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Introduction et problématique

II- Psychosociologie historique de l’identité tuniso-musulmane

1. L’identité tunisienne

Avant l’Islam, peut-on parler d’une identité tunisienne ? L’histoire nous décrit une mosaïque identitaire, berbère puis carthaginoise occidentalisée par les romains pendant six siècles puis les vandales1 (439-534) et orientalisée par les byzantins2 (534-698), les

musulmans arabes et d’Anatolie3 pendant des siècles. Ce mélange de cultures se côtoie sur un

territoire que Rome appelle à son époque Ifriqiya. C’est le nom de la Tunisie avant son islamisation. Les linguistes ont d’ailleurs trouvé différentes racines étymologiques du mot

Ifriqiya, dérivées du nom Afrique, dans les langues berbère, grecque, latine et arabe et avec

différentes significations. Cette polysémie linguistique est un premier indice sur le pluralisme culturel et identitaire du Tunisien.

Après l’islamisation de la Tunisie et la fondation de la mosquée de Kairouan4 en 670,

le pays est rapidement arabisé, il connaît, par la suite, une époque de prospérité sous le règne des Aghlabides (800-909). Quelques siècles plus tard, le pouvoir est confié aux musulmans berbères, appelés les Hafsides (1229-1574), avec lesquels le centre de rayonnement intellectuel et religieux se déplace de Kairouan à la mosquée de la Zitouna située en plein centre de la ville de Tunis5 considérée, dès lors, la capitale d’Ifriqiya d’où le nouveau nom

« Tunisie ». L’identité tunisienne est alors une création arabo-musulmane comme l’identité

ifriqiyenne est une création romaine. En parlant de l’identité tunisienne, l’Islam en est, certes,

une partie intégrante sinon fondamentale.

1 Peuple germanique c'est-à-dire de l’Europe du Nord, ils ont fondé le royaume vandale d’Afrique qui est actuellement la Tunisie.

2 De Byzance, empire romain situé en Orient avec pour capitale Constantinople, soit la Turquie actuellement, à l’époque de la conquête de la Tunisie, elle était menée par l’empereur Justinien.

3 La Turquie de l’empire Ottoman.

4 La date de la fondation de la mosquée de Kairouan réputée comme le quatrième lieu de la sainteté musulmane et le centre intellectuel et religieux le plus remarquable en Afrique du nord durant le IXe, Xe et XIe siècle.

Page 46 Aujourd’hui, plus de 98% des Tunisiens sont de confession musulmane, dont la majorité est sunnite1 de rite malikite avec une minorité chiite2, Abadhite3 et soufie4.

1.1. La composante normative ou traditionnelle de l'identité tuniso-

musulmane

En Tunisie, c’est la doctrine sunnite malikite fondée par Malik Ibn Anas5 (715-796) qui constitue la base normative de l’Islam. Cette doctrine est installée lors de la dynastie des Abbaside6 afin d’éteindre les révoltes populaires dues au traitement discriminatoire des

musulmans non arabes par les musulmans arabes. Puisqu’elle a réussi à lutter contre les forces centrifuges des différentes populations musulmanes, les Hafsides7 ont officialisée la doctrine Malikite dans tout le pays où elle demeure jusqu’à aujourd’hui.

En effet, si cette doctrine a réussi à s’intégrer dans une culture différente de celle de l’Arabie, c’est parce qu’elle donne une place importante aux coutumes locales du pays et tolère les différences culturelles et ethniques. Sa tolérance revient au « savoir-faire » de son fondateur Malik Ibn Anas qui a toujours recommandé de ne pas appliquer sa jurisprudence à toute la population et dans tous les pays islamisés. L’ouverture d’esprit est au cœur des principes de Malik dont nous citons les paroles « la loi de ceux qui nous ont précédés est la nôtre tant qu’elle n’est pas abrogée par un Texte », « la nécessité lève l’interdit », « la peine nécessite la simplification », « toute chose est par essence pure et permise tant qu’aucun Texte ne signifie le contraire ». Nous nous attendons de trouver, chez les jeunes tunisiens, au niveau du système central de leurs représentations sociales de l’Islam et du Musulman les traces de cet esprit Malikite d’ouverture, de facilité et de modération.

1 Sunnite signifie orthodoxe en français.

2 Les chiites constituent 15% des musulmans dans le monde dont 90% sont iraniens, ce sont ceux qui refusent les trois premiers califes et croient que Ali, cousin et gendre du prophète, doit être le successeur immédiat après Mohamed parce qu’il possède la meilleure connaissance à propos du Coran, de l’islam et la tradition prophétique.

3 Les Abadhites sont très nombreux à Sultanat Oman. Pour eux, le Calife (le commandeur des musulmans) ne doit pas être nécessairement de la famille du prophète ni de son appartenance ethnique, un musulman noir qui a les qualités requises peut devenir Calife.

4 Les soufis sont ceux qui adhèrent au soufisme « la sagesse divine » en arabe, selon les soufis, la reconnaissance de Dieu et la sagesse ne s’obtient que par la purification de l’âme, seul un renoncement au monde permet d’atteindre ce résultat, qui connaît Dieu l’aime, qui connaît le monde y renonce ».

5 Malik ibn Anas aussi connu par l'Imâm de Médine ou plus communément imam Malik.

6 Au règne d’Haroun AR-Rachid, le cinquième Calife Abbaside (766-809).

7 Dynastie berbère qui règne sur l’Ifriqiya soit la Tunisie qui s’étend de l’est de l’Algérie à Lybie pendant quatre siècles (1207-1574) avant sa chute devant l’invasion Ottoman au XVIe siècle.

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1.2. Les Musulmans d'Orient, les premiers enseignants de la norme

islamique

Le Musulman d’Orient est le premier qui a enseigné au Musulman Tunisien les valeurs et les principes de l’Islam, il est alors son premier référent religieux. Dans le dialecte tunisien, on utilise tout court le terme "Oriental", traduction de Charki quand il s'agit du Musulman du Moyen-Orient. Rappelons que le terme "Orient" signifie, en français, l’est, c’est l’est par rapport à l’Europe et également à la Tunisie. Le Moyen-Orient est la terre sainte, celle des prophètes et des trois religions. Pour le Tunisien c’est principalement l’Egypte, l’Arabie Saoudite et la Syrie.

1.3. La composante normative de l'Islam d'Orient

L'Islam d'Orient a pour base normative la doctrine sunnite Hanbalite dont le fondateur est Ahmed Ibn Hanbal1(780-855). Cette doctrine est née pour mettre fin à l’ijtihad

(l’interprétation de l’Islam) et combattre une pensée philosophique musulmane qualifiée d’hérésie2 qui a risqué de diviser la communauté musulmane. Cette doctrine est rigidifiée au fil des époques dans des idéologies musulmanes3 reconnues aujourd’hui par le Wahhabisme ou Salafisme qui réfute toute nouvelle interprétation de l’Islam et ne reconnaît que le Coran et la Sunna (les conduites et paroles du prophète) comme la seule source de la jurisprudence musulmane. Cette doctrine est la plus conservatrice et la plus traditionnaliste, elle a pour dogme la tradition et le passé des ancêtres et condamne toute innovation ou modernisation de la religion. Le Hanbalisme s’est renforcé dans plusieurs pays musulmans depuis la chute de l’empire Ottoman et ne cesse de se répandre jusqu’à aujourd’hui, surtout après les révolutions arabes.

1.4. Approche comparative entre l’Islam Tunisien et l’Islam d'Orient

Grâce à la norme malikite, le Tunisien a développé une identité musulmane tolérante, favorable au changement et ouverte à la modernité et aux autres cultures alors que le Musulman d’Orient tient beaucoup plus à la tradition et à toute forme de pensée sociale qui

1 né à Bagdad en 241 Hégire, théologien jurisconsulte et traditionaliste musulman, fondateur de l'une des quatre grandes écoles juridiques sunnites, connue sous le nom de "hanbalite". La doctrine hanbalite recommande de s'attacher et de suivre strictement le Coran et la Tradition, rejette la tentation de l'innovation (bid'a), et condamne les déviations religieuses et/ou politiques apparues dans son époque.

2 C’est le mutazilisme dont la pensée est influencée par la philosophie grecque et le Logos (le raisonnement), sa critique rationnelle du coran l’a amené à s’interroger par exemple si les attributs de Dieu cité dans le Coran doivent être interprétés allégoriquement ou littéralement, si le destin de l’homme est prédéterminé ou bien l’homme est responsable libre de ses actions.

3 On reconnait ces idéologies dans les écrits d’Ibn Taymiyya et ses successeurs comme les contemporains Mohamed Ibn Abd-El Wahhab d’où le Wahhabisme et Jamal-Eddine Al-Afghani.

Page 48 sacralise le passé et les ancêtres religieux. Ces deux positions contradictoires par rapport à la tradition musulmane sont à l’origine du conflit entre le Musulman Tunisien et le Musulman d’Orient. Ce sont ces deux bases normatives de la référence islamique que nous pensons mobiliser dans l’inconscient collectifs des jeunes musulmans tunisiens lorsqu’ils seront conviés à se prononcer sur l’Islam et le Musulman en leur nom propre (consigne normale) puis au nom du Musulman d’Orient. (consigne de substitution).