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4 Approche historique du contexte linguistique et éducatif

4.4.3 Nationalismes et idéologie

En 1962, Senghor utilise pour la première fois la notion d’africanité et la construit aux côtés de celle de francophonie dans la revue Esprit. Il définit la francophonie, en tant que membre d’une élite pensant en français, comme un « humanisme intégral » où les questions liées à la négritude sont sous-jacentes. L’africanité se présente alors comme un renouvellement de la notion de négritude posée par Césaire dès 1935.

Il n’est pas faux de penser que le concept de négritude constitue l’une des formes les plus importantes de l’acculturation produite par l’introjection de l’esprit et des pratiques de l’école française dans le milieu africain. […]Mais la négritude doit aussi s’entendre comme l’attestation d’un dialogue entre des intellectuels, européens et africains, formés à la même école de pensée, mais dont les cultures respectives et la relation de domination qui les unit deviennent objet de réflexion et de critique (Spaëth, 1996 : 260-261).

183 Cet article a été réédité en 2002 dans la même revue.

184 C’est à Paris qu’il se liera d’amitié avec d’autres penseurs et intellectuels africains dont Léopold Sédar Senghor et Nelson Mandela.

Du rejet de la négation de l’homme noir entamé par les écrivains francophones dans l’entre-deux-guerres à la vision senghorienne d’une nécessité de la « Civilisation de l’Universel » (Senghor, 1993 [1969] : 26) des années 1960, l’ensemble des élites africaines sont prises dans une réflexion sur la condition de l’homme noir dans le processus colonial. L’influence de la langue française dans la diffusion de ces nouvelles idéologies transcende les frontières linguistiques posées par les hégémonies linguistiques coloniales, en particulier dans les cas des élites angolaises. Tout d’abord, la relation entre centres coloniaux est prégnante. Jusqu’à la Révolution des œillets en 1974 et la fin de la dictature au Portugal, la langue étrangère de prestige, le français, est la seule enseignée dans le système éducatif national portugais et ipso facto dans les colonies et en Angola. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir Andrade diriger une revue scientifique en français. Par ailleurs, à partir de 1960 avec l’ère des décolonisations, de nombreux Angolais originaires de l’ethnie bakongo (au Nord du pays) se réfugient dans l’ex-Congo belge et l’ex-Congo français, rejoints par certains membres de l’élite politique en exil.

Le moment où Senghor développe la notion d’« africanité » coïncide avec le début du contexte postcolonial qui, pour les intellectuels africains, est un moment de dualité et de tensions : est-ce une notion révolutionnaire ou réactionnaire ? À travers le positionnement des intellectuels, qu’ils soient Africains ou non, le jeu de la modernité et du progrès prend une forme dualiste que l’on retrouve sous une forme politique dans le choix des allégeances à un des deux blocs de la guerre froide. Dans le cas des colonies portugaises en Afrique, la construction de la pensée nationaliste anticoloniale est contemporaine des prises de pouvoir dans les nouvelles nations indépendantes.

[eng] Les nationalistes d’Afrique lusophone avaient une origine et une vision similaire à celles de leurs pairs africains. Les singularités des guérillas dans lesquelles ils étaient impliqués sont historiquement moins significatives pour la compréhension de leur nationalisme que pour les racines et les buts politiques qu’ils partageaient avec les autres nationalistes africains. Ce qui importe, cependant, c’est que leur lutte anticoloniale perdura jusqu’en 1974, à un moment où la majorité des colonies britanniques et françaises étaient indépendantes depuis environ une décennie et demie. Donc, alors que les origines du nationalisme africain lusophone étaient contemporaines de celles des colonies Britanniques, des Français ou des Belges, la finale de la décolonisation se joua dans un contexte africain et international très différent. Il y a de cette façon un immense décalage temporel qui peut fausser l’analyse et qu’il est important de prendre en compte185 (Chabal, 2002 : 4-5).

185 The nationalists in Portuguese-speaking Africa were similar in origin and outlook to their African peers. The singularities of the guerrilla wars in which they were involved are historically less significant for the understanding of their nationalism that the roots and political aims they shared with all over African nationalists. What does matter, however, is that their anti-colonial struggle went on until 1974, at a time when most former British and French colonies had been independent for

Les divisions fondamentales existant entre les nationalismes concurrents dans les autres colonies africaines sont similaires dans le cas angolais. Chabal (2002) distingue, dans un but analytique, trois mouvements anticolonialistes :

- les modernistes qui ont une vision politique universaliste ;

- les traditionnalistes, attachés à des réalités socio-politiques africaines réelles ou imaginées ;

- les ethno-nationalistes qui fondent la lutte anticoloniale sur les bénéfices d’une division ethnique du territoire colonisé.

Figure 17: Portrait des trois leaders nationalistes angolais et dates de fondation des trois mouvements indépendantistes186.

En Angola, le modernisme est incarné par le Mouvement populaire de libération d’Angola187 (MPLA). Fondé en 1956 par l’élite coloniale locale majoritairement originaire de Luanda et métisse, le MPLA a des origines et perspectives similaires à celles d’autres partis modernistes d’Afrique et est issu de la fusion de plusieurs partis communistes.

[eng] Ils étaient issus d’une génération plus jeune, qui était relativement bien éduquée (souvent dans la mère

around a decade and a half. Hence, whilst the origins of Lusophone African nationalism were contemporaneous with those of the British, French or Belgian colonies, the endgame of decolonisation was played out in a very different African and international context. There is in this way a huge time lag which can distort analysis and which is important to take into account.

186 Document adapté par l’auteure d’après [en ligne], >http://bcavalaria8423.blogspot.fr/2014/04/2-002-santa-isabel-para-carmona-e-onu.html<, consulté le 15 mai 2015.

187 Movimento Popular de libertação de Angola. Son premier dirigeant est Mário Pinto de Andrade.

patrie), étaient assimilés ou acculturés aux « mentalités » sociales et politiques coloniales dominantes, et étaient idéologiquement progressistes, c’est-à-dire, en consonance avec l’opposition de gauche en métropole. Ils étaient par dessus tout des nationaux supra-ethniques. Leur ambition était de façonner en Afrique un État-nation laïque moderne sur le modèle européen (de l’ouest ou de l’est)188 (Chabal, 2002 : 5).

António Agostinho Neto, le premier dirigeant du MPLA, répond à cette description. Son père était un prêtre méthodiste dans la capitale. Après avoir étudié dans un lycée à Luanda, Neto fait ses études de médecine en métropole. Il fréquente les cercles étudiants communistes et anticolonialistes et fonde, aux côtés de Amílcar Cabral et Mário Pinto de Andrade, le centre d’études africaines et collabore à la revue

« africaine » Mensagem.

L’ethno-nationalisme, incarné par l’Union des populations du Nord de l’Angola (UPNA), est rapidement remplacé le Front national pour la libération de l’Angola189 (FNLA) à vocation non plus seulement régionale (celle de l’ethnie bakongo) mais nationale. Ce parti nationaliste traditionnaliste est fondé en 1961 dans la foulée de l’indépendance de l’ancien Congo belge, actuel RDC.

Son dirigeant, Roberto Holden, né dans l’ancienne capitale du Royaume du Kongo190, est élevé au Congo belge avant de servir dans l’administration coloniale.

Durant ces années, il est principalement au contact du kikongo, du lingala et du français.

Issu de l’élite bakongo, il passe de l’ethno-nationalisme au traditionalisme par souci d’adéquation dans l’opposition au MPLA, posé comme unificateur national.

Le second parti traditionnaliste, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola191 (UNITA) est fondé en 1965 par Jonas Savimbi, dissident du FNLA.

Dans la majorité, les traditionnalistes africains étaient moins acculturés à l’ordre colonial dominant et plus intimement liés au monde rural.

[eng]Leur vision de l’Afrique indépendante mettait l’accent sur le caractère africain plutôt que sur le moderne ou l’universel. Ils rejetaient presque toujours le socialisme (comme, souvent toutes les idéologies « importées ») et ils doutaient fortement de la politique des modernistes. Si ces « modernistes » n’étaient pas des Africains noirs, selon eux un mélange constitué des mestiços (de descendance mixte), des Indiens et des Blancs, les « traditionnalistes » interrogeaient la légitimité de

188 They came from a younger generation, who were relatively well educated (often in the mother country), were assimilated or acculturated into the dominant colonial social and political “mentalities”, and were ideologically progressive, that is, in tune with the left opposition in the metropolis. Above all they were supra-ethnic nationalists. Their ambition was to fashion in Africa a modern secular nation-state on the (western or eastern) European model.

189 Frente Nacional de Libertação de Angola.

190 Mbanza Kongo, rebaptisée São Salvador durant la colonisation.

191 União nacional para Independência total de Angola.

leur caractère africain et, par voie de conséquence, leur revendication nationaliste192 (Chabal, Ibid. : 6).

Savimbi, fils d’un prêcheur évangélique dans une mission américaine, est né dans la province de Moxico. Il est élevé dans la province de Bié puis suit l’enseignement secondaire des moines maristes à Huambo. De ce fait, il est dans sa jeunesse au contact de trois langues nationales, en sus du portugais et de l’anglais à l’école : le ganguela, le chokwe et l’umbundu. Il obtient une bourse pour poursuivre ses études à Lisbonne et finit par fuir en Suisse où il fréquente l’université, parfait ses connaissances en français puis rencontre Roberto Holden. Sujet plurilingue en langues européennes et nationales, il met à profit sa connaissance du sertão, l’intérieur peu développé et colonisé à l’Est de l’Angola, pour y installer le siège de sa guérilla.

Les idéologies nationalistes de ces trois mouvements combattant contre le colonialisme sont divergentes et produisent un clivage politique qui complexifie largement la création de la nation à l’indépendance. La question linguistique est source de tensions sous-jacentes, comme l’illustre le détail des courtes biographies des trois leaders.