pratiques, le second est collectif et son consensus porte sur les connaissances et les croyances partagées. Cette distinction a permis de considérer deux stratégies différentes et non contradictoires pour acquérir la vérité, on peut se l’approprier avec la religion ou la philosophie. Ces deux façons d’acquérir la vérité sont dictées par la loi Divine qui incite dans plusieurs versets du Livre (le Coran) de faire « usage du raisonnement rationnel ou rationnel et religieux à la fois » pour comprendre l’univers. « Le Très-Haut a dit : N'ont-ils pas réfléchi sur le royaume des cieux et de la terre et sur toutes les choses que Dieu a créées » (Ibid. p.7). Cela s’explique, selon Averroès, par la diversité de la nature humaine et la tendance de certains de fonder leurs connaissances sur le manifeste et d’autres sur le caché et le latent. Par contre, si Averroès a réussi à réduire la distance entre la

Page 106 foi et la raison, les philosophes de l’époque des Lumières engagés contre toute forme d’oppression religieuse et morale, ont terminé ce conflit par le triomphe de la raison sur la foi.

Pour atténuer cette rupture, il faut attendre les penseurs du XIXe siècle, Kant (1724, 1804), notamment, qui, dans La phénoménologie de l’esprit critique, montre que notre capacité de raisonnement dépend de trois moyens d’acquisition de connaissance ; les sentiments, la raison et la pratique. Et seule avec la pratique que la connaissance devienne à la portée de tout le monde. Kant fait aussi une distinction entre la logique sociale et la logique formelle du fait que la première est déterminée par l’histoire de l’individu et les pratiques alors que la seconde se rapporte aux croyances collectives et universelles transmises et partagées. Le lien entre ces deux logiques, sociale et formelle, s’est confirmé avec Auguste Comte (1830, 1842), avec sa théorie dite « Loi des trois états »1 de l’évolution de la science. Selon cette théorie, la pensée humaine passe successivement par l’âge « théologique » puis l’âge « métaphysique » et enfin l’âge « positive ». Les sciences positives appelées aujourd’hui « exactes » ont pour rôle d’éliminer les spéculations métaphysiques et de comprendre objectivement les lois de l’organisation sociale. Bachelard, dans Le nouvel esprit

scientifique (1934), affirme, lui aussi, que la science évolue de manière permanente dans le

dialogue, la raison et l’expérience et qu’elle ne se sépare pas de son histoire au cours de laquelle elle ne cesse de se rectifier, de se corriger et d’élargir ses concepts. Le matérialisme historique de Marx confirme cette dialectique en montrant comment la connaissance se développe dans les relations sociales de production et à travers l’histoire de la société de classe. Les sciences, les philosophies, les arts et la religion ne sont que de structures de pensée créées par la société pour justifier les inégalités sociales et permettre aux classes dominées de mieux supporter leur soumission. Dans ce cas, toute production idéelle dépend de la société et de ses besoins et par conséquent de la collectivité et non de l’individu seul.

La primauté du collectif sur l’individuel ou de l’individuel sur le collectif devient la problématique autour de laquelle plaident les penseurs du vingtième siècle. L’individuel est toute expérience personnelle qui oriente et organise les actions et les conduites d’un individu selon une intention pragmatique, le collectif est tout ce qui est normatif, culturel et largement commun à tous les membres d’une société, comme la religion, leur servant de référence pour régler et légitimer les comportements des individus au sein du groupe ou dans les rapports

Page 107 intergroupes. Durkheim, un des élèves de l’école positiviste, montre dans la Revue de

métaphysique et de morale (1898) comment les représentations religieuses, les mythes et les

idéologies sont des représentations collectives (Guimelli, 1999) qui orientent les perceptions et les comportements individuels. Le Bon (1895), en parlant de l’« âme collective » ou « identité de la foule » montre, de sa part, comment cette identité estompe les différences entre les membres du groupe social en leur donnant une caractéristique commune leur permettant de se distinguer des autres groupes. pour le Bon, c'est avec la logique des sentiments que la foule élabore ses croyances collectives et non la logique rationnelle. Pour, Lévy-Bruhl (1903), on ne peut comprendre la culture des sociétés primitives à travers notre propre représentation du monde, puisque les représentations collectives sont spécifiques à chaque culture. Tarde (1890), le concurrent de Durkheim, insiste sur la primauté de l’individuel sur le collectif ; notamment sur le rôle que joue la conversation dans le changement des opinions et des croyances collectives. Piaget (1896-1980) pose, de même, le problème des représentations du monde et du jugement moral chez l’enfant comme « des processus psychiques » intermédiaires « intervenant dans le traitement des données du réel » (Ibid, p. 41) et évoluant en fonction des rapports successifs que l’individu entretient avec la groupe social.

Cette disparité entre les théories idéalistes et matérialistes, rationnelles et religieuses, individualistes et collectivistes s’est résolue avec la notion des représentations sociales. Située à l’articulation de « la cognition, de la communication et de la sociabilité » (Flament, 2003, p.3), la notion de représentation sociale admet que toute société à une époque donnée construit un ensemble de « savoir de sens commun » qui lui permet de s’approprier la réalité, la manipuler, la dominer pour s’y adapter. Ainsi, en admettant l’existence d’un « savoir de sens commun », c’est admettre qu’il y a autant de savoirs et d’objets à connaître qui dépasse notre expérience personnelle. Objet individuel et objet collectif, objet à l’intérieur de nous et objet à l’extérieur de nous. L’objet intérieur implique des facultés de perception (la connaissance de Platon, le sens de Kant et la raison de Descartes), l’objet extérieur implique des facultés de conception (la pratique des Sophistes, la mémoire sociale de Comte et de Bachelard, les sentiments de Kant et du Le Bon, la culture de Lévy-Bruhl, le langage de Tarde, les représentations collectives de Durkheim), tels sont les objets d’étude de l’approche de représentations sociales.

La représentation est alors un concept d’origine du fait qu’elle réduit l’écart entre des disciplines et des champs d’étude très éparpillés et réunit des théories lointaines et récentes

Page 108 pour étudier ce qui est collectif et ce qui est individuel, ce qui est normatif et ce qui fonctionnel, ce qui est objectif et ce qui subjectif dans toute forme de pensée sociale, elle fait alors le pont entre le psychologique et le sociologique et permet d’étudier « la vie psychique » (Mannoni, 1998) qui se manifeste dans le discours et les comportements des individus, dans leurs rapports sociaux, leurs pratiques et même dans leurs sentiments « sans les déformer ni les simplifier » (Moscovici, 1961). Son originalité réside, ainsi, dans sa neutralité en tant qu’approche, puisqu’elle peut envisager le thème général de la connaissance, de la perception sociale et de la religion, avec moins de polémique et plus de liberté d’esprit. « Ne pas admettre une forme de pensée qui nous est différente, c’est se limiter dans une forme de pensée très limitée », c’est le principe de base de l’approche des représentations sociales.

La représentation sociale est alors une expression récente et d’usage multiple. Pour Doise, « la réduire à une seule définition, c’est enlever à la notion de représentation sociale sa fonction d’articulation avec les autres systèmes explicatifs » (1985.p.83). Ceci nous amène à dire que les représentations sociales s’imbriquent non seulement dans les études psychosociologiques mais aussi dans tous les champs des sciences humaines et sociales.

2. Présentation des différentes approches d’étude des représentations